Regards

Sonny & Cher, un coup de couple

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Vus du XXIe siècle, les idéaux hippies, ceux de la contre-culture des années 60 ont laissé leurs traces, aujourd’hui, incontestables : l’avancement des droits civils, particulièrement le droit des femmes et des minorités ; la drug culture, la « démocratisation » de la jouissance, en sont quelques reliques bien vivantes. Mais si l’individualisme et le combat contre la tradition, dont le monde contemporain exprime la plainte – tout comme l’exigence réactionnaire de la transparence censée en contrôler ses effets – semblent en être les conséquences les plus directes, il reste à saisir comment on est passé de l’un à l’autre. Car l’idéal hippie premier visait l’amour universel, une sorte de partage transcendant – et surtout anti-capitaliste : All you need is love. Certes, ces idéaux contenaient leur envers, mais par quel biais l’envers a-t-il pris le dessus ? Serait-ce à l’aide d’une subversion de l’imaginaire, véhiculée par le pouvoir invoquant de l’objet voix, que la fuite en avant du contre-révolutionnaire hippie l’a conduit à sa mutation en yuppie (jeune professionnel urbain), sans crise de conscience particulière ?

Loin du couple hippie iconique, de Yoko Ono et John Lennon, ou du couple musical politiquement engagé de Joan Baez et Bob Dylan, mais surfant sur la vague américaine de leur époque, un drôle de couple gagnait en popularité médiatique grâce à leur tube, I got you babe. Une fille de seize ans et son compagnon de vingt-sept, vêtus de l’uniforme de la contre-culture – pattes d’éléphant et cheveux longs, pour lui comme pour elle – chantaient l’apaisante stabilité de leur amour et de ses pouvoirs.

Elle : They say our love won't pay the rent [Ils disent que notre amour ne paiera pas le loyer] Before it's earned, our money's all been spent [Avant même qu'on ne gagne de l’argent, le nôtre est déjà dépensé] Lui : I guess that's so, we don't have a pot [Je pense que c'est ainsi, nous ne roulons pas sur l'or] But at least I'm sure of all the things we got [Mais au moins j’ai la certitude de tout ce qui est à nous] Ensemble : I got you babe

Face à l’angoisse qui souvent se substituait au sentiment océanique tant recherché dans l’idéal psychédélique de transcendance, Sonny & Cher donnaient l’exemple d’une autonomie à deux, scellée dans une monade solide et librement choisie, avec une définition du « free love » plus caractéristique d’un idéal romantique dégagé des contraintes de classe et autres souffrances du XIXe siècle, que de la grande orgie de la révolution sexuelle des années 60. Cependant, leur proposition carpe diem, fidèle au discours hippie, restait sans engagement envers l’universel. À l’heure grave et engagée du mouvement Free Speech, déclencheur du mouvement pour les libertés civiques, qui a fini par politiser bon nombre de hippies, et donner naissance en 1967 aux « Yippies » (Youth International Party), Sonny & Cher s’offraient comme modèle d’un amour égoïste, qui se suffisait à lui-même. Ainsi, Sonny Bono, devenu maire républicain de Palm Beach en Californie en 1988, s’est inscrit sur une liste électorale, pour la première fois de sa vie, cette même année.

Alors, cette image de l’amour, de son ascèse, donnée par le couple, a-t-elle fait l’épreuve de la durée ? Before we pay the rent, our money's all been spent, chantaient-ils toutes les semaines, pendant quatre ans, dans une émission télévisée prime time où ils gagnaient beaucoup de money ! Ils ont inventé le hippy chic dont l’envers, refoulé, leur a valu une baisse progressive de l’audimat, produisant la désintégration de leur couple en 1974. La transmutation de leur génération était accomplie et leur message avait perdu son éclat laissant place à d’autres inquiétudes.

Néanmoins, ils restent, au fond, des précurseurs du yuppie, une des subversions de la révolution de 68. Un coup extraordinaire de couple !

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Merteuil/Valmont, un couple fascinant…

 

Après La philosophie dans le boudoir de Sade (2007), Hiroshima mon amour de Duras (2009), Le Banquet de Platon (2012), puis Hinkemann de Toller (2014) – qui a été l’occasion d’une rencontre avec l’Envers en avril dernier, Christine Letailleur s’apprête à mettre en scène Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, au théâtre de la Ville en février 2016. Elle y explore l’amour, le désir, mettant en scène des personnages qui savent (Valmont/Merteuil) ou qui découvrent (Cécile/Danceny) que sexualité et amour ne sont pas du même continent… Christiane Page lui donne la parole :

Le roman de Laclos, que j’avais lu lorsque j’étais au lycée, m’accompagne depuis des années. J’avais l’idée de l’adapter pour le théâtre mais n’y avais pas encore travaillé jusqu’à ma rencontre déterminante avec Dominique Blanc. Je voulais partir de l’actrice, de la figure féminine du récit (Merteuil), pour construire l’œuvre théâtrale et aussi rêver le couple. Merteuil me fascinait, son intelligence, sa lucidité sur son époque ; très jeune, elle a compris que pour vivre sa sensualité et sa sexualité, à l’égale de l’homme, elle devait en détourner, en pervertir les codes. Je voulais un duo d’acteurs avec un charisme à l’image de Merteuil et Valmont. Vincent Pérez en Valmont, jouant les séducteurs, oui, c’était évident et je voulais aussi raconter, avec cette distribution, une histoire de théâtre, celle de ma génération, marquée par les années Chéreau.

