Regards

L’instant où Anjelica Huston a rencontré Jack Nicholson

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« Dix-sept ans d’amour fou », tel est le titre imparable accompagnant l’image du couple légendaire à la une du dernier Vanity Fair : Anjelica Huston et Jack Nicholson. Si l’on parle beaucoup d’eux ces temps-ci, c’est à cause de la sortie toute fraiche de l’autobiographie d’Anjelica[1]. Elle livre un récit frivole, toute occupée qu’elle est à faire briller jusqu’au vertige les insignes d’une vie dans le luxe et le velours, récit qui n’empêche pas de se rendre à l’évidence : elle a aimé follement cet homme. Et pourtant, la fulgurance de la première rencontre, en deux temps, donne déjà le cadre de ce qui, au cœur de cet amour, sera aussi pour elle son tourment.

Anjelica a 22 ans et parcourt un soir Mulholand Drive à bord d’une Masseratti rouge aux côtés d’une amie qui l’a convaincue de l’accompagner à une fête chez Jack. Elle ne l’a jamais rencontré en chair et en os, mais est loin d’avoir oublié son impression, l’ayant vu pour la première fois crever l’écran d’un cinéma londonien dans Easy Rider. Sa plume rend alors compte de l’éclat de la première rencontre : « La porte d’une modeste maison à un étage style ranch s’est ouverte, et le fameux sourire est apparu ». Apercevant pour la première fois celui dont le sourire sera appelé plus tard « le sourire du tueur », elle se dit : « voilà un homme dont on peut tomber amoureuse »[2].

Ils passeront la nuit ensemble et il lui donnera rendez-vous quelques jours plus tard pour une première sortie romantique qu’il annule le jour même, prétextant un autre engagement. Déçue de « passer en second », elle se console en allant au restaurant avec un couple d’amis. À peine est-elle arrivée au resto qu’ils lui annoncent que « l’engagement » de Nicholson est en réalité une jolie blonde avec qui il vient de monter à l’étage. Cette première rencontre avec le mensonge du partenaire s’accompagne aussitôt d’un choix subjectif : non pas quitter la scène dans ce qu’elle a d’intenable, mais s’y inclure : « J’ai saisi mon verre à vin et, le cœur battant, j’ai saisi l’escalier à mon tour. Jack était en compagnie d’une belle et jeune femme que j’ai immédiatement reconnue : son ex-petite amie Michelle Phillips […] J’ai levé mon verre joyeusement en lançant : " Je suis en bas, et je voulais simplement dire bonjour ". Imperturbable, il m’a présenté Michelle »[3]. Nicholson et Huston commenceront à vivre ensemble peu après.

L’instant de la rencontre contient déjà la matrice de mille autres scènes où elle sera à chaque fois à la place de la femme que l’on trompe et à qui l’on ment. Rencontre amoureuse, certes, mais aussi avec une jouissance qui, à la différence de Nicholson, sera sa fidèle partenaire. À peine descendues les marches du Festival de Cannes, Nicholson part sur la mobylette de la première admiratrice croisée. Voilà que la femme qui faisait la une des magazines de luxe et qui, dix minutes plus tôt était bombardée par les flashs des photographes de la Croisette, devient un objet délaissé sans un mot, sanglotant sur un trottoir. Avec ou sans voile, la tromperie du partenaire fera toujours pleurer cette femme pour qui la question n’est pas de savoir s’il faut le quitter ou pas, mais ce qu’il va faire pour se faire pardonner.

Sait-elle quelque chose du fantasme et de la jouissance palpitant au cœur de ces scènes qu’elle décrit néanmoins comme un martyre ? Rien ne le prouve. Cependant, elle n’est pas sans savoir trois choses. La première concerne l’aveu sur le type d’homme qu’elle peut aimer : « Même s’il m’est arrivé d’aspirer à ce qu’on attend généralement d’une relation sentimentale – réciprocité, partage, affection et fidélité – la dure réalité est que ces qualités-là ne m’excitaient pas forcément. J’ai toujours été attirée par […] des hommes sur qui on ne peut pas compter »[4]. De ce point de vue, avec Nicholson qui déclinera jusqu’au bout sa demande de l’épouser, elle sera servie.

Deuxièmement elle sait qu’elle a choisi Nicholson pour sa ressemblance avec un autre homme, marqué lui aussi par les signifiants « coureur de jupons » et « dédain dévastateur » et auquel elle n’a cessé de déclarer sa flamme du début à la fin de sa biographie. Cet homme est son père, le réalisateur John Huston, dont le portrait amoureux ouvre le livre : « Un mètre quatre vingt-dix et des longues jambes, mon père était plus grand, plus fort et doté d’une plus belle voix que tout autre. Il avait les cheveux poivre et sel, le nez cassé des boxeurs et une dégaine spectaculaire »[5].

