Regards

Être en accord

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 Sophie Agnel[1] est pianiste, musicienne reconnue dans le domaine de la musique improvisée. Depuis de nombreuses années elle détourne son instrument, vise l’inouï, dans l’incertitude qu’installe la pratique de l’improvisation. Elle s’entretient ici avec Nathalie Menier.

« Le vrai partenaire c’est ce qui vous est impossible à supporter, votre réel, ce qui vous résiste et vous occupe »[2].

Nathalie Menier – Comment dire ce couple durable que vous formez avec l’instrument ?

Sophie Agnel – Il y a toujours eu un piano dans l’appartement de mon enfance. C’était un assez vieux piano droit d’une couleur marron très foncé, très sobre, une belle ligne, d’une marque allemande peu connue. Je pourrais le reconnaître les yeux fermés à son timbre et surtout à son toucher. Je garde en mémoire la sensation d’être debout et de devoir lever les bras très haut pour pouvoir atteindre les touches, je devais alors être très petite. Maintenant, je joue sur un piano à queue, mais debout toujours, parfois sur la pointe des pieds car j’ai besoin d’atteindre les cordes, d’aller à l’intérieur de l’instrument. Au fur et à mesure de ma recherche et de la pratique de l’improvisation, j’ai commencé à poser des objets sur les cordes pour en altérer le son. Pour ce faire, il fallait l’espace ouvert d’un piano à queue. Mais le rapport physique à l’instrument n’était pas le même : il est plus dur, moins intime. Le pupitre est loin des yeux, l’instrument est grand, il n’y a pas la hauteur du meuble devant soi pour se protéger, il part vers l’infini avec ses longues cordes. Il y a eu un moment où je ne supportais plus le son du piano, je voulais sortir de là, faire les sons que j’imaginais, aller là où le piano manque.

NM. – Dans votre jeu donc, vous faîtes usage d’objets : billes, balles, caoutchouc, gobelets que vous insérez dans le piano pour produire des sons, des matières que vous choisissez au fil de l’improvisation, que diriez-vous de votre lien à ces objets ? SA.– Les premiers objets que j’ai mis dans un piano sont des gobelets blancs en plastique. Ils sont posés sur les cordes, à l’envers. J’ajoute parfois dessus des balles « rebondissantes » pour les alourdir et qu’ils ne tombent pas quand les cordes vibrent trop fort. Dans le commerce, je n’achète pas n’importe quel gobelet en plastique, mais seulement ceux à fond creux, assez épais, qui conviennent mieux que les autres pour faire entendre ce grésillement du plastique, une matière sonore presque parfaite. Je choisis tel objet car il fait sonner le piano comme je l’entends, alors seulement je le garde. J’ai, depuis des années, le même sac dans lequel je transporte ces « outils ». C’est mon instrument. C’est agréable d’avoir un instrument à porter avec soi. Les pianistes ne jouent jamais sur leur piano, et arrivent toujours les mains dans les poches. Moi, j’arrive avec mon sac, j’ouvre le piano et j’installe mes objets. Ils ont chacun une place, pour que je puisse les trouver facilement quand j’en ai besoin en improvisant. Au fond, je me suis fabriqué un piano, et peut être que j’ai fait tout ce chemin pour arriver à être en accord avec lui.

[1] Concert France Musique http://www.dailymotion.com/video/x95486_a-l-improviste-sophie-agnel_music

et interview : http://arteradio.com/node/616271

[2] Miller J.-A., « Certains problèmes de couple », 15e épisode de la série Histoire de… psychanalyse, diffusée sur France Culture, le 17 juin 2005, http://www.causefreudienne.net/certains-problemes-de-couple/

Crédit photo ©Antoine Conjard

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Orpheline[1], de Marc Pautrel

 Marc Pautrel, vous avez dit Marc Pautrel ?[2] Philippe Bouret, membre de l’ECF et de l’ACF Massif-Central, a fait connaître cet écrivain aux lecteurs attentifs de Lacan Quotidien par un long entretien avec lui[3] et un article sur ses « petits récits »[4]. Connaître le fil du tout dernier roman de l’auteur, Ozu[5], permet de saisir, peut-être, en quoi Orpheline vient clore une série. Mais n’en disons pas plus sur ce point, c’est d’Orpheline dont il va être exclusivement question ici. Pautrel pourrait être qualifié d’« écrivain-voyageur » car non seulement il voyage, met ses personnages romanesques en mouvement, en voyage, mais il peint le cadre, le paysage. Son écriture est très visuelle. On voit ce paysage, ce cadre. Un de ses romans s’intitule Un voyage humain[6]. Ses personnages, souvent, ne sont pas nommés, ne sont pas définis autrement que par un signifiant. Ainsi en va-t-il par exemple de l’Orpheline, tout juste campée autrement comme « Espagnole ténébreuse » ou « ténébreuse andalouse ». Il est toujours question dans les romans de M. Pautrel d’un couple, d’une relation amoureuse. Dans un seul[7], on peut penser qu’il s’agit aussi d’une relation d’amour et d’admiration filiale, et autobiographique. Et ces histoires d’amour se terminent toujours mal, par une séparation, une disparition. La plupart des personnages des romans de l’auteur sont fragiles. L’Orpheline a perdu sa mère réellement et son père presque tout autant. Ce qui la ravage, c’est la mort de sa mère et la culpabilité qui lui est liée. Elle n’est pas sans avoir bricolé sa vie pour tenter de la vivre, malgré tout – entre autres, elle voyage et séjourne, plus ou moins longtemps, à l’étranger. Ce ravage, elle le rejoue à chaque rencontre amoureuse avec un homme, c’est le début du livre. Mais cette nouvelle rencontre, elle décide d’en faire autre chose qu’une Xe répétition du même. Elle sort du silence dans lequel, à la fois, elle était emmurée et sur lequel elle tenait debout, elle fait un pas vers l’autre, elle se met à pleurer et à parler en même temps, à dire, mi-dire sans doute, et cela permet que la relation s’engage mieux que les précédentes malgré un départ qui s’annonçait ruineux. Orpheline est construit à rebours de Polaire[8]. Ce roman-là commençait par une scène, un récit : on soufflait quand on découvrait que ce n’était qu’un rêve, un cauchemar. Dans Orpheline, la relation que cette femme établit avec cet homme-ci la conduit à un rêve de retrouvailles avec sa mère perdue, dont elle fait le récit à son compagnon. Un rêve de transfert, ou quasi. Fin du livre, coupure. Un franchissement pour l’héroïne ? [1] Pautrel M., Orpheline, Paris, Gallimard, L’infini, 2014. [2] Allusion à la célèbre réplique « Vous avez dit bizarre, bizarre… », prononcée par Louis Jouvet dans le film Drôle de drame, de Marcel Carné. [3] Philippe Bouret s’entretient avec Marc Pautrel, « Écrire juste », Lacan Quotidien, nos 339 & 341. [4] Bouret P., « L’homme qui écrivait la main soudée au corps », Lacan Quotidien, n° 384. [5] Pautrel M., Ozu, Mugron, Louise Bottu, 2015. [6] Pautrel M., Un voyage humain, Paris, Gallimard, L’infini, 2011. [7] Pautrel M., L’homme pacifique, Paris, Gallimard, L’infini, 2009. [8] Pautrel M., Polaire, Paris, Gallimard, L’infini, 2014. Illustration DR Catherine Helie-Gallimard

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Linguistique contemporaine – Une « certitude » sur les origines du langage

« In natura non datur saltus », l’axiome de Leibniz est invalidé pour le langage. Le linguiste Bernard Vitorri, tout en se réclamant de Darwin et en s’appuyant sur la paléontologie, tente cependant d’établir une raison endogène à ce qui serait un saut permettant le surgissement d’une langue-mère universelle. Il cherche la démonstration de cette thèse. Se rapprochant de l’hypothèse freudienne du père de la horde, B. Vitorri en trouve la raison dans un événement certain, agissant par « exemplarité négative » et qui se serait transmis, ensuite, phylogénétiquement.