Le couple Merteuil/Valmont est un couple très moderne. Après avoir été amants, avoir connu et épuisé tous les plaisirs du libertinage, ils ont décidé de se séparer en restant amis. Un lien de complicité fort – intellectuel et érotique – reste entre eux ; et si chacun va de son côté « conquérir le monde », ils prennent un réel plaisir à se faire le récit de leurs turpitudes et aventures sexuelles. Mais leur complicité n’est pas sans faille et se transforme vite en rivalité. Après avoir manipulé les illusions amoureuses de jeunes gens (Cécile de Volanges et Danceny), la réputation des uns et des autres… les deux anciens amants finissent par se déchirer. À visage découvert, ils se font la guerre jusqu’à ce que mort s‘ensuive.

Les libertins, Merteuil et Valmont, sont un couple qui fascine et nous tient en haleine. Ce sont des héros particuliers. Bien qu’ils manipulent autour d’eux sans scrupule, qu’ils détruisent, ils nous séduisent ; « les monstres » en littérature sont, sans doute, plus attrayants que les sages car ils sont, au fond, terriblement humains. On comprend pourquoi le roman choqua à sa sortie en 1782 et qu’il fut décrié au 19e siècle, il dérangeait violemment la morale et les conventions sociales.

Non seulement Laclos nous rend voyeurs des rapports amoureux de Merteuil et Valmont, de leurs aventures, mais aussi complices de leurs manigances, de leurs roueries, excitant notre désir d’en savoir plus sur leurs agissements. Ainsi, on aime les voir, les suivre dans leurs intrigues respectives… On aime aussi regarder les victimes se lamenter ; entendre les pleurs et les combats de Mme de Tourvel ; la voir sombrer dans la folie et mourir d’amour.

Merteuil nous montre que l’amour n’est peut-être pas ce que l’on croit et nous fait perdre nos illusions. Cécile cède vite aux caresses de Valmont, y prenant goût ; de son côté, Danceny prend du bon temps avec la marquise… »

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FARGO chez Freud

What are you telling me ?

I am not the person you think I am, this kind of monster !

Comme leurs auteurs, les personnages des frères Coen vont par deux, délaissant le couple bon-mauvais pour travailler le cœur paradoxal de « l’inquiétante familiarité »[1]. La série Fargo[2], plus encore que le film propose il me semble, une thèse selon laquelle l’intime existe, qu’il n’y a pas de transparence. Mais c’est l’intime comme hanté d’un crime caché, qui fera de la petite ville de Beimidji dans le Minnesota, le lieu d’une variation sur les dix plaies d’Egypte. Sur sa formulation de cet intime « heimlich », contrarié par le « un » de la censure, Freud avance ceci : « notre découverte [qui] voit l’origine de unheimlich dans le familier refoulé »[3].

Lester Nygaard c’est le loser local, il habite le quotidien, le bonheur domestique. Lors d’une scène de ménage, il dit vouloir « s’affirmer en tant qu’homme » en réparant la machine à laver. Sa femme se moque ouvertement de lui, à cet instant, Lester la tue, il ne la rate pas. Passé ce surgissement, il s’emploiera à incarner la pire face du rêve américain. Rien ne l’arrêtera plus sur le chemin de la réussite et de la dissimulation. Chaque crime, chaque mensonge en appelle un autre et vise son plus prochain : voisin, frère, maîtresse. Alors qu’il s’enivre de sa nouvelle puissance, cette gagne le pourrit de l’intérieur. Pour preuve un corps étranger, une balle perdue progresse en lui et infecte peu à peu sa main. Cet hôte hostile, qu’il peine à reconnaître, c’est l’objet qui le relie à Malvo, logé là dans son corps.

Lorne Malvo c’est le prédateur insituable, l’éternel étranger. Un tantinet dandy, il aime son prochain comme lui-même et profère à qui veut l’entendre sa mission, son entreprise de rectification ; il tue à ce titre ou pour l’argent. Dans un style biblique, Malvo distille ses sentences, incarnant tout ce que Lester a su et voulu oublier, sa Gewissen, au plus intime. C’est à partir de là que Malvo le juge, avec cette clarté, cette certitude du surmoi. Il tourne autour de Lester, apparaît soudain, comme sorti de nulle part, présence hors champ, « centre […] exclu »[4], le hante littéralement.

Au fil des épisodes la série des crimes se déroule chez Lester : dans son sous-sol, puis au salon, jusque dans sa chambre. Ensuite nous voici déplacés vers l’espace clos d’un ascenseur, enfin dans son bureau. Il y a un dispositif, une structure à ces actes, ils se déroulent à huis clos, dans un espace familier où Malvo, sous les yeux de Lester, vient chaque fois précipiter ses pensées en un crime. Comme la balle logée dans son corps, Malvo apparaît à Lester, tel un reste. Notons au passage que les deux seuls crimes hors espace privé sont invisibles. C’est d’abord celui que commet Malvo à l’encontre de mafieux, dans leur immeuble. Malvo se déplace dans l’espace et les supprime un à un devant nous, spectateurs rivés à l’écran et virés de la scène : nous n’en percevons que les sons, tirs, cris, portes qui claquent, paroles affolées. Le spectateur regarde la scène se dérouler derrière un mur plein écran, voilant l’action. Ensuite, dans l’unique crime en extérieur de la saison, la scène est recouverte par une tempête de neige, on ne distingue plus les personnages. L’extérieur, figuré ici comme ce qu’on ne peut pas voir, comme le plus intime ?