Le troisième point concerne un aperçu sur sa manière de reproduire la vie amoureuse de ses parents. Comme eux, elle finira par répondre en miroir à la tromperie répétée du partenaire : « Quand il m’est devenu impossible de me voiler la face plus longtemps, je n’ai pas su comment réagir. J’aurais beaucoup aimé parler de ce dilemme à ma mère. J’ignore si ses aventures l’avaient réconfortée ou n’avaient eu d’autre but que de contrarier mon père. Elle n’avait jamais évoquée en ma présence l’infidélité de son mari ni même la douleur qu’elle éprouvait. Elle avait intériorisé énormément de choses et je reproduisais le même schéma »[6]. Elle ne pourra quitter Nicholson que le jour où il lui annonce que « quelqu’un va avoir un enfant ». Point d’insupportable touchant au réel de sa difficulté à avoir des enfants avec le seul qu’elle voyait, c’est le cas de le dire, à la place du père.

Jamais en analyse, ces trois instants de voir resteront pour elle sans conséquence. Avoir des insights sur ses liaisons inconscientes ne suffit pas à s’arracher de la scène de sa jouissance. Il se pourrait que seule une rencontre qui ne ressemble à aucune autre, celle avec un psychanalyste, soit la condition pour y parvenir.

[1] Huston, A., Suivez mon regard, Éditions de l’Olivier, 2015. [2] Ibid., p. 265. [3] Ibid., p. 266. [4] Ibid., p. 459. [5] Ibid., p. 20. [6] Ibid., p. 405.

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Couples de la fiction théâtrale, de la mode et du cinéma

L’Hebdo-Blog porte son regard sur des couples de la fiction théâtrale, de la mode et du cinéma. Pierre Naveau, à partir de la mise en scène, récente, par Luc Bondy des Fausses Confidences de Marivaux, vient saisir le moment de la déclaration d’amour entre les amants, « à l'instant où se produit un événement de corps ». Patrick Hollender relate ce qui, entre passion sans limite et sublimation, unit, désunit deux hommes : Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Cinzia Crosali souligne l’émergence du « corps parlant » dans l’histoire d’un couple à l’épreuve de la trahison, mise en scène par Philippe Garrel dans son dernier film L’ombre des femmes.

Des hommes et des femmes, aux prises avec les embrouilles du désir et du fantasme, qui s’évertuent à faire et défaire le couple.

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Le couple à l’épreuve de la trahison – L’ombre des femmes

De son dernier travail, L’ombre des femmes, le réalisateur Philippe Garrel dit qu’il s’agit d’un film féministe. En effet, le film célèbre les femmes et pose un regard limpide et implacable sur la manière dont une femme peut aimer, souffrir, être jalouse, être heureuse, dans un couple. L’histoire est presque banale : un couple, une double trahison, la séparation, les retrouvailles. Deux femmes et un homme dans un décor essentiel, en noir et blanc presque granuleux. Manon, magnifiquement interprétée par Clotilde Courau, et son mari Pierre (Stanislas Merhar) sont ensemble et vivent de petits boulots, en économie précaire : lui essaie de réaliser des documentaires, elle l’aide, dévouée et certaine qu’il est un grand artiste et qu’il se fera connaître. Pierre rencontre une autre jeune fille et Manon trouve un amant. Le canevas minimaliste est ainsi tracé mais le résultat est somptueux. Avec une puissance extraordinaire, les acteurs interprètent les variations infinitésimales des sentiments, émotions, colères de ce couple. Leurs corps parlent mais, surtout, ils expriment l’impossible à tout dire, et montrent dans les gestes, jusqu’aux contractions des articulations et des muscles, une parole en souffrance, qui a du mal à se déplier dans une chaîne fluide. Les mots de l’angoisse restent coincés dans les phrases interrompues, dans les regards interrogatifs, dans les gestes qui voudraient débloquer la parole, là où la voix bute et reste suspendue. Une façon magistrale, celle de P. Garrel, de mettre en scène le rapport sexuel qui n’existe pas et la colère des protagonistes devant cette évidence. Dans cette monstration esthétique de l’impossibilité pour la parole de se plier à la communication, les silences, aussi, composent avec la lumière du jeu d’acteurs et nous transmettent une inquiétude presque physique.

