Regards

Entretien avec Jean-Philippe Toussaint

Nous publions dans l’Hebdo-Blog l’entretien avec Jean-Philippe TOUSSAINT réalisé par Benoît Marsault le jeudi 8 octobre 2015 à la librairie « La compagnie », à Paris, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Football »[1], aux éditions de Minuit. J.- P. Toussaint décline sa relation personnelle à la psychanalyse qui l’a marqué depuis son enfance. Il soutient sa position d’écrivain intéressé par l’aspect romanesque de choses du monde où il trouve son équilibre par l’écriture. Il nous conduit au plus proche de ce que la vérité représente pour Lacan, dans sa structure de fiction, car pour l’écrivain ce qui « compte est l’interprétation ».

 

 

Benoît Marsault – Avez-vous une expérience, ou quelle idée avez-vous de la psychanalyse ?

Jean-Philippe Toussaint – C’est une question sur laquelle je me suis assez peu interrogé, je n’ai aucune expérience de psychanalyse, je n’ai jamais suivi de psychanalyse, j’ai une culture, je dirais, générale, suffisante pour connaître l’œuvre de Freud, sans du tout être un spécialiste, mais en connaissant, si ce n’est en détail, en percevant bien l’essence de l’œuvre de Freud, grâce à ma mère qui l’a toujours lu et qui elle, a suivi une psychanalyse et qui m’a très vite expliqué des sortes de théorèmes ou d’évidences. Les actes manqués n’avaient aucun secret pour moi à neuf ans, puisque ma mère m’expliquait tout ça, et donc, par l’intermédiaire de ma mère, beaucoup des notions – de Freud essentiellement – me sont familières. Alors ensuite comme tout homme cultivé, j’ai lu quelques textes de Freud. Comme écrivain, le seul texte qui a été vraiment important, c’est Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci parce que ce livre-là – c’est assez drôle car je sors Football maintenant, mais le livre qui s’appelait La mélancolie de Zidane a vraiment été influencé par Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci avec cette idée que Freud invente Léonard de Vinci d’une certaine façon, il le façonne lui-même et peu importe ce que Léonard de Vinci était, a pensé, Freud se l’approprie. Et c’est ce que j’ai fait avec Zidane. Peu importe ce que Zidane a pensé, si vous relisez attentivement La mélancolie de Zidane, je crois qu’il y a une interprétation psychanalytique du geste de Zidane. Alors c’est assez marrant pour moi qui ne suis vraiment pas un spécialiste, je vous invite à lire ou à relire cet ouvrage et à voir qu’il y a, je pense, une vraie intuition de la psychanalyse et que son acte, je l’inscris dans la totalité de sa personnalité.

BM – C’est-à-dire que Léonard de Vinci comme inspiration, dans le texte de Freud, c’est une inspiration dans une sorte de construction logique du cas Zidane, et à la fois parce que c’est faire d’un personnage célèbre un personnage de fiction ?

JPT – Exactement, pour se l’approprier, et à la fois se dire peu importe finalement ce que la réalité du personnage était, ce qui compte, c’est l’interprétation, qui est aussi riche que ce que le pauvre patient a réellement vécu. Alors évidemment pour moi, plus on va vers la fiction, plus ça m’intéresse, et tout ce qui devrait résulter d’une efficacité thérapeutique, moi je m’en fous, mais ce qui m’intéresse, c’est en quoi les intuitions de Freud comme celles de Proust sont valables d’un point de vue romanesque, et non pas qu’elles soient efficientes d’un point de vue pratique ou thérapeutique. C’est comme ça que je l’ai toujours considéré. Pour moi Freud est un grand auteur de fiction ! Au même titre que Proust, pour moi il a inventé quelque chose, et peu importe si ça a à voir avec une certaine réalité, il en a fait un univers cohérent et qui a des résonances avec tout le monde. Alors après, on peut le contester, mais pour moi c’est efficient parce que c’est un ensemble cohérent, mais comme écrivain, pas comme thérapeute.

BM – Vous soutenez-vous d’une certaine logique dans votre rapport à l’écriture ?

JPT – Oui peu importe la vérité historique, ce qui compte c’est l’interprétation. Ça c’est une idée que je défends, je soutiens une position d’écrivain, toujours, il y a des questions de sociologues par exemple, comme au sujet de Football, mais moi je défends toujours strictement une position d’écrivain, littéraire.