Concluons avec Freud qui énonce en 1917 le moi n’est pas maître dans sa propre maison.[5]

[1] Hommel, S., « À propos de das Unheimliche », L’histoire du sujet dans l’histoire du siècle, Tours, Soleil Carré, 1993, p. 154. [2] Série crée par Noah Hawley et dérivée du film éponyme, produite par les frères Coen en 2014, http://www.slate.fr/culture/86795/fargo-serie-tele et http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-les-series-nous-rendent-elles-meilleurs-14-fargo-20 [3] Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, NRF, 1985, p. 255. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 87. [5] Freud S., « Une difficulté de la psychanalyse », L’inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit., p. 186.

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Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee

Le titre de la pièce de théâtre évoque les terreurs infantiles via la chanson Who’s Afraid of the Big Bad Wolf du cartoon Disney de 1933, Les trois petits cochons. Ayant débuté à New York en 1962, elle totalisa plus de six cents représentations.

D’après Albee lui-même, cette œuvre allait s’appeler Exorcisme ; c’est dire à quel point elle traite de la malédiction sur le sexe ! Il avait recueilli l’expression homophonique avec la chanson de Disney « Un jour parmi les graffitis des toilettes au fond d’un bar de Greenwich Village »[1]. On comprend que la phrase vient d’être entendue par les protagonistes, George et Martha, lors d’une soirée chez le père de celle-ci. Leitmotiv pendant le déroulement de l’action, la phrase indexe l’impossibilité d’une jouissance commune de la langue.

Le film fut réalisé par Mike Nichols en 1966, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton. Son succès permit la création de la Fondation Edward Albee.

Résumé de l’histoire[2] :

Un vieux couple se déchire sous les yeux d’un autre, plus jeune. L’insulte et l’injure prennent, dans leurs dialogues, des dimensions paroxystiques.

Martha, la cinquantaine, fille du grand patron de l’université, est mariée depuis plus de vingt ans à George, professeur d’histoire. C’est une femme belle mais d’un tempérament par moments violent. Lui, plus jeune, est d’une intelligence redoutable qui devient au fil des actes quelque peu inquiétante...

À la suite d’une réception donnée par le père de Martha, Nick, jeune professeur de biologie, franchement arriviste, est venu prendre un verre avec sa jeune épouse, rêveuse et évanescente.

Une scène de ménage d’une sourde violence éclate entre George et Martha : tout au long du film c’est un déballage délirant de vérités et de mensonges qui va bouleverser surtout le jeune couple. George et Martha, au matin, seuls, se retrouveront encore une fois ensemble. Jusqu’au prochain ouragan.

L’enjeu entre Martha et George repose sur le mystère autour du fils. Avant l’arrivée des invités, George avertit Martha : il ne faut pas parler de lui. Au fil du film on découvre que Martha s’est confiée à leur invitée. Le couple continue de se déchirer jusqu’au dénouement fatal, où George annonce à Martha la mort du fils, annoncée dans un télégramme qu’il a avalé. Le fin mot de l’histoire est qu’ils n’ont jamais eu d’enfant. La destruction de Martha est totale, du fait de la perte de cette illusion.

Il est possible d’établir les sources du personnage de Martha à partir de ce qui apparaît comme l’oubli du nom d’un film : Le personnage féminin y aurait dit Quel trou à rats ! (What a dumpt !) Selon Martha, cette femme aurait une péritonite et voudrait tout le temps aller à Chicago.

En fait, il s’agit de La garce, de King Vidor, de 1949 (à partir de Beyond the forest de Stuart Engstrand). L’oubli est la trace du refoulement sous-jacent à l’identification : Rose, la protagoniste, n’a pas de péritonite mais est enceinte (un impossible pour Martha). Son intérêt pour Chicago repose sur le sentiment d’une vie étriquée, comme celle de Martha, prisonnière de l’univers du père.

Rose est une actualisation d’Emma Bovary, héroïne du roman de Flaubert Madame Bovary (publié en 1857). Le bovarysme, notion que la psychiatrie emprunte au philosophe Jules de Gaultier (1902), est cité par Lacan dans sa thèse sur le Cas Aimée pour caractériser la paranoïa, puis pour dire qu’elle est le drame de toute personnalité[3]. Selon Jules de Gaultier, pour l’homme « Il n’est pas de manifestation plus triomphante du pouvoir qui lui fut départi de se concevoir autre qu’il n’est »[4].

L’antécédent littéraire d’Emma est Julie d’Aiglemont, héroïne de La femme de trente ans (1829 à 1842) de Balzac. Elle est soumise aux dires incestueux du père, faisant d’elle une exception. Le personnage de Martha repose sur ceux de trois femmes, orphelines de mère, cultivant un rapport privilégié au père, déçues du mariage, adultères, au sentiment maternel incertain.

Quant à George, il donne la clé de ses sources alors qu’il s’adresse à Nick : « Tu crois que vous allez être heureux ici, à La nouvelle Carthage ? »[5] C’est une évocation du roman (1888) de Georges Eekhoud sur l’exode des ouvriers belges vers l’Amérique Latine, à la fin du XIXe siècle. Il donne sa vision de sa ville natale, Anvers, par la métaphore de la cité punique : « Anvers, c’est une Nouvelle Carthage, gorgée de richesses, mais moralement corrompue et par conséquent condamnée […] à la ruine[6] […] Ville féconde mais marâtre. Avec ta corruption hypocrite, ton tape à l’œil, ta licence, ton opulence, tes instincts cupides, ta haine du pauvre, ta peur des mercenaires : tu m’évoques Carthage »[7]

L’identité de George repose sur Georges Eekhoud et ses personnages. Sur fond d’enfants orphelins et d’homosexualité, George se dit certain d’être père « Mais s’il y a une chose dans ce bas monde en train de sombrer, dont je reste sûr et certain, c’est de notre partenariat […] chromosologique dans la… création de cet être aux… cheveux bleus, aux yeux blonds… notre fils »[8].