P. Garrel, dans une interview au Monde[1], explique son implication subjective dans ce film : « Je suis un être quitté », dit-il, « J’ai été quitté par mon père, par ma première femme, par ma deuxième femme... » et il nous confie qu’après la mort de son père il a fait « une analyse avec Moustapha Safouan, un lacanien historique»[2]. Et il nous éclaire sur sa façon d’écrire et comment ce film s’est construit pour lui : « Je lutte pour dévoiler des choses qui nous seraient communes et dont on a honte. [...] Le réalisateur conduit “à vue”. Et puis en disant une chose, il en dit une autre. C’est la trace de l’inconscient.» De la même façon, les partenaires de ce couple déchiré, en disant une chose, en disent une autre : ils ne veulent pas se quitter et ils se quittent, ils se languissent du manque de l’un pour l’autre, et restent éloignés pendant une année. Ils s’aiment et ils se trahissent. La trace de l’inconscient, bien sûr est là, mais surtout la trace de ce corps parlant qui, dans l’ébat amoureux, ne trouve pas la voix du bien-dire, s’il n’arrive pas à franchir le pas… de la honte au courage.

Ainsi dans ce film les personnages nous semblent mettre en pièces l’image spéculaire de leur corps, faussement unitaire et rassurante, pour transmettre l’émergence d’une jouissance dysharmonique au corps, et l’urgence du corps parlant, celui « qui parle en terme de pulsions »[3].

[1] http://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2015/05/15/le-cine-haute-fidelite-de-philippe-garrel_4633911_766360.html [2] Ibid. [3] [Cf] Miller J.-A., « L'inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, Paris, Navarin, novembre 2015.

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TRAIT D’UNION

Correspondances inédites et incomplètes [1]

Bulletin ACF-Rhône-Alpes

Deux films parus à moins d’un an d’écart, ont traité de la vie du couple Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Patrick Hollender relate subtilement ce qui, entre passion sans limite et sublimation, unit, désunit ces deux hommes.

Le couple médiatique que formaient Yves Saint Laurent et Pierre Bergé s’est défait avec la disparition du couturier survenue le 1er juin 2008. Pourtant, ce dernier semble survivre au temps qui passe, à travers les vêtements de collection et les produits de luxe qui en portent la griffe internationale. Dans l’actualité cinématographique récente, deux films « biopics » consacrés à Yves Saint Laurent sont venus faire immersion dans l’intimité du couple. Si le film de Jalil Lespert intitulé Yves Saint Laurent (janvier 2014) rencontra l’adhésion de Pierre Bergé, il n’en fut pas de même pour celui de Bertrand Bonello (septembre 2014), Saint Laurent. Pierre Bergé refusa pour cette réalisation de prêter les collections Yves Saint Laurent, qualifiant le film de « méchant et homophobe », en contestant à ce dernier les outrances d’un scénario confiné à dévoiler une jouissance ségrégative et stigmatisante, dénuée de tout rapport de tendresse dans le couple.

Il en va tout autrement lorsque l’on ouvre les Lettres à Yves[2], toutes marquées par le style de la correspondance dont l’authenticité poignante nous indique que toutes ces lettres en souffrance ne sont jamais parvenues à son destinataire. Ces lettres datées relèvent du journal extime. « Absence présente. Comme un oxymoron »[3], elles creusent un détachement progressif de l’objet aimé venant en quelque sorte tamponner le trop de présence réelle sur fond d’absence. Le lien qui s’écrit est aussi celui de la désunion d’avec l’hubris d’une passion qui avait accordé le couple sur le trait d’une complétude au pygmalion. Cette passion consistait à s’instituer comme socle fondateur pour l’éclosion des métamorphoses de son compagnon. Le pygmalion se définit « d’être une personne amoureuse d’une autre qui la conseille et la façonne pour la conduire au succès »[4]. Il n’est pas absurde de penser que Pierre Bergé a révélé l’éclectisme des créations artistiques d’Yves Saint Laurent, en sublimant la haute couture à la hauteur d’un art aussi majeur que celui des grands Maîtres de la peinture, là où ce dernier se qualifiait de « peintre raté ». Eugénie Lemoine-Luccioni souligne les subtiles relations qui existent entre « peintre et couturier [qui] habillent l’un et l’autre le monde quand ils ne le créent pas »[5]. « Du coup de ciseaux ou du coup de crayon, l’un et l’autre engendrent une surface »[6] par « l’intervention décisive de la coupure »[7] comme effet du signifiant.