Avec Lacan, la chose se logifie, se complique et se simplifie. Pascal Pernot montre qu’avec le corps parlant, son enseignement éclaire de façon nouvelle cette question.

Dans son enseignement de cette année 2014-2015, Éric Laurent a cité laconiquement le linguiste Bernard Vitorri pour son article « À la recherche de la langue originelle ». Faisant partie d’un recueil collectif, Les origines du langage[1], le texte de B. Vittori témoigne de la relance d’une question que les linguistes avaient pris l’habitude de rejeter hors de leur champ. Sur quoi s’appuie la thèse qui permettrait à la linguistique, attachée à la distinction entre science du langage et énigme des origines, de s’aventurer à articuler les deux ? Sur la rencontre d’une nouvelle archéologie préhistorique avec le cognitivisme, leur mélange avec la génétique des populations, l’approche statistique de l’évolution des langues. Jean-Louis Dessales, Pascal Picq et Bernard Vitorri écartent d’abord les précédentes tentatives. La « fresque traditionnelle de l’hominisation » (la bipédie permettant la descente du larynx et le développement du cerveau, la libération de la main ouvrant à l’usage de l’outil et le recours à la relation langagière pour rendre collectif cet usage dans l'activité de la chasse) est considérée comme obsolète. Bien qu’elle ne soit pas attribuée, on y reconnaîtra la thèse « du geste et la parole »[2] d’un Leroi-Gourhan ayant marqué son époque. Puis vient la critique des modernes et du module inné de la grammaire universelle de Chomsky. Il a le mérite d’exclure de fait la question des origines mais, n’étant pas réfutable, elle est tenue pour non scientifique. La version du gène du langage, FOXP2[3], est aussi rejetée : trop réductionniste. Le nouveau vient d’une complication du côté de la préhistoire et de son rapprochement avec le traitement statistique de l’évolution phonologique. Finie l’opposition simple entre la branche homo (habilis, sapiens, …) et les australopithèques ou grands singes. L’orang-outan se révèle cognitivement plus évolué que les anciens hominidés. L’évolution n’est donc pas linéaire, mais en mosaïque. Le langage délinéarise l’évolution. Les auteurs soulignent que l’étude des migrations montre un saut réalisé il y a cent mille ans par un groupe comptant au plus quelques milliers d’individus qui ont supplanté les autres sapiens et Néandertal aux capacités cérébrales pourtant plus développées. Ce groupe s’est répandu sur toute la planète. Le linguiste nord-américain Greenberg, à partir de la génétique des populations et des possibilités d’évolutions phonologiques, fait l’hypothèse d’une base initiale de quelques protolangues évoluant vers nos cinq mille langues actuelles. Son disciple Rahlen pousse jusqu’à postuler une unique langue-mère. Vitorri et Dessales ne contredisent pas cette allégation sans preuve. Mais, pour la discuter, il leur faut construire son étayage scientifique : la version langue-mère doit être logiquement démontrée. Ils cherchent une raison endogène responsable de ce saut qui ne suit pas l’évolution biologique. Ils échafaudent des thèses « compatibles » avec l’évolutionnisme darwinien. La « communication adaptée » remplace le biologique dans le schéma darwinien conservé. Curieux constat : ils ne mentionnent jamais Tylor qui, prestement, dès 1865[4], opposait à Darwin et à sa formule, reprise de Leibniz, « la nature ne fait pas le saut », l’objection radicale du langage, hétérogène à l’évolutionnisme. Tylor, en linguistique, a ouvert une brèche dont Lévi-Strauss, en le citant en exergue de sa thèse, souligne l’importance. Pour Tylor, le langage dépend d’un « arbitraire », terme dont Saussure se saisira. L’énonciation peut aboutir à autre chose que ce que visait l’intentionnalité. Pour le langage donc, pas d’origine à chercher du côté d’une intentionnalité. Cependant, la raison endogène que poursuivent nos auteurs s’appuie sur celle-ci. À cet égard, Vitorri met l’accent sur la fonction « narrative ». Durant une crise, on aura évoqué un ancêtre qui aurait jadis causé dommage au groupe en enfreignant un interdit. Par « exemplarité négative » cela aura eu pour conséquence d’assurer la réussite adaptative du groupe. S’en suivent la sacralisation de celui qui a jadis peut-être été tué pour avoir violé les interdits, et, dans le présent, la contrainte pour chacun de les respecter. On aura « choisi » de répéter le schéma. Ce modèle n’est pas sans rappeler celui d’Atkinson, inspirateur du mythe freudien historique avec sa transmission phylogénétique depuis le père de la horde. Ce mythe attendait la logicisation par Lacan de l’articulation de l’exception à la castration pour tous. Vitorri, pour l’instauration d’une « scène verbale » et d’un « cadre spatio-temporel », pense que la raison endogène est une cause historique événementielle. Elle lui paraît une nécessité. Pour lui, c’est elle qui pourrait assurer la scientificité d’une éventuelle langue-mère universelle. C’est dans une même perspective que P. Dessales s’oriente à partir de cette question darwinienne : pourquoi les individus qui parlent se reproduisent-ils mieux que les autres ? Grâce à la communication, à l’argumentation, ils créent des coalitions plus efficaces. P. Dessales le dit ainsi : « la communication, c’est la politique, apanage de l’homo sapiens ». Nos linguistes contemporains se montrent très proches du Freud scientiste de Moïse et le monothéisme lorsque P. Dessales affirme à propos du mythique événement historique : « nous devons prendre conscience [qu’un] phénomène majeur […] s’est ainsi produit dans le passé de notre lignée. Il s’agit d’un événement certain même si nous ne savons pas encore le dater ». Cette « certitude » tout autant non réfutable que celle de Chomsky ne ruine-t-elle pas la « scientificité » de l’approche des origines du langage que cette linguistique contemporaine cherchait à établir ? Cette thèse s’appuie sur une supposition historique extérieure à la linguistique. La scientificité serait garantie grâce à une seconde supposition concernant sa transmission phylogénétique et son intégration dans un schéma évolutionniste. Il est frappant de constater l’écart avec le traitement de la question par Lévi-Strauss qui s’appuie sur Tylor et Troubetzkoy. À la version mythique du même détour par un événement historique « explicatif » qu’il critique chez Freud, Lévi-Strauss oppose que les données propres à la phonologie sont intrinsèquement suffisantes pour fonder l’originelle efficacité du langage. « Les phénomènes mettant en cause la structure la plus fondamentale de l’esprit humain n’ont pas pu apparaître une fois pour toutes. Ils se répètent […] au sein de chaque conscience. […] L’ontogénèse ne reproduit pas la phylogénèse ou le contraire ». Le phénomène « s’est produit parce qu’il se produit continuellement ». La linguistique « seule », dit-il, est « parvenue au point où l’explication synchronique et l’explication diachronique se confondent »[5]. La référence de Lévi-Strauss à Tylor est ici une réponse négative à la question que pose L. B. Ritvo[6] : Freud s’est-il vraiment distancié de l’influence de Darwin ? Lacan, lui, a réarticulé doublement la question. Jacques-Alain Miller a mis en exergue comment Lacan, après avoir inscrit l’aliénation du sujet dans les chaînes signifiantes du langage, est passé, dans son dernier enseignement, au questionnement de ce qui fait, pour le parlêtre, l’originaire et l’original de son mode de jouir dans cette aliénation : la percussion de son corps par un signifiant hors chaîne, un élément sonore désarrimé. Ainsi Lacan redéfinit-il le langage comme secondaire « élucubration de savoir » sur le flot sonore de ce qu’il nomme lalangue particulière à chaque corps parlant ; ainsi traite-t-il le point d’origine comme rencontre ex nihilo avec lalangue. Il s’agit alors de saisir l’impact du cristal de lalangue sur le corps au-delà du mythe de la pulsion freudienne comme il s’agissait auparavant de saisir la logique de l’aliénation dans les lois du langage au-delà du mythe originel du père. [1] Dessales J.-L., Picq P. & Victorri B., Les origines du langage, Paris, Le Pommier, Le collège de la cité, 2010. [2] Cf. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964-65. [3] Ce gène, FOXP2 (Headfork box P2), a été étudié comme « facteur de transcription », cf. http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a10/a10m/a10mlan/a10mlan.html [4] Tylor E. B., Researches into the early history of mankind and the development of civilization, 1st edition, Chicago, 1865, 2nd edition, London, John Murray, Albemarle Street, 1870. [5] Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1967, p. 563-564. [6] Cf. Ritvo L. B., L’ascendant de Darwin sur Freud, Paris, Gallimard, 1990.