BM – Comment travaillez-vous ? Dans un entretien en 2013 pour les 43es Journées de l’École de la Cause freudienne sur le traumatisme, vous évoquiez la structure du rêve, comme une manière de développer votre écriture, de rentrer dans la création littéraire ?

JPT – Oui il existe différentes méthodes, ce sont des choses que j’ai aussi évoquées dans mon livre L’urgence et la patience où je développe très précisément la façon dont j’écris. Et là aussi, vous retrouverez des éléments liés à la psychanalyse, comme le fait que je vois l’écriture comme une façon de descendre en soi-même. Comme quand je décris l’urgence, qui peut être perçue, ou comprise par un regard psychanalytique, j’en suis persuadé.

BM – Il y a aussi dans votre écriture des moments d’essoufflement, des scènes où l’on est emporté par votre langue comme les personnages dans la fuite du casino dans Fuir, ce sont des choses que vous pensez comme écrivain, que vous faites comme ça, pour ça ?

JPT Absolument. Il y a aussi une recherche d’énergie romanesque qui est très consciente, et ça surtout dans Le cycle de Marie, évidemment beaucoup moins dans les essais, mais dans tout ce qui est fiction il y a cette recherche d’énergie, d’accumuler de l’énergie, et de la faire exister, ça c’est au cœur de ce que je fais.

BM –C’est ça la recherche littéraire précisément ?

JPT Oui, parce que, évidemment, on a bien compris que les thématiques importent peu, et je dirais même si ce sont des thématiques parfois plus intimes comme dans Le cycle de Marie où j’aborde la question de la rupture amoureuse, quelque chose qui est plus sérieux, plus intime, il n’empêche que c’est quand même l’écriture qui compte, chaque fois que j’écris, ce qui importe, c’est la littérature, et jamais le sujet, jamais ce que je traite, et encore plus manifestement avec un sujet comme Football.

BM – Est-ce que ça vous fait du bien finalement, d’écrire ?

JPT – Mais bien sûr, je n’ai même pas besoin de psychanalyse ! En tout cas ça m’équilibre dans la vie, enfin je trouve mon équilibre par l’écriture, j’ai même constaté que lorsqu’il y avait de longues périodes où je n’écrivais pas, j’étais dans une position d’inconfort psychique pourrait-on dire, où j’aurais peut-être besoin d’une psychanalyse, et en fait il suffit que je me remette à écrire pour que l’équilibre revienne. Les bienfaits qu’une pratique psychanalytique apporterait ou peut apporter, je les trouve à la source, moi-même, avec ma propre recherche littéraire. Même si c’est par d’autres moyens, je n’utilise pas les mêmes moyens.

BM – Et quand vous avez écrit alors il y a un moment où vous avez une conviction que c’est ça, que ça c’est juste ?

JPT – Oui, mais il y a des étapes, c’est rarement du premier coup, je dois beaucoup relire, et puis finalement il arrive un moment où je me dis que c’est ça, c’est comme ça.

BM – Et que dire de ces phrases « coup de poing » que l’on trouve dans votre écriture ?

JPT – Dans Le cycle de Marie, certainement, il y a la violence toujours sous-jacente, présente, prête à exploser et parfois explosant d’ailleurs. Dans mon premier livre, La salle de bain, il y a une scène très violente : le narrateur agresse vraiment physiquement, et, avec l’acide chlorhydrique dans  Faire l’amour, la violence n’est pas niée, elle n’est pas sous le tapis, elle resurgit.

BM – Elle devient matière littéraire aussi ?

JPT – Oui, et je m’inspire d’une certaine violence qui est en moi, et que d’une certaine façon, je canalise ; il y a une sorte de catharsis, en l’exprimant par la littérature où elle est aussi violente, en l’exprimant c’est également violent pour moi mais d’une certaine façon, je m’en débarrasse, en en parlant.

[1] Toussaint J.-P., Football, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015. NB : les autres ouvrages de J.-P. Toussaint cités sont publiés chez le même éditeur.

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« Une poétique du différend , Jane Austen » Entretien avec Sophie Demir

 L’ironie tient une place maîtresse dans le livre de Sophie Demir Jane Austen, Une poétique du différend[1]. Nous autres psychanalystes nous intéressons aussi beaucoup à l’ironie, laquelle, selon Jacques-Alain Miller, « dit que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en son fond une escroquerie, qu’il n’y a pas de discours qui ne soit du semblant »[2]. S. Demir a accepté de s’entretenir avec nous à partir de ces points : l’ironie de J. Austen fait-elle vaciller les semblants ? De quel bois se chauffe-t-elle ?