La vie amoureuse de George et Martha illustre le non-rapport sexuel doublé de la tentative de faire suppléance avec la langue. Ils disposent de deux solutions : le secret (un fils dont l’existence et la mort ne sont que de discours) et l’insulte, qui se dessine comme l’expression de l’impossible à dire le réel du sexe.

Symptôme de ce couple au sens freudien du terme, l’insulte se substitue à la satisfaction sexuelle. Pour Lacan, l’insulte « c’est le rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il ne faut pas méconnaitre. […] ce n’est pas l’agressivité, c’est tout autre chose, c’est la base des rapports humains »[9]. Qu’est-ce à dire ? Que l’insulte est une tentative de nommer la part manquante en soi que l’on suppose en l’autre sans pouvoir le constater – point d’impasse de l’illusion de faire Un. Aux confins de l’ineffable, l’insulte fait partie de la vie amoureuse comme l’expression du réel du non-rapport sexuel « si elle s’avère par l’éros être du dialogue le premier mot comme le dernier […] ne touche au réel qu’à perdre toute signification »[10].

La fiction du couple.

Le fils imaginaire siège au croisement de l’insulte (visant le réel) et du secret (inhérent au symbolique, fait de discours). Logé entre une maternité fictive et une paternité de pur logos, l’enfant imaginaire fait tenir le couple sécrétant une jouissance mortifère. Ainsi, Martha déclare : « George qui est bon pour moi, et que j’outrage, qui me comprend et que je repousse ; qui peut me faire rire, mais j’étrangle ce rire dans ma gorge, qui peut me serrer, la nuit, pour me réchauffer, et que je vais mordre pour sentir le goût du sang, qui n’arrête pas d’apprendre les jeux qu’on joue aussi vite que je peux en changer les règles, qui peut me rendre heureuse et je ne veux pas être heureuse, et, oui, je veux vraiment être heureuse. George et Martha : triste, triste, triste »[11]

Le fils permet à chacun des personnages de vivre l’expérience de « se concevoir autre qu’il n’est »[12]. Leur couple scelle cette illusion.

[1] Albee E., Qui a peur de Virginia Woolf ?, Arles, Actes Sud-Papiers, 2012, p. 165. [2] À partir des informations présentées dans Wikipédia. [3] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, Seuil, 1975, p. 32-75-42-107-180-198 & 228. [4] Gaultier (de) J., « Le bovarysme essentiel de l’humanité », Sept références introuvables de la thèse de psychiatrie de Jacques Lacan, Les Documents de la Bibliothèque de l’École de la Cause freudienne, Paris, 1993, p. 15. [5] Albee E., op. cit., p. 28. [6] Ibid., p. 443. [7] Ibid., p. 173. [8] Ibid., p. 47. [9] Lacan J. « Excursus », 2 avril 1973. [10] Lacan J. « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 487. [11] Albee E., op. cit., p. 111. [12] Gaultier (de) J., op. cit., p. 15.

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Amour – Mickael Haneke

« Mais il n’y a pas à envisager de dévalorisation ou de valorisation de la vieillesse. Elle est ce qu’elle est. D’ailleurs je ne crois pas exacte la description de la vieillesse comme le fait de parvenir à un âge auquel on soit en dehors des passions de l’amour, etc. Ce fait ne paraît pas excessivement sûr. Ceux qui vivent avec des vieillards s’aperçoivent que les drames sentimentaux sont nombreux et fréquents parmi eux. »[1] Jacques Lacan.

Un huis clos à l’amour, à la mort. Voilà ce que nous propose le film de Michael Haneke, primé en 2012 à Cannes. Un couple en vase clos dont l’histoire pourtant résonne pour tous et en chacun de par son réel universel. Au fil des scènes, nous suivons leur évolution au rythme saccadé des attaques cérébrales, qui constituent autant d’épreuves auxquelles ils tentent ensemble de faire face. Tour à tour, Georges, un homme aimant, que Anne, sa femme, décrit tendrement comme « un monstre qui est gentil parfois », se fait auxiliaire de vie, kinésithérapeute ou encore orthophoniste pour elle.

Au retour de l’hôpital, les deux partenaires retrouvent le contact d’un corps à corps à l’occasion d’un transfert. Soit, en terme de rééducation fonctionnelle, le passage d'une chaise roulante à un fauteuil. Pour ce qui est de notre transfert à nous, il joue à n'en pas douter sa partition dans ce couple bouleversé et bouleversant. S’en suivront, alors, des scènes où des corps amoureux s’enlacent l’un à l’autre comme pour les derniers pas de danse de leur vie. L’appui sur le corps de l’autre permet de se lever, de marcher, de se laver, d’uriner. Haneke fera dire à Trintignant que « rien de tout cela ne mérite d’être montré », mais pourtant le réalisateur autrichien arrive à l’explorer avec un regard qui se fait, tour à tour, pudique, tendre ou beaucoup plus cru.