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Scènes de la vie conjugale

Les Scènes de la vie conjugale (film de Ingmar Bergman) que Nicolas Liautard reprend au Théâtre national de la Colline (avec Anne Cantineau et Fabrice Pierre ) mettent en scène un couple dans lequel Marianne tient sa place d’objet a, épouse comblée et admirative de son époux jusqu’au moment où lui, pris entre la femme de l’amour et celle du désir, la quitte, détruisant la fiction du couple parfait. Ce laisser tomber provoque une modification de la position subjective de Marianne qui, dès lors, ne remplit plus sa fonction dans le fantasme de Johan qui s’en trouve marri. Anne Cantineau et Fabrice Pierre livrent à Christiane Page quelques réflexions sur le spectacle

Anne Catineau : C’est un couple fusionnel, une domination de Marianne par Johan. Tout à coup les choses s’inversent. Elle va essayer de se reconstruire à partir de cette rupture, alors que lui est déstabilisé par sa propre décision. Fabrice Pierre : Ce couple, c’est de l’ordre de l’universalité du couple. Il y a la spécificité de ces deux personnages, mais là où Bergman est génial, c’est que tous les couples peuvent se reconnaître. C’est la capacité de Bergman à écrire quelque chose d’intime et d’en faire quelque chose d’universel. AC : Il y a comme une Histoire du couple. Actuellement, les gens divorcent plus, les relations de couples sont moins durables, il y a beaucoup de familles recomposées. La pièce raconte le passage d’un mode traditionnel de la relation d’un homme et d’une femme à autre chose encore à définir. Est-ce que c’est encore un couple à la fin ? Oui, parce qu’ils se parlent, qu’ils continuent à se voir et à avoir des relations sexuelles, mais ce n’est pas forcément ça qui fait couple. FP : Je ne connaissais pas du tout Anne et elle ne me connaissait pas non plus. Nicolas a cherché des énergies qui pouvaient se correspondre. Il ne voulait pas qu’on compose des rôles, qu’on aille vers des personnages avec leur psychologie mais qu’on ramène les personnages à nous qui avons eu des vies amoureuses. Le spectacle est réussi quand à travers les mots de Bergman, on raconte nos faiblesses et nos grandeurs. AC : Il y a le souci que quelque chose se passe à chaque fois au présent tout en étant dans un cadre très précis car on ne fait pas n’importe quoi, on dit le texte. On sait ce qu’on doit faire, la pièce est écrite. Il faut absolument être dans ces rails là tout en étant présent au moment. Et c’est fort de sentir que c’est ça qui fonctionne dans la catharsis avec les spectateurs. FP : Une qualité nait au moment où on n’est plus dans la maîtrise, dans ce quelque chose où il faut assurer. On est dans une relation entre partenaires. Le spectacle est réussi si la scène se fait là où on en est et ça apporte cette qualité de vérité que recherche Nicolas. AC : La parole vient du fait qu’on a écouté et qu’on a reçu. C’est la manière dont je reçois qui va faire que je vais dire les choses de cette façon là. FP: Nicolas dit : « le spectateur n’est pas spectateur du spectacle, il est spectateur de lui-même. En voyant l’acteur il est en train de se lire lui-même. C’est au travers de son filtre qu’il a son émotion, pas au travers de quelque chose qu’on lui impose qui n’est pas lui ».

Lien vers l’interview : http://www.dailymotion.com/video/k8EqabQ1TM5zKad86hU

Illustration © Catulle

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Liliom de Ferenc Molnár

En juin dernier, s’est donné aux Ateliers Berthier Liliom, de Ferenc Molnár, dans une mise en scène de Jean Bellorini, directeur du TGP[1] de Saint-Denis. Réussite théâtrale exceptionnelle qui mérite de retenir à bien des égards l’attention, des amoureux de Lacan en particulier : théâtre vivant au plus haut point, en prise sur le réel de la banlieue d’une grande ville, ici Budapest ; c’est par cette « légende de banlieue en sept tableaux »[2] qu’en 2014 J. Bellorini a choisi génialement de démarrer son mandat de directeur à Saint-Denis.

Écrite en hongrois en 1909, la pièce[3] fut retraduite en 2004 par le travail remarquable de trois jeunes gens de théâtre qui ont « essayé de reconstituer l’étrangeté fondamentale de la langue de Molnár, son agrammaticalité de principe ». Et la note de ces traducteurs de préciser : « Plus qu’un argot, la langue que parlent les personnages […] est bourrée de fautes de grammaire, d’aberrations syntaxiques ou de mots déformés, souvent restitués de manière phonétique. […] Il nous fallait donc retrouver un "mal parler" que l’on puisse quand même parler ; et cela dans une langue française rigide, à la grammaire beaucoup moins flexible que celle du hongrois »[4].

La traduction est toujours une affaire de première importance, mais elle l’est singulièrement dans Liliom (ou la vie et la mort d’un vaurien), qui est, selon les mots heureux des traducteurs, une « tragédie du langage », et même une double tragédie du langage : car derrière les difficultés langagières de ces personnages populaires qui évoluent dans une fête foraine de banlieue, sans pouvoir presque rien se dire, s’entend le traumatisme fondamental de l’être parlant, que Lacan nous a appris à reconnaître. Mais ce terme de tragédie ne doit pas ici tromper : J. Bellorini revendique de traiter Liliom sur « le mode de la varietà, avec des passages incessants du rire aux larmes »[5]. Ce à quoi il réussit, donnant une lecture de la pièce qui fait de Molnár ce poète que Socrate appelait de ses vœux à la fin du Banquet[6], en amenant Aristophane et Agathon à reconnaître qu’il appartient au même homme d’être à la fois poète tragique et poète comique.