Sophie Demir – Je dirais qu’il s’agit chez Jane Austen d’une ironie tout en subtilité. L’ironie austenienne n’est pas facile à déceler. Il est possible de lire les romans de J. Austen sans même s’apercevoir de l’omniprésence de cette ironie. Percevoir à quel point l’ironie est une part intrinsèque de l’écriture austenienne exige d’en passer par une lecture attentive. Par exemple, l’incipit célèbre de Pride and Prejudice : « It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune, must be in want of a wife »[3] paraît être une affirmation d’une banalité consternante.

Stella Harrison – En effet !

 SD – Replacée dans le contexte de l’œuvre austenienne, il s’avère que cette vérité est une fausse vérité. L’affirmation est démontrée dans sa fausseté par presque tous les romans, presque tous, car le terme « universally » est aussi constamment battu en brèche par l’ironie austenienne. Tout ce qui prétend avoir valeur universelle en matière de psychologie humaine ne peut qu’être faux. Ainsi dans les romans austeniens ce sont souvent les femmes qui sont en quête d’un mari, et non l’inverse, une réalité imposée par les lois sociales de l’époque. L’ironie ne consiste cependant pas seulement à dire une chose pour son contraire dans les romans austeniens. Elle vise les dispositifs énonciatifs eux-mêmes.

SH – L’écriture de J. Austen précède le « Stream of consciousness », évoqué par J.-A. Miller[4], ce « flux de conscience  de la fin du XIXe siècle, début du XXe, genre littéraire auquel s’était adonnée, après Joyce avec son Ulysses, Virginia Woolf, avec Mrs Dalloway ». Austen, Joyce, Woolf, y aurait-il là du même ? Rappelons ici d’ailleurs combien J. Austen fut célébrée et aimée par V. Woolf…

SD – L’écriture de J. Austen comme celle de Laurence Sterne sont des moments essentiels dans l’histoire littéraire qui mène au « Stream of consciousness ». Chez J.Austen, on trouve une manière très habile de manier le discours indirect libre. Le discours indirect libre permet de livrer le flux de conscience d’un personnage sans avoir à l’introduire, à tel point qu’il devient parfois difficile de savoir à qui doivent être rapportées les pensées, parfois même les paroles. Cela permet une mise à distance des personnages. Lorsqu’Emma se moque d’Harriet Smith dans Emma, l’ironie attrape les deux personnages dans son filet et permet au lecteur attentif de prendre ses distances tout à la fois avec le personnage d’Harriet, et la construction qu’en propose Emma.

SH – Selon vous, J. Austen cherche-t-elle à fabriquer un discours qui ne soit pas du semblant ou à démontrer combien tout discours est semblant ? Peut-elle être féroce comme l’est si souvent V. Woolf ?

SD – Son effet principal est une mise à distance de ce qui paraissait évident. L’ironie vise la doxa. Sa fonction est de mettre à distance tous les discours, de faire vaciller les semblants, non pour en nier la fonction, mais pour créer un espace de jeu entre les discours, un espace de liberté pour s’efforcer de dire autre chose, ou du moins de mettre en scène la quête d’une singularité. La gamme de l’ironie austenienne est très étendue, allant de l’humour à la férocité. Elizabeth Bennet dans Pride and Prejudice avoue : « There are few people whom I really love, and still fewer of whom I think well. »[5]

SH – Je vous remercie chère Sophie Demir, de ces indications précieuses qui nous dessinent l’arbre généalogique du « Stream of consciousness ».

[1] Demir S., Jane Austen, Une poétique du différend, Presses Universitaires de Rennes, 15 octobre 2015.

[2] Miller J.-., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, février 1993, p. 9.

[3] Austen J., Pride and Prejudice (1813), New York, Oxford University Press, 1988, p.3.

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Des choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 14 janvier 2009, inédit.

[5] Austen J., op. cit., 135.

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Écrire, c’est Vivre – Les entretiens de Brive, de Philippe Bouret avec la complicité d’Élise Clément

Les 6, 7 et 8 novembre derniers, on pouvait voir sous un ciel d’un bleu éclatant, une longue file d’attente devant l’entrée de la Foire du livre de Brive.