À un moment, par la fenêtre, au-dessus de l’épaule d’Isabelle Huppert, fille déboussolée, la perspective d’une rue parisienne, tout à la fois droite mais à l’horizon bouché, nous laisse présager du destin à venir pour Anne et Georges. « Tu as ta vie, laisse-nous la nôtre », c’est ainsi que le père suppliera la fille de laisser de côté le couple parental. Il n’y à pas de place dans ce petit appartement pour une tierce personne, c’est une histoire à deux.

Pendant deux heures, le réel que nous présente Haneke ne se dérobe pas. Le désenchevêtrement pulsionnel que connaîtront les deux protagonistes les mènera à leur fin. D’un côté Anne, refusant de soutenir le regard de l’autre, et aspirant à une mort prompte, et de l’autre, Georges, dont le corps et l’esprit s’affaissent à mesure que la pulsion de mort se déchaîne hors de ses liaisons à l’objet qui jusque-là faisait boussole. Un départ à deux s'impose alors, la route tracée par ce couple ne pouvant plus être parcourue en solitaire.

[1] Lacan J., Intervention sur l’exposé de J. R. Cuel « Place nosographique de certaines démences préséniles (types Pick et Alzheimer) », Groupe de l’Évolution psychiatrique, L’Évolution psychiatrique, 1948, fascicule II, p. 72.

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Le Dieu du carnage de Yasmina Reza, interprété par Roman Polanski

Et si le carnage était au couple ce que le ver est au fruit et le bonheur au pré ?

Telle est sans doute la thèse ironique de Roman Polanski. Du titre de la pièce de Yasmina Reza dont il s’est inspiré, Le Dieu du carnage (créée en 2008 à Paris, à Broadway en 2009), il a laissé tomber « Le Dieu » pour ne garder que Carnage (2011, César 2012 de la meilleure adaptation) qui, du coup, se prévaut de la majuscule.

Ce huis-clos montre à la perfection le don qu’ont les bonnes intentions de déchaîner les pouvoirs mauvais du verbe.

  • Action: le couple des parents dont le fils a perdu deux dents dans un combat singulier avec un semblable a invité chez lui les parents du coupable, car il faut pardonner, n’est-ce pas ? Or, du pardon au parler, le pas va se révéler fatal : les parents de la victime ont à peine eu le temps de dévoiler leur abnégation et ceux du bourreau leur contrition, que les deux couples se choquent. Aussitôt les intérêts des deux fois deux, mais aussi des quatre fois un protagonistes reprennent du poil de la bête. Chacun chevauche celle-ci selon son naturel, les fauteurs de troubles demeurant hors champ.
  • Réaction: rien n’est chez chacun comme chez son voisin ou son partenaire : ni les goûts, ni les principes, ni les préjugés, ni les manières. Le point de discorde qui gîte au cœur de chaque couple a brisé le miroir que les bons parents tendaient aux mauvais, ceux-ci ayant échoué à rendre la pareille à ceux-là. Les alliances volent en éclats, les complicités s’inversent, chaque femme pleure ses idéaux piétinés par son jouisseur de mari, toutes les deux sourient quand l’un s’empêtre dans ses contradictions, et se tordent de rire quand l’autre est terrassé par la disparition du gadget qui fait sa raison d’être.
  • Conclusion: quand tout a été dit, ou presque, car Polanski nous laisse sur notre faim par une chute abrupte, surpris et honteux de désirer que ça en découse encore et encore sur cette scène purgative et drolatique, le film se clôt sur un couple aussi improbable que celui qui a été élu digne de l’affiche de nos journées : celui du hamster – lâchement abandonné et pourtant rescapé imprévu de cette tourmente – et du téléphone portable, qui a contre toute attente repris du service après l’immersion vengeresse dans un verre d’eau dont il avait été victime.
 

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À Marseille, on a aussi parlé d’amour

« On ne parle que de ça depuis longtemps, de l’Un »[1], c’est ce que dit Lacan. Il n’y a aucune raison pour qu’on ne continue pas à en parler. Mais parle-t-on d’amour aujourd’hui comme au temps de Freud ou même du Lacan de 1973 ?

« C’est trop tôt pour savoir si j’ai des sentiments », dit une jeune fille qui entretient une relation depuis bientôt un an.

Un jeune homme, qui a la même partenaire depuis des mois, énonce prudemment qu’il ne sait pas encore s’il est amoureux : « Je ne donne pas ma confiance comme ça ! » avoue-t-il.

« Avec B. ça va de mieux en mieux – dit une autre –. Sur le plan du sexe, c’est parfait, mais je ne sais pas encore si on pourra aller plus loin, c’est encore un peu tôt pour savoir ».

Et cette jeune femme, qui ose avouer à l’analyste : « J’ai honte de vous dire que je l’aime ; alors, à lui, je ne pourrai jamais le dire ».

Ou celle-ci : « Parler de sexe, ça va, mais pour parler d’amour, je serais plus prudente, on verra plus tard ».

Ces propos sont ceux de tout jeunes analysants, presque encore adolescents. Ils nous disent que l’amour, c’est pour plus tard, c’est compliqué, c’est dangereux. Ils ont surtout bien plus de mal à parler d’amour que de sexe.

Pour eux, l’amour apparaît plus précieux que les relations sexuelles qui débutent précocement et longtemps avant l’état amoureux. Avec l’apparition du désir sexuel, c’est tout de suite le partage du plaisir des corps, la jouissance du corps de l’Autre ; or, on le sait avec Lacan, la jouissance ne concerne que le corps de l’Un.

S’il y a bien attente, comme le remarquait Freud au siècle dernier, elle a changé de camp : l’attente ne porte plus sur le sexe, mais sur l’amour.