Liliom est une fable qui raconte l’histoire d’un bonimenteur de foire, d’un pauvre gars qui travaille sur un manège à la périphérie de la ville, et se donne l’allure d’un voyou. La brutalité de la patronne du manège rapproche une petite bonne, nommée Julie, de Liliom ; ils tombent progressivement amoureux l’un de l’autre au cours du premier tableau, au travers d’un échange verbal où, à la rudesse triviale de Liliom, répond chez Julie un vouvoiement respectueux et une naïveté qui frise parfois le mutisme. Les mots leur manquent, le dialogue est entrecoupé de silences, mais dans le peu qui parvient à se dire finissent par percer une forme de tendresse généreuse chez lui et une pudeur extraordinaire chez elle, qui trouvent leur achèvement dans un grand silence.

Dans le deuxième tableau, on apprend que le chômage, la misère et les coups sont le réel de la vie de Julie et Liliom : pourtant le couple résiste malgré la violence du quotidien ; aucun des deux ne peut envisager de quitter l’autre, un fond de tendresse perdure des deux côtés, même s’il affleure différemment chez chacun, et n’exclut pas une dysharmonie foncière. La nouvelle de l’enfant qui s’annonce est accueillie avec une fierté joyeuse, mais l’émotion peine à s’exprimer, et elle explose chez Liliom en une sorte d’excitation qui le conduira à sa chute.

Pour financer le départ en Amérique dont il rêve pour sa future famille, Liliom se laisse entraîner, plutôt à contre cœur, dans un braquage manigancé par un copain, qui tourne mal au quatrième tableau : pour échapper au revolver de l’homme qu’ils devaient attaquer, au gendarme armé qui surgit, et à la perspective de la prison, Liliom plonge dans sa poitrine le grand couteau qu’il avait fini par accepter de cacher sur lui. Entre deux sanglots, il crie le nom de Julie.

Liliom meurt au cinquième tableau, en demandant à Julie de lui tenir la main, tout en refusant de lui dire pardon, ce que d’ailleurs elle n’a pas l’idée de réclamer : cette scène se déroule sans le moindre pathos, sans pleurs, avec peu de mots, mais, là, le manque de mots rejoint l’économie d’un bien dire.

Deux « détectives de Dieu » viennent réveiller le forain mort pour le conduire dans l’au-delà, où il est censé rendre des comptes, dans un commissariat qui est le lieu du Jugement Dernier : au sixième tableau, le juge céleste est un policier chargé de rédiger des rapports, que le metteur en scène a juché très haut sur la grande roue d’une fête foraine, prenant à la lettre le vœu de l’auteur : « En ce qui concerne […] les personnages surnaturels […], je ne voulais pas leur attribuer plus de signification qu’un modeste vagabond ne leur en donne quand il pense à eux »[7]. J. Bellorini y ajoute un humour iconoclaste.

Après seize années de purgatoire, quand sa fille sera devenue grande, Liliom sera autorisé à redescendre sur terre, pour une journée, et aura à inventer quelque chose de vraiment beau pour son enfant. Au septième tableau, a lieu la rencontre, irréductible occasion de malentendus : Louise, la fille de Liliom, le prend pour un mendiant et refuse le cadeau qu’il a volé pour elle ; alors, il ne peut le supporter, et la frappe. Elle ne sent rien, comme si, dit-elle, on l’avait embrassée : la voix de Julie-Louise est enregistrée. La pièce s’achève sur un mode énigmatique, avec le départ de Liliom, et un semblant de dialogue – on entend seulement la voix de Julie-Louise – entre la fille et la mère, qui donne le nom du père de Louise, sans qu’on sache si elle a reconnu Liliom, ou s’en souvient.

La pénurie des mots n’a pas la même place pour les différents personnages, et chacun y répond d’une manière singulière. Deux couples sont mis en regard dans la pièce, celui que l’amie de Julie forme de manière très convenue avec son époux, dont les propos sont entièrement stéréotypés, et celui de Liliom et de Julie, dont le lien réside dans ce qu’ils n’arrivent pas à exprimer, et dans leurs silences qui ponctuent poétiquement l’ensemble. La musique, dont l’importance s’atteste dans les didascalies, et qui joue un rôle essentiel dans le travail de J. Bellorini, se fait entendre là où les mots défaillent.

[1] Théâtre Gérard Philippe [2] Sous-titre de la pièce. [3] Molnár F., Liliom (Ou la vie et la mort d’un vaurien), Traduit par K. Ràdy, A. Moati et S. Vouyoucas, Éd. Théâtrales, 2004. [4] Ibid., « À propos de la traduction », p.89. [5] Programme de l’Odéon (35), « Communion éphémère », Entretien avec J. Bellorini, Propos recueillis par Marion Canelas, septembre 2014. [6] Platon, Le banquet, traduction Chambry, 223c-d, Garnier-Flammarion, p.96. [7] Molnár F., Liliom, op. cit., « À propos de la traduction », p.85.

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Quand lalangue défait le couple de signifiants

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Le couple signifiant/signifié 

On sait que chez Saussure le signifiant et le signifié fonctionnent en couple. Quand il parle du couple signifiant/signifié, il parle d’association et non de représentation. Le lien qui relie ces deux faces du signe, il le définit comme un rapport arbitraire. Aucun lien de nécessité ne les unit, seule la convention collective institutionnalise leur union qui reste définitivement sans raison. À ce premier arbitraire radical qui lie le couple signifiant/signifié, Saussure conjoint un deuxième arbitraire relatif : chaque signifiant et chaque signifié appartient au système général de la langue et le couple signifiant/signifié n’acquiert une identité que par la relation de chaque terme du couple avec chaque terme correspondant des autres couples. Dans le couple saussurien le rapport est donc arbitraire, institué par le discours commun et pris dans les règles d’associations du système général de la langue.

En définissant strictement le signe linguistique par ces trois seules qualités repérables, car se répétant, dans la diversité des langues, Saussure établit une science du langage et affirme que la langue rend le discernement possible. Le couple signifiant/signifié est un rapport dont l’arbitraire constitue un Un formel et produit une signification sûre et régulière. Le système linguistique saussurien est un nominalisme sans reste. Il implique que l’accidentel, la variation, la distraction, l’erreur, le silence, le lapsus, le Witz soient écartés ou exclus.

Le couple de signifiants 

Lorsque Lacan s’intéresse à la linguistique structurale saussurienne, c’est pour considérer les dimensions que précisément la linguistique structuraliste écarte. S’il convient avec Saussure que la langue produit du Un discernable, il affirme avec Freud que la langue en tant que telle a à voir avec l’inconscient. « c’est toute la structure du langage que l’expérience psychanalytique découvre dans l’inconscient »[1], écrit-il dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient ». En faisant du langage ce qui détermine l’existence de l’inconscient, non seulement Lacan implique qu’il n’y a pas de langue sans inconscient, mais encore que la structure formelle de la langue est liée à l’inconscient. Dès lors, il rompt le couple saussurien signifiant /signifié et privilégie le couple de signifiants S1 – S2. Les signifiants s’enchaînent et la dynamique de cette chaîne s’organise selon les relations de la métaphore et de la métonymie.