Pour Yves Saint Laurent, l’entaille du trait dans la découpe de la matière, soumise à la stricte exigence de l’ordonnancement des formes et de l’harmonie des couleurs, obéit au style qui en fit advenir le nom. Promu directeur artistique de la Maison Christian Dior qu’il considéra toujours comme son maître, Yves Saint Laurent supprima par la suite les traits d’union de son patronyme. Cette extraction du nom dans le processus de création, n’est pas sans rapport avec la fonction de l’agrafe. Sa prédilection sensible pour les « atmosphères perdues », qu’il rencontra dans les œuvres d’art, dessine les contours des immobiles et silencieux vestiges de l’inconscient dont il s’est fait le martyr. Laurence Bénaïm écrit : « Dans le regard d’Yves Saint Laurent, le passé est devenu présent, le modèle, une apparition [...] Les éblouissements de la lumière chez Matisse. Les prismes colorés de Mondrian. Le vertige des lignes chez Braque et Picasso. Les velours de Vélasquez [...] Tout semblait chez lui être aspiré par cet immortel appétit du beau »[8]. Le beau mélancolique fut son partenaire inscrit sur le trait d’union de la collection, dans la rencontre avec son compagnon.

[1] Extrait d’un article « Dans les lambeaux sanglants et noirs du satin », à paraître en 2016 dans un numéro spécial du bulletin de l’ACF-Rhône-Alpes : [2] Bergé P., Lettres à Yves, Paris, Gallimard, 2010. [3] Op. cit., p. 45. [4] Définition du Larousse. [5] Lemoine-Luccionni E., La robe – Essai psychanalytique sur le vêtement, Paris, Seuil, 1983, p. 85. [6] Ibid., p.16. [7] Ibid., p.15. [8] Bénaïm L., Yves Saint Laurent, Grasset & Fasquelle, Paris, 2002, p. 12.

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Tel est pris qui croyait prendre

Les fausses confidences de Marivaux au Théâtre de l’Odéon, mise en scène Luc Bondy,

avec Isabelle Huppert et Louis Garrel

Acte III, scène 12 – Dorante finit par avouer à Araminte qu’avec l’aide de Dubois, il a fait usage d’un stratagème pour la séduire. Il lui est devenu en effet impossible de le cacher plus longtemps à une femme qui vient de lui déclarer que, l’aimer, lui, eh bien, c’est ce qui lui arrive, à elle. « Et voilà pourtant ce qui m’arrive », lui a-t-elle dit.

Dorante était en train de réclamer à Araminte le portrait qu’il avait peint d’elle quand elle en est venue, soudain, à lui faire spontanément, comme si cela lui avait échappé, cette déclaration. Qu’Araminte lui dise non seulement qu’elle l’aime, mais surtout qu’elle précise, pour le lui dire, que c’est « ce qui lui arrive », cela vaut d’être souligné. Ainsi le moment de la déclaration d’amour est-il resitué par Marivaux à l’instant où se produit un événement de corps, en tant qu’il coïncide avec l’événement d’un dire. Le dire est alors lié au corps. Il y faut le corps assoupli d’Isabelle Huppert pour qu’une telle coïncidence soit perçue par l’auditeur. Comme ne manque pas de le lui faire remarquer Araminte, Dorante laisse alors éclater sa joie, alors que, jusque là, il s’était montré plutôt entravé par une sorte d’embarras à quoi le condamnait le silence auquel il se tenait.

Certes, acte II, scène 15, il avait lui-même avoué sa passion à Araminte quand elle lui avait révélé que le fameux portrait d’elle était tombé entre ses mains. Mais, à ce moment-là, Araminte, bien qu’elle y fût sensible, ne s’y était pas encore résolue – à ce qu’on l’aimât. Louis Garrel parvient à exprimer ce qui se passe pour un homme encombré par le poids de sa prudence, lorsqu’il ne sait pas quoi faire de son propre corps – rester debout, s’asseoir, écrire à une table, se laisser tomber par terre, etc.

Le parti pris de Luc Bondy de faire dire très vite le texte de Marivaux est fait pour surprendre l’auditeur et le tenir en haleine. Dorante veut séduire Araminte, mais c’est elle qui le prend de vitesse et le pousse à se déclarer d’abord. Le corps d’I. Huppert incarne cette vitesse dans la façon de dire le texte. À l’opposé, le silence retenu de L. Garrel le rend ainsi plus lent. Bref, I. Huppert donne le sentiment qu’elle court plus vite que L. Garrel. On ne sait, bien sûr, ce qu’il en est réellement.

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The Case Against Adolescence de Robert Epstein

ADOMANIA, ADOBASHING, WHAT ELSE ?