Ces observations remettraient-elles en cause l’aphorisme de Lacan du Séminaire X, selon lequel « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » ?[2] Cet aphorisme veut d’abord dire que plutôt que jouir tout seul de son propre corps, on passe par le désir du corps de l’Autre ; ce désir s’éprouve à travers l’amour, c’est-à-dire dans la rencontre d’un manque, le regret d’une absence. Or, ici, pas de manque, plutôt un court-circuit. On assiste alors à une sorte de renversement de la formule lacanienne qui pourrait s’énoncer ainsi : « Le désir permet à la jouissance, sous certaines conditions, de condescendre à l’amour ».

Comme le dit très bien cette analysante, « Je ne sais pas encore si on pourra aller plus loin ». « Aller plus loin », cela veut dire aimer, et non coucher, ce qui est tout le contraire de ce qu’il se passait à l’époque de Freud, surtout pour les jeunes filles qui attendaient leur heure, c’est-à-dire le mariage.

Aujourd’hui, condescendre à l’amour, c’est cela qui paraît difficile. L’amour, les sentiments, sont presque devenus des gros mots, difficiles à prononcer, ce qui contraste d’ailleurs avec la crudité du langage sexuel que l’on peut constater, notamment parmi les plus jeunes.

Certes, notre époque, qui est aussi celle de la pornographie généralisée, met à jour plus que jamais la jouissance du Un ; elle n’en a pas pour autant éliminé une certaine idéalisation de l’amour, qui n’a rien à envier à l’amour courtois. Dans l’amour courtois, le désir devait rester inassouvi et c’était l’impossibilité de l’assouvir qui faisait grandir à la fois le désir et l’amour. Aujourd’hui, on offre son corps bien avant de donner sa confiance et l’amour vient de surcroit. En termes lacaniens, on ne donne pas son manque facilement.

Si l’amour est ainsi différé, parfois pour longtemps, parfois pour toujours, il apparaît bien séparé du désir, tout comme Freud l’avait repéré, et il peut rester idéalisé.

Cette nouvelle forme d’idéalisation de l’amour n’est sans doute pas sans liens avec la fragilité des couples de notre époque. Mis en place de vérité, l’amour déçoit vite, il a du mal à résister au couple. Ainsi, la moindre faille qui apparaît chez l’Autre le fait chuter. On change alors de partenaire, car ce n’était pas lui, ce n’était pas elle et l’on ne s’en arrange pas.

Sur cette question, hommes, femmes, hétérosexuels ou homosexuels se rejoignent. Pour tous, le partenaire est à l’image des objets de consommation courante, on le prend, on le jette s’il ne convient plus.

Au fond, le clivage du désir et de l’amour reste conforme aux considérations freudiennes, mais sous une forme inversée. Chez Freud, l’insatisfaction était aux commandes : faute de jouir, il restait à désirer. Avec le renversement actuel, on jouit d’abord, on court-circuite le désir et il reste à aimer. C’est la volonté de jouissance qui est aux commandes avec l’impératif surmoïque « Jouis !». Quant au désir, comment serait-il assouvi puisqu’il ne cesse de courir ? Freud nous l’a appris, le désir est toujours désir d’autre chose.

« Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction »[3], énonçait-il en 1910. Une phrase que nous lisons désormais à la lumière de la formule de Lacan « Il n’y a pas de rapport sexuel ».

C’est cela : à la place du rapport sexuel qui n’existe pas, les parlêtres ont inventé l’amour.

Et on en parle encore !

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 12. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 209. [3] Freud S., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 64.

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¿ Bailas ?

« Ces phrases ne visent pas à reconnaître la forme des corps :

si elles s'attardent sur eux, c'est pour ne pas voyager seules. »[1]

Quoi de mieux que la nuit pour faire couple ? Partout, les nuits du monde servent d’écrins aux corps parlants, ces errants qui tentent de suppléer au rapport sexuel qu’il n’y a pas en s’essayant à la comédie du faire couple. Parmi les mille et une variantes nocturnes du faire couple, voyons comment entre un homme et une femme, à l'occasion, une piste de danse peut être ce lieu où le faire. Au bord de chaque piste où le tango se danse, un trait d’esprit court de chacun en chacune : « le tango, c’est avant le divorce... ou après le divorce ». Façon de faire entendre le rapport mœbien qu’entretient cette danse avec le faire couple.

Quelques règles minimales, quelques façons de faire dessinent les possibles même si, en cas de rencontre, c’est toujours hors-piste qu’il faudra consentir à danser.

À l’heure des derniers métros, la milonga devient refuge des solitudes. Même si la marche du monde tend à brouiller les pistes, en ce lieu la partition est encore classique : d’un côté, les hommes ; de l’autre, les femmes. Pour qui sait danser, ce lieu ne sera jamais terre inconnue : au-delà de la langue, des codes soutiennent et civilisent ce mode particulier de la rencontre. Ils font notamment que l’on peut danser sans parler.

Avant l’étreinte, le regard. Comment danse-t-elle ? Après qui court-il ? À qui dit-elle non ? Et puis, ils se choisiront, sans échanger un mot. D’un regard, d’un hochement de tête, dans ce silence des corps que ne recouvre pas le bandonéon, un homme et une femme se lient. Ils se lient pour una tanda, quatre morceaux. La brièveté est écrite d’avance. De façon sure et garantie, la cortina séparera. Cette danse est une orthodoxie, les durées sont standard.