Dans son article « Action de la structure », Jacques-Alain Miller explicite cette dynamique du couple de signifiants : « l’action de la structure vient à être supportée par un manque […] Le manque dont il s’agit n’est pas une parole tue qu’il suffirait de porter à jour, ce n’est pas une impuissance du verbe ou une ruse de l’auteur, c’est le silence, le défaut qui organise la parole énoncée, c’est le lieu dérobé qui ne pouvait s’éclairer parce que c’est à partir de son absence que le texte était possible, et que les discours se proféraient : Autre scène où le sujet éclipsé se situe, d’où il parle, pour quoi il parle […] L’ensemble d’un texte sera donc considéré par nous comme l’entour d’un manque, principe de l’action de la structure »[2].

Avec le couple de signifiants S1 – S2 et l’action de la structure, Lacan remplace le principe d’unité du couple saussurien signifiant/signifié par un manque qui est un « vouloir-dire »[3] étranger à la structure de la langue et qui le cause. Le signifiant représente « pour » et ne s’accouple pas au signifié pour faire Un. Dans le couple saussurien signifiant/signifié, le mariage est définitivement rompu. Le signifiant, furet insaisissable dans la chaîne,  n’est « pas marié avec le signifié »[4]. L’action du couple de signifiants s’y oppose en mettant en jeu une irreprésentable cause dynamique.

Lalangue 

Ne cessant de questionner et d’élaborer la nature de cet irreprésentable et son lien à la langue, Lacan en vient à situer radicalement l’action de la structure hors du couple de signifiants. Dès lors, l’inconscient structuré comme un langage ne dit pas tout du fonctionnement de la langue et la dynamique qui anime le couple de signifiants concerne un hors-sens qui n’est plus un vouloir dire mais « un vouloir-jouir »[5].

Dans son Séminaire XX Encore, Lacan fait de la langue « une élucubration de savoir sur lalangue »[6]. Faite « des alluvions qui s’accumulent des malentendus, des créations langagières, de chacun »[7], lalangue relève non de la dynamique de la synchronie signifiante mais de la diachronie. Elle ne sert pas à la communication, ni au dialogue. Elle excède le sens de la langue et vise une jouissance. Le couple de signifiants, comme le couple homme-femme, a affaire à cette jouissance qui rend impossible le vouloir-dire à/de l’Autre. Si l’action de la structure fait fonctionner le couple de signifiants et si la vérité parle dans les formations de l’inconscient, lalangue se joue du sens, dérape, équivoque, laisse passer une jouissance et rend impossible le rapport entre deux signifiants et entre deux êtres parlant.

La psychanalyse soutient un certain amour qui est un certain mode d’accès à la lalangue comme lieu de l’impossible rapport. Cet amour « vise l’être, à savoir ce qui, dans le langage, se dérobe le plus – l’être qui, un peu plus, allait être, ou l’être qui, d’être justement, a fait surprise »[8]. C’est en saisissant la jouissance de lalangue pour la nouer à la langue qu’un dit d’amour prend tout son poids d’énigme et fait couple entre deux signifiants et entre deux êtres qui ne feront jamais Un.

L’amour est un caillou riant dans le soleil,[9] Faire couple relèverait-il de « l’étincelle poétique »[10] ? [1] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits I, 1999, Points-Seuil, 1966, p. 251. [2] Miller J.-A., « Action de la structure », Cahiers pour l’Analyse, 1er trimestre1968, http://cahiers.kingston.ac.uk/pdf/cpa9.6.miller.pdf [3] Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 34, octobre1996, p. 9. [4] Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, Navarin/Seuil, n° 62, mars 2006, p. 78. [5] Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, op. cit., p. 15. [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 127. [7] Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, op. cit., p. 11. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 40. [9] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 508. [10] Ibid., p. 507.

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Couple(s) dans l’art – art(s) de faire couple

Vers les Journées 45 de l’ECF 

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Le mardi 30 juin a eu lieu à Rennes une soirée préparatoire aux J. 45 de l’École de la Cause freudienne, une soirée préparée par un cartel fulgurant composé de Emmanuelle Borgnis Desbordes, Myriam Perrin, Noémie Jan et Éric Zuliani (Plus-un). Si « faire couple » est souvent appréhendé du côté du « conjugo » et de ses vicissitudes, il dépasse pourtant cette illusion. Des artistes ont été convoqués comme « témoins ». Sous l’impulsion de Patricia Bosquin- Caroz, cette soirée a permis de démontrer que « le partenaire du sujet n’est donc pas l’autre sexuel comme tel »[1] mais qu’il fait couple avec le « mode de jouir » de celui-ci. Bien qu’hommes et femmes se plaisent à penser une possible union des êtres et se laissent porter par l’idéal, d’autres liaisons, « inconscientes », jouent leur partie. « S’il n’y a pas lieu, et aujourd’hui moins que jamais, de croire jusqu’au bout aux fictions de deux êtres complémentaires qui s’appartiennent », souligne Christiane Alberti, responsable des prochaines Journées, « il s’agit d’interroger le véritable fondement d’un couple : ce qui se crée de liaisons inconscientes, aux causes surprenantes, paradoxales, masquées et néanmoins solides et efficaces »[2]. La psychanalyse lacanienne rompt avec cet imaginaire de la fusion et de la complémentarité. La clinique des rapports amoureux atteste qu’hommes et femmes ne se rencontrent jamais vraiment : structurellement, ils restent séparés ; et c’est ce qui leur permet de continuer à se désirer. La question qui s’est posée lors de cette soirée préparatoire était : qu’est ce qui peut attacher deux êtres entre eux ?

L’art, la création artistique ou encore la « passion artistique » pourrait fonctionner comme « mode de lien », c’est à dire comme « symptôme ». Car « si le sujet et l’Autre peuvent faire couple dans un rapport signifiant, linguistique, deux corps parlants ne peuvent faire couple sans un symptôme comme « mode de lien »[3]. Cette soirée s’est centrée sur les différentes façons de « faire couple » dans l’art sans céder à l’illusion de quelque création commune. Si quelques « couples d’artistes » sont parvenus à faire conjugo, nul doute que leur passion et leur engagement artistique et politique ont fait lien et rapport. Les peintures et créations de Sonia et Robert Delaunay au début du siècle – précurseurs du Cubisme – ont pu exemplifier particulièrement ce mode de lien symptomatique, leur « intuition simultanée », manière de « faire couple » par et dans leur art. D’autres couples d’artistes ne sont pas parvenus à cette invention. Ils ont connu les vicissitudes d’un conjugo infernal et ravageur. Malgré toutes leurs inventions quotidiennes, Françoise Hardy et Jacques Dutronc ne réussirent jamais à « être en couple », dévastés l’un comme l’autre par le sans limite de « L’amour fou »[4]. Par contre, ils réussirent à « faire couple » dans leur inspiration commune, l’écriture de leurs textes et de leurs musiques[5]. Le partenaire du sujet n’est donc pas tant l’autre sexuel que son « mode de jouir ». Un autre artiste, aussi provocateur que séducteur, amoureux des femmes mais surtout de la langue, a également été convoqué : Serge Gainsbourg. Artiste, peintre puis compositeur, il a fait couple avec une langue singulière qu’il a élevée à la dignité de la création musicale. S’il a fait couple avec quelques femmes, il l’a surtout fait avec l’écriture, la prosodie et ce de manière sinthomatique[6]. Enfin, parce que « ce qui fait couple peut se décliner de bien des façons »[7], Serge Le Tendre, créateur et dessinateur de bandes-dessinées, a témoigné de son travail ou comment pour lui s’est posé, s’est inventé, s’est écrit et s’est illustré le « mode de lien » qui le lie à l’Autre, à ses dessinateurs, à ses lecteurs et ses personnages pour faire « hystoire »[8]. À cette soirée, trois interventions et une conversation : Emmanuelle Borgnis Desbordes : « Hardy-Dutronc, inspiration commune » ; Noémie Jan : « Sonia et Robert Delaunay : intuitions simultanées » ; Michel David : « Serge Gainsbourg : faire couple avec la langue » ; Myriam Perrin : « À quatre mains - Conversation avec Serge Le Tendre ». La soirée s’est clôturée par la découverte d’une vidéo des plus improbables entre Jacques Dutronc et Sonia Delaunay, véritable trouvaille… venue faire « point de capiton » : http://www.ina.fr/video/I10279341