Après s’être méfiés des ados, voilà qu’aujourd’hui les adultes les envient. Le mouvement américain bien nommé « Mortified » incite des adultes en mal de réconciliation avec eux-mêmes, à lire en public des passages embarrassants de leur journal intime d’adolescent pour « expurger leur teen […] voire le revendiquer »[1]. Mais l’opprobre a-t-elle pour autant disparu ? Robert Epstein, découvert pour nous par Jacques-Alain Miller, propose sur ce point une thèse décidée qui n’est pas sans conséquences politiques. Alexandre Stevens rectifie.

Lors de la troisième journée de l’Institut de l’Enfant[2], Jacques-Alain Miller a présenté l’adolescence comme une construction à partir de perspectives qui ne se recouvrent pas – chronologique, biologique, comportementale, cognitive, sociologique ou encore artistique. Une construction peut toujours être défaite et il fait remarquer l’entrain communicatif avec lequel Robert Epstein déconstruit le concept même d’adolescence. C’est ce qu’exprime précisément le sous-titre de l’ouvrage : « Rediscovering the Adult in Every Teen »[3].

R. Epstein affirme sa thèse dès le premier chapitre « Le Chaos et la Cause ». Ce n’est que depuis la fin des années 1800 que ce temps de la vie est isolé du monde des adultes dans le but de traiter la supposée difficulté de l’adolescence et le désordre de ces jeunes. Or, soutient-il, c’est le contraire qui se produit : ce décalage, loin de traiter les problèmes des adolescents, les produit. La « crise » de l’adolescence que nous pouvons observer est la conséquence imprévue de cette prolongation de l’enfance. Jamais en effet au cours de l’histoire, il n’y a eu autant de lois ou de règlements qui restreignent les choix des teenagers – selon le terme anglais qu’il préfère visiblement à celui d’adolescent. C’est qu’en effet il reproche à notre société occidentale, surtout américaine, de considérer les ados à partir seulement de la chronologie, de l’âge.

Ces restrictions qui touchent les teens sont porteuses parfois de paradoxes insensés, comme celui-ci : dans certains États américains, des hommes politiques veulent interdire de fumer aux moins de 21 ans, sous prétexte qu’avant cet âge on n’a pas un jugement assez clair sur les conditions de santé. Mais dans le même temps des dizaines de milliers de jeunes américains de 18 ans sont envoyés au feu en Iraq sans qu’on pense que leur jugement serait insuffisant pour mesurer que cela pourrait leur être néfaste.

R. Epstein dénonce les incohérences du système. En ce sens, il renverse quelques évidences du discours courant. Tous les ados sont-ils capables de prendre seuls leurs responsabilités ? Non, bien sûr. Mais tous les adultes non plus et certains jeunes y arrivent parfaitement. Il va plus loin : c’est parce qu’on pense qu’ils sont incapables d’être responsables qu’ils ne prennent souvent pas les décisions qu’ils seraient, sinon, aptes à prendre. Bref, on infantilise trop les teens. Il propose d’ailleurs un test d’infantilisation pour que chacun puisse la mesurer. Penser les ados moins capables que les adultes, rappelle, selon lui, qu’il y a peu, de nombreux Américains pensaient les noirs inférieurs aux blancs et les femmes plus faibles que les hommes.

Il examine en détail la série des « troubles » des adolescents et les limites qu’on leur impose. L’amour et la sexualité sont-ils plus raisonnablement assumés par les adultes ? Pourquoi penser qu’une fille de 13 ans serait inapte à décider librement d’avoir des relations sexuelles avec un garçon de 25, si elle y tient ? R. Epstein va loin dans sa perspective et le sait, car il prend la précaution de dire qu’il ne peut répondre simplement à cette question dans ce qu’est la société américaine aujourd’hui. Il répond cependant que même si on lui en refuse le droit, une fille de 13 ans est bien capable de ses choix sur ce plan. De même pour le mariage. Il croit dans les sentiments réciproques, c’est-à-dire qu’il croit au rapport sexuel.

Et puis pourquoi les teens ne pourraient-ils pas décider de fumer, de boire, de conduire s’ils ont démontré qu’ils peuvent le faire. On dira qu’ils ne sont pas encore assez raisonnables ? Mais combien d’adultes ne conduisent-ils pas après avoir bu ? Il en est de même pour l’armée et le risque pris en s’y engageant. D’ailleurs l’histoire de France ne serait pas ce qu’elle est si Jeanne d’Arc n’avait pu porter les armes.