Au stand des éditions Michèle, Philippe Bouret présentait le livre qu’il co-signe avec Élise Clément : Écrire, c’est vivre – Les entretiens de Brive[1]. P. Bouret nous avait déjà offert, dans Lacan Quotidien, des entretiens avec des auteurs qu’il avait rencontrés à la Foire du livre ces dernières années. Cette nouvelle série d’entretiens, longs, s’inscrit dans le droit fil des précédents, fil qui se dégage nettement quand P. Bouret, répondant à la journaliste qui l’interroge sur ce qui l’a orienté vers ces entretiens, indique qu’il a pris appui sur l’enseignement de Jacques Lacan dans son « Hommage fait à Marguerite Duras »[2] quant au savoir de l’artiste.

Les rencontres de P. Bouret et d’É. Clément avec ceux que Philippe Lacadée nomme, dans sa préface de l’ouvrage, des « artistes de la langue » – ils ne font pas tous profession d’écrivain – sont chaque fois singulières, elles ont leur cadre, leur style, leur ton. De la richesse de ces entretiens, des fulgurances, surprises, résonnances qui les traversent, nous ne dégagerons ici que quelques points vifs.

Ainsi c’est par une question sur le rapport que Danièle Sallenave, présidente de la Foire du livre 2015, entretient avec les mystiques, que P. Bouret ouvre la voie à une réflexion sur le lien qu’elle établit entre expérience mystique et expérience de l’écriture. Pour elle, « l’expérience mystique vient forcer la langue, la tordre, et la contraindre […] à devenir flamboyante, incroyablement puissante »[3]. « J’aide la langue à se déployer. Oui, c’est ça, écrire, c’est aider le langage à se déployer. »[4] Suivre son articulation peut conduire à cette idée que le déploiement de la langue à partir d’un « noyau concentré de langage »[5], c’est le mouvement de la vie même. En ce sens, on pourrait mettre en série, écrire, parler, vivre et… lire.

Ces propos résonnent avec ceux de Marie Gaston, dans le dernier entretien du livre, quand elle énonce : « L’écrivain joue avec les mots, avec leur musique. Jouir et jouer ne sont pas très éloignés, ni pour l’oreille ni pour les sens. Les mots, s’ils restaient nus, n’auraient aucune vie. »[6] M. Gaston, enfant, s’était inventé des compagnons imaginaires, puis elle écrivit de la poésie avant de passer toute une vie comme attachée d’administration et se tourner vers le roman dans la continuité du désir de transmettre qui était celui de sa grand-mère maternelle analphabète.

Grichka Bogdanoff nous livre la rencontre que lui et son frère jumeau Igor firent d’abord avec l’enseignement de Lacan, puis avec Lacan lui-même, qui les reçut pendant plusieurs mois une fois par semaine. Sans qu’il se soit agi à proprement parler d’une analyse, il y eut effets d’interprétation et les énoncés que leur adressa Lacan les ré-orientèrent dans leur vie personnelle et dans leurs questionnements de chercheurs. Il faut lire le témoignage très vivant de ces rencontres dont P. Bouret se fait, avec talent, le passeur.

Alain Rey nous enseigne la distinction qu’il fait entre l’amour de la langue et l’amour de l’usage de la langue dont il témoigne par le souvenir de l’enfant lecteur acharné qu’il fut, dès qu’il sut lire : à l’âge de neuf ou dix ans, il lut Dante, sans en comprendre le sens. Une jouissance au-delà du sens apparaît là en jeu, qu’A. Rey définit comme celle d’une « mise en rapport des systèmes de signes les uns avec les autres, entre l’écriture dégageant une musique et dégageant aussi une représentation plastique »[7]. N’est-ce pas de cette rencontre avec la jouissance au-delà du sens des mots que provient le vif souci d’A. Rey que « le dictionnaire garde un souffle de vie »[8] ?