[1] Bosquin-Caroz P., « Le réel du couple », Quarto, n°109, décembre 2014, p. 10.

[2] Alberti C., Appel à communication des Journées 45, Faire couple – Liaisons inconscientes. [3] Bosquin-Caroz P., op. cit., p. 11. [4] Hardy F., L’amour fou, Albin Michel, 2012, ou Éditions J’ai lu, 2014. [5] Ibid. [6] David M., Serge Gainsbourg, la scène du fantasme, Actes Sud, mai 1999. [7] Stasse P., « Éditorial », Quarto, op. cit., p. 7. [8] Le Tendre S. « La quête de l’oiseau du temps », Dargaud, depuis 1983.

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Rendons à Innocent III…

 

Dans ce rappel historique passionnant, Guy Trobas retrace la genèse de l’accession de l’amour au statut de signifiant maître dans le couple. 

Si le jeune cardinal-diacre Lothaire de Segni, après son élection à l’unanimité comme Pape, s’est vu imposer de se nommer Innocent (Innocentius) ne nous y trompons pas : rien à voir avec ce que ce mot peut connoter pour nous du caractère naïf ou inoffensif d’une personne – connotation en effet apparue quelques siècles plus tard. En cause plutôt la pureté de sa vie qui lui était imputée une dénotation forte du terme latin innocencia – et peut-être la référence à ses deux prédécesseurs du même nom qui se sont illustrés dans des luttes doctrinales et politiques pour promouvoir l’autorité papale. De fait, durant sa papauté (1198 – 1216), Innocent III fût un pape énergique et décidé – un « Pape de combat ». D’abord sur le plan théologique, tant pour la consécration de points de doctrine (notamment la Trinité, la transubstantation, et le mariage), que dans ses conséquences en matière de lutte contre les hérésies (croisade contre les cathares, codification de l’Inquisition). Ensuite sur le plan politique, avec tout particulièrement la mise au pas des gouvernants de l’Europe chrétienne devant la théocratie pontificale, sans compter le lancement de la peu glorieuse IVè   croisade (sac de Constantinople).

Son Grand Œuvre, qui a conjugué les deux plans précédents, c’est le quatrième Concile de Latran (11/1215), l’un des deux plus prolifiques en matière de droit canonique. Prolifique et porteur d’une coupure induite par une novation inouïe au regard de tout ce qui avait existé dans les cultures que nous connaissons. Ses effets, qui ont mis du temps à se concrétiser, sont à présent au cœur de ce que nous appelons le couple, et plus largement, des « structures complexes de la parenté » (Levi-Strauss).

De quoi s’agit-il ? Du mariage chrétien comme sacrement. En quoi est-ce une novation, dans la mesure où toutes les cultures ont réglé la conjugalité et où certains théologiens ainsi que le Pape Lucius III en avaient esquissé déjà les contours comme sacrement ? Ce qu’Innocent III introduit canoniquement à Latran IV c’est non seulement sa consécration doctrinale comme l’un des sept sacrements de l’Église, un sacrement indissoluble, mais aussi ses règles pour qu’il soit authentifiable comme tel. Et c’est là le nouveau qu’il s’agit de mettre en relief. Un mot le résume : le consentement à l’orée même de l’engagement, consentement qui fait « parfait » le mariage et non pas sa « consommation ». Insistons : à la simple union de deux corps est substituée l’union de deux volontés sous les espèces d’un consentement mutuel qui doit être libre et public, dit de vive voix dans un lieu ouvert (une église), et avec des bans qui l’annoncent. La règle doctrinale est telle, en son principe, que des mariages forcés ou contraints sont déclarés nuls, non advenus, et n’ont pas, de ce fait, à être annulés. Nous sommes loin du consensus romain ! Mais la novation ne s’arrête pas là puisque la femme accède à un statut autre que l’objet d’échange, un statut qui lui donne, comme sujet, une égalité, certes théorique, avec l’homme. Et l’opérateur de ce « miracle » est l’amour.

Certes, cet amour n’est pas laïc, encore moins saurait-il être « concupiscent » – des règles strictes encadrent la sexualité des mariés. Cet amour du couple qui suscite l’alliance de deux dons de soi est en effet censé se sublimer selon le modèle de l’amour christique de l’Église qui incarne le dessein d’amour de Dieu pour l’humanité. Passion oui, mais spirituelle ! Ceci étant, ce concept implique bien, dans sa logique, un renversement, une coupure par rapport à celui des structures élémentaires de la parenté qui avait laissé – « sagesse » dit Lacan – l’amour en dehors des circuits de l’échange des femmes. Il faut dire que dans l’époque médiévale les multiples variations concrètes de cet ordre symbolique dérivaient dans diverses voies de ravalement, dont le rapt.

C’est justement dans ce contexte que la puissante vague, au XIIe siècle, des discours des troubadours et autres poètes, de l’amour courtois, des cathares, sans compter les premiers romans laïcs et autres fabliaux, promeuvent un renversement et un antagonisme idéologique qui vient opposer la règle de l’amour, avec la force de son versant passionnel centré sur l’amour de l’amour, aux pratiques féodales du « matrimonial » placé plus ou moins sous le signe du christianisme. Retenons-en le symbole dans un jugement en 1174 de la Comtesse de Champagne qui fait prévaloir la liberté de cet amour sur celui du « devoir » d’amour dans le mariage.

Innocent III, qui dans un traité juste antérieur à sa fonction papale, avait démontré une attention particulière à l’affection dans le couple, a bien perçu, au-delà des désordres intempestifs (notamment endogamiques) des pratiques du mariage, la portée subversive des discours précédents au point de les qualifier d’hérétiques et ce d’autant qu’une de leur source d’inspiration était albigeoise. Latran IV manifeste clairement sa volonté offensive de contrer sur le plan justement de l’amour, le danger de tels discours d’où l’instauration tant institutionnelle que sacralisée de l’ affectio maritalis dans le mariage.