Aucune raison de biologie cérébrale, ni de mesure cognitive (test de QI) ne permet de penser que les adolescents seraient insuffisamment développés. Et les lois religieuses vont dans le même sens : Marie a eu Jésus à l’âge de 13 ans, Jésus enseignait au temple à 12 et chez les Juifs la Bar Mitzvah a lieu peu après la puberté. D’ailleurs si les teens des USA sont les plus tourmentés du monde, rien de tel n’existait chez les aborigènes australiens où le passage de l’enfance à l’état adulte se faisait par un simple rite peu après la puberté.

Pour R. Epstein, tous les troubles des adolescents tiennent à leur infantilisation. La preuve lui en est donnée deux fois par Freud : d’abord Sigmund n’a pas vraiment considéré le concept d’adolescence, mais insisté seulement sur la vie adulte et l’infantile ; ensuite Anna, qui a reçu de son père une instruction très stricte pendant son adolescence, a décrit les troubles des teens et les siens propres ! Voilà la preuve : Freud ne croit pas à l’adolescence, mais en a produit les troubles chez sa fille en l’infantilisant.

Cette déconstruction de l’adolescence qu’opère ainsi R. Epstein attire une certaine sympathie. Et on peut même y trouver certaines positions proches des nôtres dans les cinq idées de base qu’il propose : chacun est unique ; les compétences individuelles valent plus que les a priori qu’on peut avoir ; chacun a un potentiel irréalisé ; les étiquettes diagnostiques type DSM sont dangereuses.

De plus, quand il décrit le développement et les drames de l’adolescence comme n’étant pas déterminés par la seule transformation hormonale, nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui. Toutefois pas pour la même raison ! Il dénonce l’infantilisation des ados qu’il met à l’origine des phénomènes de l’adolescence, alors qu’avec Lacan nous considérons l’adolescence comme un symptôme de la puberté dès lors que tout cela ne se produirait « pas sans l’éveil de leurs rêves »[4].

Chez R. Epstein, il n’y a aucun réel rencontré par le sujet. La puberté y est plutôt un moment symbolique particulier. Pour le reste tout est calculable par des tests, qu’il nous propose d’ailleurs, test d’infantilisation et surtout tests de compétences. Il ne s’agit bien sûr pas de donner toutes les libertés aux ados. Au contraire il s’agit d’évaluer les compétences de chacun d’entre eux. Comme il le dit très simplement : « maintenant nous devons prendre un nouveau point de vue sur les teens en les évaluant sur la base de leurs compétences individuelles »[5]. Le test de compétences deviendrait ainsi le nouveau rite de passage dans nos sociétés occidentales ?

Certes la société va résister à le suivre sur cette voie, dit-il, spécialement pour des raisons économiques parce que l’invention du terme « adolescent » a donné lieu au développement de tout un marché à leur intention.

Mais enfin il n’est pas difficile de saisir que si tant d’adultes sont finalement aussi infantiles et peu responsables que certains teens, mieux vaudrait évaluer tout le monde. Le projet sympathique d’un peu de liberté calculée pour les jeunes pourrait bien se transformer en une obscène évaluation généralisée.

[1] ELLE du 22 mai 2015.

[2] Le 21 mars 2015.

[3] Epstein R., The Case Against Adolescence : Rediscovering the Adult in Every Teen, Quill Driver Books, 2007.

[4] Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 561.

[5] « now we need to take a fresh look at teens, evaluating them based on their individual abilities ».

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Virtuel vs fantasme

Dans Her, le dernier film de Spike Jonze, Théodore est un homme seul dans un futur très proche du nôtre. La toute première scène du film le montre en écrivain public dictant à une machine une lettre de femme supposément personnelle et faussement manuscrite. Il y montre un talent virtuose à exprimer les sentiments des autres quand la suite du film montre son impuissance à parler de lui. Première (hypo)thèse du film : le virtuel ne lève nullement l’équivoque du sujet de l’énonciation et soutient le quiproquo sur le réel.

Dans ce monde hyperconnecté, hommes et femmes se croisent, indifférents les uns aux autres. Théodore lui-même ne parle qu’à son ordinateur/oreillette et sa jouissance sexuelle reste purement virtuelle. Pourtant, Théodore pense à Catherine, la femme qui l’a quitté et dont il refuse de divorcer. Il ne s’intéresse aucunement à la belle célibataire qu’on lui présente. Sait-il seulement ce qu’il veut ? La publicité d’un système d’exploitation révolutionnaire qui vante « une entité intuitive qui vous écoute, vous comprend et vous connaît » le convainc aussitôt. Théodore fait une véritable « rencontre » avec cet algorithme qui pense et parle comme un être humain. D’autant qu’il a la voix de Scarlett Johansson. Il en tombe rapidement amoureux et Samantha, prénom que s’est donné la machine, devient le partenaire idéal à qui il doit tout apprendre.