On lira avec beaucoup d’intérêt ce que nous transmet Benoît Jacquot de son travail avec les acteurs, de la manière dont il les dirige, l’étonnement qui le surprend de saisir, des années après, d’où lui est venue l’idée de demander à une cantatrice de chanter pieds-nus dans la Traviata qu’il a mise en scène à l’Opéra Bastille en 2014. Sur ce point, presque en écho, Maria de Medeiros témoigne de cette expérience d’avoir ôté ses chaussures à la demande de Brigitte Jaques-Wajeman la dirigeant dans le film de B. Jacquot Elvire Jouvet 40, expérience dont elle dit : « il y a le contact des pieds nus sur le sol et tout à coup, le corps est là. C’est avec cette arrivée du corps que l’on peut atteindre cet état de viduité que l’on peut identifier à une part de l’inconscient. C’est ce qui permet à l’inconscient de parler »[9]. Mais avec M. de Medeiros il sera aussi question de son activité artistique multiforme, de comédienne, réalisatrice de films documentaires et chanteuse. Elle situe très précisément deux rencontres qui seront déterminantes dans son orientation artistique et son engagement antifasciste et pour les femmes : son professeur de philosophie qui lui fait découvrir le théâtre et, plus tôt, le film Rome ville ouverte que ses parents l’emmenèrent voir alors qu’elle n’avait que six ou sept ans, et dont elle dit qu’il a produit sur elle un effet « plus que traumatique »[10] comparable à celui d’un vaccin.

Avec François Regnault, c’est dans le bouillonnement intellectuel des années soixante que nous entrons. Nous assistons à la rencontre des philosophes avec la psychanalyse par le biais du séminaire que Lacan a tenu rue d’Ulm à l’invitation de Louis Althusser. Puis nous suivons le travail protéiforme de F. Regnault pour le théâtre, sa collaboration avec Patrice Chéraut, Brigitte Jacques-Wajeman, Jean-Claude Milner, travail qui prend sa source dès l’enfance dans les liens de sa famille avec Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud et s’articule avec son intérêt pour la psychanalyse et son analyse personnelle avec Lacan.

Ce que Marc Pautrel nomme « graphomanie », ne le nommerions-nous pas, après Freud, sublimation ? Lisons ce qu’il dit : « quand je réussis à écrire précisément ce que je ressens, parce que mon émotion et ma pensée et mon langage ne font plus qu’un, alors quel que soit le sujet dont je parle, je suis heureux, je suis heureux d’écrire parce que la transmutation a lieu, comme en alchimie : un certain type de matériau change soudain de substance »[11]. Devenir écrivain correspond au moment où ce qu’il a écrit est lu par d’autres, « où c’est reçu et compris »[12].

Sommes-nous dans un autre type d’entretien quand nous abordons celui d’É. Clément avec Clotilde Leguil ? Il me semble que nous entrons là davantage dans une conversation où C. Leguil revisite son parcours, de l’étude et la réflexion philosophique à la rencontre avec la psychanalyse. L’abord d’une question concernant son être-femme s’en est trouvé radicalement transformé et du même coup s’est dégagé un champ d’exploration plus vaste, qui s’articule à l’expérience de l’analyse et que résume ainsi C. Leguil : « Écrire cela vient d’un tourment, d’un conflit, d’un moment où j’ai l’impression que quelque chose n’est pas entendu. »[13] Un peu plus loin elle précise : « ce qui me donne envie d’écrire, à chaque fois, c’est de ne pas laisser les discours totalisants effacer la dimension du sujet »[14].

Enfin, je conclurai par l’entretien de P. Bouret avec Louise L. Lambrichs. En effet, avec elle nous abordons plus directement le champ du réel qui résiste, qui fait obstacle à la joie qu’ont évoquée D. Sallenave et G. Bogdanoff, à l’humour, à la gaieté ou à l’allégresse présents chez d’autres. L.L. Lambrichs ne nous parle pas uniquement de son travail d’élucidation, de transmission de ce qu’elle a saisi du génocide commis dans l’ex-Yougoslavie, et ce propos : « Je crains que, malgré les apparences qui nourrissent tant d’illusions, l’Europe bien pensante actuelle ne soit toujours pas sortie du nazisme. Mais comment en rendre nos contemporains conscients ? »[15] ne résonne-t-il pas comme une invitation à poursuivre l’enquête sur notre réel du XXIe siècle ?

[1] Bouret P., Clément É. (avec la complicité de), Écrire, c’est Vivre – Les entretiens de Brive, Paris, éditions Michèle, coll. Entretiens, 2015. Préface de P. Lacadée.

[2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2005, p. 191-197.

[3] Bouret P., Clément É., Écrire, c’est Vivre – Les entretiens de Brive, op. cit. p. 26.