La danse en elle-même, si elle se veut « d'improvisation », n’en est pas moins très codifiée. Des structures, mises en forme par cette lente tentative de ponçage du réel qu’est la tradition, sont enseignées, apprises, répétées jusqu’à plus soif. Elles sont la tentative de langue commune à même de donner l’illusion d’un rapport entre les corps dansants. Hommes et femmes savent ainsi ce que chacun, de leur corps, ils ont à faire en cette occasion. Le génie de la danse, celui qui parvient à faire croire au Un, est celui qui fait de la danse un rite. Et alors, comme chez Borges, « le rite constitue le Secret »[2]. Commentant cette nouvelle, Jacques-Alain Miller propose de penser le rite comme « une action symbolisée qui comporte qu’on prête son corps au symbole »[3]. Prêter son corps au symbole, là est bien le ressort de ce rite qui consiste à se ranger, le temps d’un tour de piste, côté homme ou côté femme, et à en assumer la nature de semblant.

Seulement, au fond, chacun ne danse qu’avec son symptôme, symptôme qui trouvera à se loger, à s’incarner dans le partenaire de l’instant. Il y a celui qui s’accroche un peu trop, ou qui maintient les corps à distance raisonnable. Celle qui en fait des tonnes, ou qui ne fait que ce qu’elle imagine que l’autre lui demande. Il y a les passionnés et les tempérés, les sobres et les extravagants, les solitaires et les altruistes. Infinités de versions.

Et à l’aube, la cumparsita vient clore chaque nuit. Dans ce morceau, un homme déroule sa longue plainte. Pathos au zénith : depuis qu’elle est partie, tous sont partis... même le chien. Plutôt que de lire dans cette complainte un ratage structurel, ne faut-il pas entendre dans ces ultimes notes le rappel que faire couple n’est rien qu’être lié à un scénario, à un fantasme chiffrant dans lalangue propre à chacun les coordonnées d’une jouissance incommunicable ? Ainsi donc, chaque nuit, cette danse à deux se referme sur la solitude qui la fonde, et fait surgir la satisfaction autistique que chacun y rencontre.

Alors... ¿ Bailas ?

[1] Haenel Y., Introduction à la mort française, Paris, Gallimard, 2011, p. 11.

[2] Borges J.-L., « La secte du Phénix », Fictions, Paris, Gallimard, 1956, p. 175. [3] Miller J.-A., « Le Coït énigmatisé : Une lecture de La secte du Phénix de Borges », Quarto, Paris, Agalma, n°70, avril 2000, p. 6.

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« Accorder nos étrangetés »

Le livre de Julia Kristeva et Philippe Sollers Du mariage considéré comme un des beaux-arts[1] est un régal tant les auteurs ont à cœur de nous prendre dans les plis, nous impliquer dans les suites de leur rencontre, qui ne cesse de s’écrire jusqu’à aujourd’hui. Fécondité du discours amoureux, pour reprendre ce titre de Roland Barthes. Ils ne se sont jamais « démariés », Julia et Philippe Joyaux. Alors, en savent-ils un bout sur la chose ? A-t-on à en apprendre d’eux sur ce doux ou cruel licol – c’est selon – qu’est le mariage ? La perspective présentée est ici inverse de celle que décrit Freud dans certaines de ses pages de « Pour introduire le narcissisme ». Ici « l’amour, c’est la liberté, c’est le contraire de l’esclavage »[2]. Dans le mouvement du recueil de ces textes, écrits, parlés, où Julia et Philippe semblent converser par auditoire ou lectorat interposés, mais aussi via leur propre nom d’auteur, nous est présentée leur interprétation, incessante depuis leur rencontre, de l’inexistence d’une formule du rapport sexuel. Le titre du livre apparaît pour le moins curieux, signé par les deux auteurs, quand le mariage ne regarde que Julia et Philippe Joyaux. En est-on si sûr ? Ce lieu de l’amour, qui respire et pulse, croise le lieu de la langue, des langues, du langage. Et pourquoi pas du symptôme, voir le livre de P. Sollers Un vrai roman[3]. Des couples, nous en croisons dans ce livre tant et plus, et de toutes natures, tels que les multiplie l’amour, quand il ne sombre pas dans la mortification ou l’inertie. Comme le rappelle J. Kristeva, qui se campe en amante, épouse, mère, écrivain, psychanalyste, théoricienne de la littérature, et en fille de ses parents, en appelant à un autre différent à chaque fois.