Sorte de Pygmalion moderne, Théodore ne réussira jamais à donner un corps à Samantha. Alors que celle-ci acquiert progressivement un ego et des désirs, un « réel » couple se forme, à l’instar d’autres humains qui se découvrent un lien affectif avec leur machine. Mais face à l’homme comme corps Un et limité, la pensée dématérialisée de l’ordinateur montre une puissance écrasante. À mesure que Samantha progresse, Théodore se sent délogé de sa place de maître et se retrouve face aux mêmes difficultés qu’avec Catherine. À nouveau seul, il se retourne alors vers sa voisine, abandonnée elle aussi par son ordinateur.

Le film de S. Jonze distingue l’illusion du fantasme, du virtuel de la technologie. Si l’être humain, toujours seul, toujours manquant, peut se berner dangereusement de l’intelligence artificielle – comme semble le craindre l’astrophysicien Stephen Hawking[1] – il ne trouvera jamais meilleur partenaire qu’un autre Un tout seul.

[1] http://www.independent.co.uk/news/science/stephen-hawking-transcendence-looks-at-the-implications-of-artificial-intelligence--but-are-we-taking-ai-seriously-enough-9313474.html

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Le Labyrinthe du silence, Im Labyrinth des Schweigens

Ce film est un hommage au savoir de la vérité, à la levée du silence, à la recherche de traces laissées par l’oubli qui nous conduit vers Freud car il « a su laisser, sous le nom d’inconscient, la vérité parler »[1].

Voici notre troisième et dernier volet dédié à ce film avec les textes éclairants de Sarah Abitbol et Alexandra Fehlauer

[1] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 868.

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Savoir ou ne pas savoir, that is the question !

Le labyrinthe du silence, réalisé par Giulio Ricciarelli, est un hommage au savoir de la vérité. Et en même temps, un hommage à Freud qui, comme le dit Lacan, « a su laisser, sous le nom d’inconscient, la vérité parler »[1].

Nous sommes à Francfort en 1958, quinze ans après la libération d’Auschwitz et chose étonnante, inconcevable pour le spectateur de 2015, une majorité des Allemands ne sait pas ce qu’est Auschwitz. Alors, chose probable dans l’Allemagne de la réconciliation, où le chancelier Adenauer a officiellement abandonné toutes les poursuites contre les anciens nazis, un rescapé d’Auschwitz reconnaît, dans une école, l’un des anciens SS du camp. Alerté, le journaliste Thomas Gnielka tente d’obtenir que la justice s’empare de l’affaire. Le film relate le courage de quelques hommes dans la longue et difficile enquête qu’ils mènent afin que l’Allemagne regarde enfin son passé en face. C’est dans l’oubli que commence ce film passionnant qui mêle habilement la vérité historique et la fiction, ce qui permet de rendre compte de l’ampleur de l’oubli.

Johann Radmann incarne un jeune procureur, personnage fictif, mais créé à partir de trois magistrats réels qui ont travaillé sous l’autorité de Fritz Bauer, procureur général de Francfort. Juif et social-démocrate, emprisonné en 1933 et en exil durant la guerre, Fritz Bauer cherche quand même le moyen de monter le procès d’Auschwitz.

C’est sous ses ordres que Johann Radmann va se lancer sans relâche dans la traque des anciens SS afin de faire juger pour la première fois sur le sol allemand des anciens SS ayant servi à Auschwitz.

Freud, dans Malaise dans la civilisation, soutient qu’il existe une analogie entre le processus culturel d’une société et les processus psychiques individuels. Le parcours que traverse ce jeune procureur dans la découverte et dans sa confrontation avec la vérité illustre en même temps le chemin traversé par la société allemande.

Johann Radmann, animé par la justice, ignore cette page d’histoire de son propre pays. L’horreur de cette vérité va se dévoiler à lui au fur et à mesure de son enquête. Lorsqu’il interroge son premier témoin, rescapé d’Auschwitz, le spectateur est stupéfait des questions naïves que pose le procureur à son premier témoin :

– « Avez-vous été témoin de meurtres ? » – « Oui »

– « Pouvez-vous me donner des noms ? » – « Non »

– « Vous n’avez pas vu des gens tués ?» – « Des centaines de milliers tués tous les jours… comment voulez-vous que je vous donne des noms ? Vous ne comprenez pas ce qui s’est passé ? ».