Ce n’est pas passé comme lettre à la poste. Notamment la priorité absolue du consentement s’est heurtée à de fortes résistances de haut en bas des liens sociaux. Les pouvoirs en place n’ont pas été les derniers à vouloir se démarquer du droit canon. Ne rentrons pas dans les détails mais remarquons simplement ici que des effets majeurs de discours, dus à cet acte de Innocent III, ont travaillé en profondeur les sociétés européennes les siècles suivants. Leurs traces sont innombrables outre une inflexion, disons, tensionelle, des rapports entre les hommes et les femmes : des usages linguistiques dans l’amour aux aménagements de la maisonnée, des mœurs communs ou aristocratiques aux représentations artistiques (je l’avais illustré avec la peinture flamande dans une intervention aux Journées de l’ECF sur l’Envers des familles, en 2006), des écrits romanesques et philosophiques à la réflexion sur le droit, bref, ces remaniements discursifs vont trouver une amplification patente chez les philosophes des Lumières et, dans cette même dynamique, travailler la Révolution française. C’est bien celle-ci qui va consacrer la suprématie du droit civil sur le droit canon en matière de mariage : institution du mariage civil dans le Constitution de 1791 et du divorce par consentement mutuel dans la loi de juillet 1792.

L’expression de « consentement mutuel » est ici décisive. Elle marque ce qui est repris du droit canon du mariage en termes de liberté et d’égalité mais le nouveau droit séculier ajoute à la première la possible dissolution du « contrat » de mariage et lui enlève sa valeur de validation sacramentelle. Et à la seconde il ajoute le retrait de toutes les obligations faites à la femme dans la conjugalité. Bien que le signifiant amour – qui pourtant aimantait tous les esprits voire les paroles des Constituants – ne figure pas dans les deux actes précédents, il est patent que, malgré son élision derrière le signifiant consentement mutuel, il est celui qui symbolise tout un remaniement discursif. C’est un signifiant devenu maître.

Que la Restauration soit revenue sur le divorce rétabli en 1884, mais seulement en 1975 pour le consentement mutuel –, ne change rien au fait majeur que l’efficace de ce S1 a suscité un effet de discours tel qu’il a fini par produire une véritable mutation des modalités selon lesquelles se forment et se vivent les couples dans ou hors le mariage. Parmi celles-ci avançons l’articulation entre la chute de l’autorité paternelle qui était « de principe » dans les traditions du mariage, y compris dans le supposé consensus romain, et la rivalité des sexes qui est bien une logique nouvelle entre eux. L’avènement de l’amour comme S1 est fondateur d’une nouvelle considération de la femme qui n’a pas fini de faire son chemin révolutionnaire !

Que Innocent III y soit pour quelque chose peut évidemment surprendre. Posons que ce soit « à l’insu de son plein gré », pour nous autoriser à reprendre la connotation plus tardive du terme d’innocent.

Ce qui est frappant, pour conclure, c’est que la sécularisation de l’amour n’a pas évacué la dimension d’idéal brûlant que sa version canonique tentait de promouvoir – elle l’a amplifiée. Au début cela a concerné le petit nombre, le grand faisant son affaire des transgressions, susceptibles d’être confessées ou non, absoutes ou non. Mais cet idéal de l’amour laïc, déjà repérable dans les propos des Révolutionnaires, jusqu’à un Engels, a été ensuite adopté par le grand nombre et ses illusions qui élident l’objet a voilé dans « l’habit »[1] de l’amour se payent de bien des souffrances – angoisse, dépression, et autres ravages –, dont le traitement n’est pas du ressort du confesseur. Les psychanalystes en savent quelque chose.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 12.

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Mon clone et moi, moi ou mon clone

Real humans est une série suédoise réalisée par Lars Lundström (2012-2013). Dans un futur proche se développe l’usage de robots de forme humaine appelés hubots, terme résultant d’une création signifiante mêle humain et robot. Quelle sera la place de ces hubots dans les existences humaines ?

Mimi est offerte à la famille Engman, livrée dans une boîte, comme une poupée. Elle ouvre les yeux et parle, charmante, fascinante. L’image parfaite nous leurre. Mr Engman fait aussitôt un lapsus, il dit : elle au lieu de il comme l’usage le veut pour un hubot. Mme Engman craint que leur fils adolescent veuille faire l’amour avec elle ; en effet il sera séduit, d’autant que son rapport au corps d’une femme l’effraie. Elle redoute que sa fille trouve en Mimi une maman plus présente ; « Elle n’est jamais pressée comme toi », lui dit sa fille. Elle en déduit, avec inquiétude, que celle-ci pourrait trouver en Mimi une maman plus présente. Les hubots sont des partenaires idéaux qui pallient aux défaillances humaines. En cela, le film est en phase avec le malaise contemporain où le sujet, solitaire, est prêt à s’appareiller à un objet qui lui procure une jouissance directement accessible, sans avoir à en passer par le lien à l’Autre. Dans la série, le réalisateur suit cette piste, et nous réserve de multiples trouvailles. Certains hubots sont des clones d’humains.

Voici un personnage particulièrement intéressant : Jonas a survécu à un incendie, son visage brûlé, figé, ou le masque opaque sous lequel il le dissimule, fait de lui à l’écran un personnage peu humain, sans valeur phallique. Il dit être « un monstre… les femmes ne peuvent plus me regarder ». Il veut « se recréer… reprendre vie », espérant, grâce à un système innovant, déplacer sa conscience dans son hubot-clone après sa mort. Ainsi ce désir de vivre à tout prix passe par la pulsion de mort. Il met en scène une relation sexuelle entre une hubot et son clone et les regarde. Son clone pourrait-il vivre, aimer, à sa place ? Il lui dit : « aujourd’hui j’aurai ce qu’il faut pour te libérer, me libérer ! Puis nous nous unirons toi et moi, je serai à l’intérieur de toi et tu seras moi ». Le narcissisme est très important dans ce désir de se reproduire, dans cette tentative de retrouver dans ce clone-miroir l'unité perdue. Or, celle-ci apparaît pour Jonas à jamais perdue, car Lundström met l’accent sur le ratage de l’opération : alors que son personnage doit instruire son clone de sa vie, il tait des faits importants ainsi que ses affects, ne voulant transmettre à son clone qu’un moi idéal, ce qui ne suffit pas, en effet : « Ce qui nous soutient comme Un n’est pas ce que le miroir nous renvoie, c’est retrouver ce soutien plutôt du côté d’un foisonnement de souvenirs où se trouvent mélangées des images et des bribes de discours. »[1] Le code permettant cette transmutation, d’abord troué, est complété à la hâte. On peut douter que ces séquences soient adéquates, mais Jonas n’en veut rien savoir, il passe à l’acte, ce qui paraît suicidaire. Indifférent aux réactions de son employé, il lui ordonne : « Tu me tires dessus, je me transfère dans le clone, je me réveille dans le clone ». L’employé semble tout aussi distrait dans ce moment pourtant crucial. Dans cette séquence, Lundström indique à quel point chacun est seul avec une jouissance qui relève du Un, sans rapport à l’Autre.

Cette série explore les conséquences d’un idéal transhumaniste : Jonas veut se passer de son corps, souffrant, mortel, et recréer l’homme qu’il était dans un cyborg[2], pour qu’enfin ce leurre, ce beau miroir de lui-même, accroche le regard d’une femme.

[1]Le corps parlant, « Présentation du Congrès et de l’affiche par son Directeur, Marcus André Vieira », http://www.causefreudienne.net/event/le-corps-parlant-sur-linconscient-au-21e-siecle [2] Pour une définition de ce terme, voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyborg

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Liliom

Mise en scène au théâtre de l’Odéon en juin 2015 par Jean Bellorini,

d’après la pièce de Ferenc Molnàr[1]

 

La pièce se situe dans les années 20, dans le milieu populaire et très pauvre de la Hongrie. La mise en scène de Jean Bellorini donne au texte dramatique une légèreté et un humour qui nous troublent et nous permettent de supporter la dureté du « sans-issue » dans lequel chacun des personnages est pris.