[4] Ibid., p. 28.

[5] Ibid., p. 29.

[6] Ibid., p. 290.

[7] Ibid., p. 92.

[8] Ibid., p. 101.

[9] Ibid., p. 233.

[10] Ibid., p. 225.

[11] Ibid., p. 207.

[12] Ibid., p. 217.

[13] Ibid., p. 165.

[14] Ibid., p. 181.

[15] Ibid., p. 279.

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Faire couple avec un fantôme

Le retour de morts revenant hanter les vivants est un thème littéraire ancien et universel. Nombreux sont les films, séries, jeux, ayant pour héros des fantômes, des spectres ou des revenants. Dans le domaine du théâtre, nous avons l’exemple d’Hamlet – auquel Lacan a consacré plusieurs chapitres du Séminaire VI[1] – où le fantôme du père d’Hamlet apparaît à son fils pour lui révéler la vérité sur sa mort récente, et lui demander de le venger. Deux films, Doña Flor et ses deux maris[2] et Vers l’autre rive[3], d’époques, d’horizons, d’esthétique et d’ambiance très différents, ont en commun le retour sur terre d’un mari fantôme auprès de sa femme veuve.

Doña Flor et ses deux maris met en scène une comédie adaptée du roman éponyme de Jorge Amado[4] paru en 1966, chronique gourmande et musicale de Bahia, terre du candomblé[5]. Les deux sous-titres de ce livre très drôle sont : « Ésotérique et émouvante histoire vécue par Doña Flor, professeur émérite d’art culinaire » et « La terrible bataille entre l’Esprit et la matière ». Doña Flor a épousé Vadinho, séducteur, buveur, joueur, enthousiaste pour tout sauf le travail, qui la trompe et la maltraite, un homme/ravage, mais qui s’est révélé un amant extraordinaire. Belle, appétissante, appréciée de tous, elle dispense ses recettes dans l’école culinaire « Saveur et art », mais ne peut avoir d’enfant. Vadinho meurt brutalement un matin de carnaval, alors qu’il danse avec ses amis, déguisé en femme, et la laisse seule au monde. Veuve exemplaire à l’extérieur, ses nuits sont bientôt peuplées de rêves sensuels et de combats contre un désir brûlant, qui la laissent désemparée au petit matin. « La matière domine l’esprit » et les exercices proposés par la brochure de yoga ne sont d’aucun effet. Doña Flor est bientôt poussée par ses voisines vers un second mariage, avec le Docteur Theodoro, pharmacien, qui avait tenté de lui redonner le sommeil par ses pilules. C’est à tous points de vue l’opposé de Vadinho, un mari riche, fidèle, rassurant, et qui a horreur de l’improvisation. Comme dit Marcela Antelo dans son article[6] « il y a quelque chose […] que la chanson […] annonce “O que será ?[7] qui pousse Flor à se rebeller, qui la fait Autre soudainement ». Quelque chose qui n’a pas de raison ni jamais n’en aura, qui ne lui donnera aucun répit, chante le poète. Les rapports d’automate avec son nouvel époux deviennent vite lassants, elle se remémore ses nuits torrides avec Vadinho, et l’appelle. Nous sommes à Bahia, au pays des esprits et de la sorcellerie. Vadinho revient en tant que fantôme, visible seulement par elle, et parvient à la convaincre de le laisser reprendre une place de mari/amant dans son lit. Pour sauver son honneur, elle avait demandé aux dieux de le reprendre. Constatant que Vadinho n’est plus un ravage, qu’elle n’en souffre plus et n’est plus jalouse, qu’il n’y a plus d’infidélité, c’est elle qui viendra le délivrer du sortilège, et l’arracher à la mort, afin de pouvoir continuer à vivre complètement satisfaite avec ses deux maris.Bandeau_web_j452_def2