Dans la sorte de parler-marteler (comme on dit en musique parler-chanter), que constitue l’entretien avec Marlène Belilos, en préparation des prochaines Journées de l'ECF, P. Sollers nous indique à sa manière, en artiste dont le réel est la boussole, que les inexistences du rapport sexuel ne se ressemblent pas, prises au un par un des couples : « Je suis pour mon mariage, et non pour le mariage ! »[4]. Ce à quoi tous deux, Julia et Philippe, s’attachent, c’est à nous faire approcher la singularité de leur couple. Au Il n’y a pas de formule du rapport sexuel, ils nous font ajouter qu’il n’y a pas non plus de formule de son inexistence. Ce sont deux météores du monde des Lettres, freudiens – et de plus lacanien pour P. Sollers et plus encore, ami de Lacan –, qui s’adressent à nous. Cette « vie à deux » dont ils nous tracent l’orbite – sans oublier leur fils David – ils cherchent et trouvent à nous la dire en nous faisant enjamber les succulentes formules des auteurs français dont il font partie, et que P. Sollers nous égrène comme autant de scrupuli pour faire un sort à l’ « Amour ». « Contrairement à l’objet d’amour, l’objet de haine ne déçoit jamais »[5], peut-il nous dire. On nous introduit ainsi dans une sorte d’épistémologie amoureuse, quand l’artiste fait, comme ici, résonner la frappe de l’objet à haïr, évoquant aussi l’hainamoration de Lacan. Ou encore quand il en appelle à Céline : « L’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches »[6]. Exil, solitude, différence, assumés, cultivés, sont le volume où évolue ce couple. J. Kristeva n’est pas moins attentive à l’amour, dans ses formes les plus quotidiennes, comme quand il se présente comme soin : « La personne que j’aime n’est pas alors “objet de soin”, il/elle s’accomplit avec moi ».[7] Ce faisant ne dégage-t-elle pas pour nous, à son insu, de manière furtive, sous forme estompée, ce couple surprenant du sujet et de l’objet, celui qui a tant retenu Sartre dans L’être et le néant, quand il abordait la relation amoureuse ? Ici, le sexuel ne retient pas l’attention, amorti dans l’expérience de l’espace intérieur, prolongement de celui de l’enfance, sans laquelle ne peut se déployer cet « accordage affectif et intellectuel ». Un terme, « entente », est un des sillons communs de leurs propos, et P. Sollers lui donne cette frappe lacanienne : « La rencontre d’amour entre deux personnes, c’est l’entente entre deux enfances. Sans quoi, ce n’est pas grand-chose »[8]. Ajoutons celui de « conversation » que les deux auteurs reprennent en duo.

[1] Kristeva J., Sollers P., Du mariage considéré comme un des beaux-arts, Paris, Fayard, 2015. [2] Ibid., p. 152. [3] Sollers P., Un vrai roman, Paris, Plon, 2007 [4] J45, Faire couple. Liaisons inconscientes, « Nous deux. Philippe Sollers », Entretien avec Marlène Belilos, https://www.youtube.com/watch?v=EXm8fN_ch8k [5] Kristeva J., Sollers P., Du mariage…, op.cit., p. 147. [6] Ibid., p. 15. [7] Ibid., p. 143. [8] Ibid., p. 41.

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L’amour est toujours réciproque

L’amour est toujours réciproque : cette proposition de Lacan est extraite d’une phrase que Lacan prononça le 21 novembre 1972 dans le cadre du séminaire Encore. Lors de cette première Leçon Lacan dira plus précisément : « L’amour, certes, fait signe, et il est toujours réciproque. »[1]

Ce « faire signe » qui manque fait trace sur fond d’absence. C'est donc une piste à suivre pour saisir la portée de cette formulation lacanienne. Mais d’abord, que peut-on entendre par réciproque ?

Dans le Dictionnaire historique de la langue française[2], il est précisé que ce mot est emprunté à partir du XIVe siècle au latin reciprocus. Il renvoie à ce qui va en arrière après avoir été en avant, à ce qui est alternant ou renversé. Cet adjectif qualifie une action ou une relation entre des personnes qui s’exerce de façon équivalente à celle du premier terme sur un second et du second sur le premier.

C’est le terme choisi par Lacan pour évoquer une des dimensions de l’amour. Nous nous situons d’emblée dans la dialectique intersubjective, celle du semblable qui peut s’appréhender par le stade du miroir. Cela nous évoque l’aspiration à faire Un du sujet parlant.

Si l’amour est avant tout une affaire narcissique, c’est que le signe a trait à la reconnaissance. L'amour est autant le signe d’une reconnaissance que la reconnaissance d’un signe. Ce qui fait signe dans l’amour, c’est le phallus. Le rapport de l’être parlant à son semblable reste marqué par la circulation du phallus. Le sujet de la parole et du langage est visé par le message qu’il reçoit inconsciemment de l’Autre sous une forme inversée. Il en va de même en ce qui concerne les sentiments, dont l’amour fait partie, puisqu’ils sont véhiculés par un cortège de signifiants. Le phallus fait signe, il vient de l’Autre incarné en l’occurrence par le petit autre. Ce signe reste mystérieux pour le sujet amoureux alors qu’il fait lien. L’identification dans l’amour contient une demande implicite et la demande d’amour vient faire consister en retour le sujet dans l’illusion de sa complétude. L’amour pourtant relève du lien à l’autre, il permet un accrochage de dupes car le sujet ne veut rien savoir de sa propre division. Je m’aime dans ce que je crois aimer dans l’autre.

Comme l’indique Jacques-Alain Miller l’amour est réciproque car « l’amour que j’ai pour toi n’est pas que mon affaire, ça te concerne aussi puisque il y a en toi quelque chose qui me fait t’aimer »[3]. Par conséquent, tu m’adresses quelque chose qui fait que je t’aime. C’est le signe venu de l’Autre qui passe par l’autre auquel, comme sujet parlant, je réponds. Tu n’es pas si passif que cela puisqu’il y a ce signe en toi qui me fait t’aimer. Ce signe que le sujet prélève en quelque sorte sur son partenaire est très actif pour celui qui aime. On est bien dans la problématique de la réciprocité puisque cela fait lien et lien social. La rencontre amoureuse entre deux sexes est permise là où il n’y a pas de rapport sexuel.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 11. [2] Dictionnaire historique de la langue française. Publié par les éditions Le Robert sous la direction d’Alain Rey, édition 2006. [3] « La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur l’amour ? » Interview de Jacques-Alain Miller, propos recueillis par Hanna Waar, Psychologie magazine, n° 278, octobre 2008.

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