André Zavoczki, dit Liliom, est le nom d’un jeune homme de 28 ans. Il travaille dans une fête foraine au manège de Madame Muscat. Liliom… Elles le veulent toutes. Au-delà de faire tourner le manège, il fait tourner la tête des femmes, c’est un « bonimenteur », il est réputé pour les séduire toutes avec des mots, puis en abuser et les détrousser.

Un jour, il remarque Julie, une petite bonne de dix-huit ans, qui vient sur son manège. À elle, il ne lui dit rien, il la prend simplement par la taille, sans un mot ; elle se laisse faire. La patronne, qui est elle-même sensible aux boniments de Liliom, exige le départ de son manège de cette fille. Julie refuse et tient tête à Madame Muscat, et Liliom la défend. La rencontre se fait dans ce temps d’échange : le couple est né.

C’est une rencontre entre Julie et Liliom ; ils sont amoureux. C’est ce que devine le spectateur de la pièce, mais jamais ils ne se diront leur amour, leur lien. Comme l’écrit Jacques-Alain Miller à propos du Séminaire …Ou pire en quatrième de couverture du livre : « “Y a de l’Un” […] cet aphorisme, passé inaperçu, complète le “Il n’y a pas” du rapport sexuel, en énonçant ce qu’il y a. Entendez, l’Un-tout-seul. Seul dans sa jouissance (foncièrement auto -érotique) comme dans sa signifiance (hors sémantique) ».

Liliom – « Tout d’même t’oserais pas devenir ma femme ? » Julie – « J’sais seulement que… si j’aime quelqu’un tout m’sera égal… même de mourir. » Liliom – « Tu t’mettrais pas avec un salaud comme moi ? » Julie – « Même avec le diable, Monsieur. »

Voilà les seuls échanges amoureux de la pièce pour ce couple. La jouissance de l’Un-tout-seul, c’est ce qui caractérise et lie ce couple. Chacun, à sa manière, protège l’Autre de la castration du désir. Le maître mot pour ce couple, c’est le fatalisme. Ils attrapent les conséquences de leurs actes comme des fatalités, et les acceptent sans jamais contrarier, entraver le destin, sans jamais projeter sur l’autre la douleur d’exister. Chacun fait de l’autre, dans son style singulier, un partenaire intouchable, un objet plein dont on ne se plaint pas. C’est un mode de jouir qui n’échappe pas au spectateur.

Julie protège Liliom avec un discours empreint de fatalisme. Être enceinte ? : « Moi ça m’a pas fait peur, lui dit-elle, il faut bien que ça vienne un jour ». Être battue ? : « Il en faut des comme lui, il m’a frappée parce que ça le vexe de travailler », dit-elle à son amie qui s’émeut de la voir battue. Liliom frappe Julie, mais Julie n’a pas mal, dit-elle. Quelqu’un lui dit, après sa mort : « Alors il ne vous frappait pas ? » « Non, jamais. Il a toujours été très bon pour moi ». Rien de ses sentiments ne sera dit à personne. Jamais elle n’acceptera la moindre critique par un autre de cet homme qui la maltraite, et qui lui parle mal. Elle jouit dans sa solitude d’être à lui, d’être la seule à le comprendre. Quand on la plaint et que son homme est critiqué, elle répond toujours sur le même mode : « ce n’est pas de sa faute, c’est la faute à pas de chance ».

Mais quand une autre femme vient lui dire : « Tout le monde dit du mal de ce pauvre Liliom excepté nous deux. Vous non plus, vous ne dites pas qu’il était mauvais », Julie répond : « Si, moi je le dis ». Julie ne cède sur rien pour maintenir son André dans ce lien unique, elle seule le comprend, elle seule sait. Même lui, Liliom n’a pas accès à ce secret qui fait jouissance pour Julie.

Julie ne lui livre le secret de son amour que devant son corps sans vie : « Dors mon André, ça regarde pas les autres, je l’ai jamais dit, même à toi, jamais, mais maintenant je te le dis… mon amour… Dors tranquille… mais maintenant t’entends plus ta Julie… Tu vois… J’tai tant aimé… Tu vois j’te le dis, mais j’ai honte, j’ai très honte… Dors mon André ».

Pour Liliom aussi, il y a un impossible. Il passe son temps à l’insulter, la jeter, l’abandonner, il ne la protège pas des besoins matériels de la société. La seule invention qu’il trouve pour la protéger, de lui, c’est de ne pas lui parler. De ne parler ni d’elle, ni de son amour pour elle, à personne. Le bonheur est impossible pour cet homme, parce que le bonheur c’est accepter de prendre le risque de le perdre. Quand Liliom sait qu’il va être père, la joie est trop forte, il ne peut soutenir ce désir et il se donne la mort pour ne pas risquer la rencontre et la perte. Au moment où il se poignarde, il pousse un cri d’amour, il appelle Julie.

C’est dans un dernier souffle, au moment de mourir, qu’il peut enfin lui avouer : « J’t’ai frappée parce que j’étais en colère, t’as chialé à cause de moi, je veux pas te voir pleurer…. Ma p’tite Julie ».

Le pendant de ce couple, c’est celui que forme son amie Marie, amie de jeunesse de Julie et femme de ménage, avec Wladimir, chasseur au restaurant. Ils vont passer de petits employés à propriétaires du Grand café. Marie et son amoureux se parlent, se chamaillent, font des enfants, se marient et se disputent. Marie qui, au début de la pièce, passe pour simple d’esprit, va se révéler du côté de la vie, avec une sexualité et un désir assumé et soutenu. Julie, qui l’enseignait sur la vie, va être enseignée par Marie :

Julie – « Vous vous engueulez jamais ? » Marie – « seulement quand on fait des choses sensuelles. » Julie – « sensuelles ? »

Un jour, Julie demande à Marie : « Depuis quand tu dis vous à ton mari ? ». Le mari répond : « Je préfère ça. Tant que nous nous disions tu, c’était des disputes sans arrêt. Maintenant nous nous disons vous et ça marche à merveille».

Dans le couple que forment Liliom et Julie, nous voyons comment chacun se soutient comme il peut, pour préserver l’Autre au-delà de l’autre de la castration. Julie accepte tout et Liliom se donne la mort. Avec la très belle mise en scène de Jean Bellorini, nous pouvons, dans les silences de ce couple, entendre la pulsion de mort. Là où Marie et Wladimir s’organisent avec le signifiant pour arrêter, limiter une jouissance.

Seize années après, l’âme de Liliom revient sur terre voir sa fille. Un dialogue s’engage sans qu’il lui dise qui il est. Il lui donne une gifle, parce qu’il ne sait toujours pas faire avec l’Autre, mais sa gifle ne porte pas, car il n’est qu’un spectre. Après son départ, sa fille s’étonne auprès de sa mère que la gifle ne lui ait pas fait mal.

« Maman, ça t’est déjà arrivé que quelqu’un t’ait frappée et que tu ne l’aies pas senti ? « Oui ma chérie, ça m’est arrivé…on te frappe et ça fait pas mal… » Rideau. [1] Actes Sud Papiers – Hors collection, novembre 1990.

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