Radmann, va passer de l’ignorance absolue à une obsession non seulement de savoir la vérité mais surtout de la transmettre à tous les Allemands coûte que coûte.

Apparemment, rien ne l’arrête ! Sauf que la vérité n’est pas sans effet sur le sujet. Le journaliste qui se bat à ses côtés, a lui-même servi à Auschwitz. Vérité intenable. Auparavant, un des procureurs lui avait rétorqué : « Qu’est-ce que tu veux ? Que chaque allemand se demande ce que son père a fait durant la guerre ? » « Oui, c’est ce que je veux », répondit-il. Plus de choix pour notre procureur que d’aller jusqu’au bout. Et il ira avec courage chercher la vérité sur son père. Ce père, idéalisé qu’il croyait juste, était lui aussi un membre du Parti National Socialiste durant la guerre. Un moment de vacillement pour Radmann. Il faillit tout abandonner pensant pouvoir oublier l’insupportable. Mais il revient car une fois avoir aperçu un bout de vérité, une fois que l’on sait, on n’est plus le même et on ne peut y échapper. Il saisit alors qu’il faut faire avec, et le meilleur moyen de faire avec Auschwitz n’est pas la vengeance mais d’être juste.

On a l’impression de voir dans ce film se dérouler devant nos yeux le processus d’une analyse avec le refoulement et la levée du refoulement avec les résistances que cela implique. Le conflit entre le moi et l’inconscient. Ainsi, notre jeune procureur incarnerait la levée du refoulement. Ce qui a été refoulé l’a été car c’était insupportable pour les exigences du moi.

Le rescapé, après une nécessité de refouler ce réel vécu afin de survivre, devra en passer aussi par la levée du refoulement, par le symbolique, pour vivre.

[1] Lacan J., « Le savoir et la vérité, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 867-868.

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Le Labyrinthe du silence (Im Labyrinth des Schweigens) – l’au-delà de l’ignorance

Ce premier film du réalisateur germano-italien Giulio Ricciarelli replonge le spectateur dans l’Allemagne de la fin des années cinquante. C’était le temps de la reconstruction et du miracle économique de l’ère Adenauer. Les Allemands travaillaient, faisaient la fête, consommaient, comme si hier n’avait jamais existé.

Le labyrinthe du silence s’intéresse aux cinq années qui ont précédé les procès d’Auschwitz tenus à Francfort à partir de 1963. Le film met en avant le jeune magistrat Johann Radmann (Alexander Fehling) qui, lorsqu’un ancien gardien du camp d’extermination, aujourd’hui professeur de collège, vient d’être reconnu, est seul à s’y intéresser. Il se charge de l’instruction du dossier et ouvrira, petit à petit, les yeux sur la monstruosité des crimes nazis.

Ce qui, pour le spectateur d’aujourd’hui semble le plus surprenant, c’est l’ignorance des allemands de la fin des années cinquante de ce que fut Auschwitz. Évidemment, contrairement à ce que le film laisse entendre, la littérature sur le sujet existait, mais un large pan de la société, qui s’était reconstruite sur des bases fragilisées, ne voulait rien en savoir. Il fallait un changement de génération pour que les véritables questions puissent enfin être posées. Dans le film, J. Radmann, né en 1930, incarne cette nouvelle génération qui, malgré les obstacles qui se dressent sur son chemin, veut savoir la vérité et cherche à la faire connaître au grand public.

Ces procès de Francfort, où les accusés n’ont finalement été condamnés qu’à de petites peines d’emprisonnement avant de recouvrir plutôt rapidement la liberté, ont cependant permis de lever le silence de plomb qui pesait sur la toute jeune société allemande – du moins à un certain niveau, juridique notamment. Mais à l’intérieur des familles ce silence a persisté. Pour les uns c’était sûrement trop douloureux, trop honteux de reparler de ce qui s’était passé ; pour les autres c’était délicat de poser les questions dont on redoutait les réponses. Ce silence a alors eu pour effet de transmettre à la génération suivante ce qu’il faut bien appeler un traumatisme et un sentiment de culpabilité dont, encore des années après, on ne peut rien dire, ou presque. Ainsi, le silence devînt, comme cela fut le cas dans ma propre famille, le seul mode de traitement envisageable des petits et grands traumas de la vie. Pour moi, la voie de secours fut ma rencontre avec la psychanalyse qui m’a appris à prendre la parole et à trouver les mots pour tenter de border le trou du réel sans nom.

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