Vers l’autre rive est le dernier film du réalisateur japonais Kitoshi Kurosawa, connu pour ses films d’épouvante, par exemple Kaïro, où des fantômes, obstinés à se venger des vivants, piratent des ordinateurs et tuent brutalement les humains qui les approchent. Ce film est l’adaptation d’un roman de Kazumi Yumoto, un mélodrame qui raconte l’histoire de Mizuki. Jeune veuve, professeur de piano, bouleversée par la disparition en mer de son mari Yusuke, elle voit apparaître un soir son fantôme, de retour après trois années d’absence. Il propose à son épouse d’entreprendre un voyage sur les lieux de son passé, à la rencontre de personnes qui, touchées par le problème du deuil, se réjouissent de revoir le défunt. Rien ne distingue ce fantôme d’un être vivant, il revit au milieu des vivants, sa présence est toujours bienveillante. Le road-movie nous entraîne dans des villages et de beaux paysages de campagne, le couple retrouve une familiarité provisoire de gestes et de paroles. Ils se rendent chez un vieil homme qui a perdu sa femme, et découpe des fleurs en papier dans des magazines pour en tapisser le mur de sa chambre, dans un restaurant où ils participent à la préparation des plats. Yusuke est accueilli comme une vedette dans son village où il donne une conférence sur les sciences de l’Univers. Entre trains et bus, le film est une succession de moments en accéléré, d’instants précaires, même si parfois Mizuki peut souhaiter qu’ils puissent se prolonger. Elle se rappelle qu’elle a découvert des mails de son mari adressés à une collègue de travail, et elle cède à une crise de jalousie posthume. Enfin, le couple retrouve une forme d’apaisement qui permet la rencontre des corps, avant la séparation ultime. Le but du voyage est atteint lorsqu’ils se retrouvent sur le ponton, face à la mer, où Yusuke se trouvait juste avant sa noyade. Ces retrouvailles permettront à Mizuki de faire son deuil, en voyageant avec son mari et en échangeant avec lui, d’accepter leur séparation définitive.

Dans ces deux fables sur l’amour, l’absence et le deuil, sont interrogés le rapport à entretenir avec les morts dans les différents registres R.S.I., ainsi que la place respective de l’amour et du désir chez les deux sexes. Chez Doña Flor, le dédoublement entre amour et désir, habituellement masqué chez la femme, est « imaginarisé » par l’utilisation de deux hommes. Pour les deux femmes, Doña Flor et Mizuki, c’est la jouissance sexuelle avec le fantôme de leur mari qui redonne vie à leur amour. Mizuki accepte alors que Yusuke soit mort, et Doña Flor retrouve la vie.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière & Le Champ freudien Éditeur, coll. Champ Freudien, juin 2013.

[2] Doña Flor et ses deux maris, film de Bruno Barreto, Brésil, 1976, avec Sonia Braga, José Wilker et Mauro Mendonça (Il existe un remake fait en 1982 aux USA : Mon fantôme bien aimé, avec Sally Field).

[3] Vers l’autre rive, film de Kiyoshi Kurosawa, Japon, 2014, prix de la mise en scène dans la sélection « Un certain regard » (festival de Cannes 2015).

[4] Jorge Amado (1912- 2001), maître de la littérature brésilienne originaire de Bahia.

[5] Candomblé : religion afro-brésilienne, où le culte des divinités orixás est célébré lors de cérémonies au moyen de tambours, chants et danses.

[6] Antelo M., « La solution Doña Flor », La Cause freudienne, n° 36, février 1997, p. 49.

[7] O que será, musique du film, composée par Chico Buarque https://www.youtube.com/watch?v=vSSQ0CYHJ7E

 

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Espérance et désir – À ce projet, personne ne s’opposait

Le collectif « Théâtre et psychanalyse » de l’Envers de Paris vous convie, le mardi 17 novembre à 19 heures, au Théâtre de la Colline pour la représentation de À ce projet personne ne s’opposait, texte de Marc Blanchet et Alexis Armengol, conception et mise en scène d’A. Armengol, librement inspiré de Prométhée enchaîné d’Eschyle. Un débat avec le metteur en scène et Serge Cottet, psychanalyste, membre de l’ECF, suivra la représentation. Réservations au tarif préférentiel de 20 euros si vous vous présentez de la part de l’Envers de Paris auprès de Myriam 01 44 62 52 82.

 À l’heure où la France va accueillir et présider la 21e Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP21) pour discuter d’un nouvel accord international sur le climat, la pièce de théâtre À ce projet, personne ne s’opposait résonne étrangement.

En effet si l’espoir de la COP 21 est de sauver la planète, les auteurs misent sur l’espérance pour sauver l’espèce humaine. Ils se demandent, à partir de cette adaptation du Prométhée enchaîné « Comment sauver l’humanité ?». S’agit-il de sauver la planète en limitant la hausse de la température ou de sauver l’humanité ?

Le président du Comité consultatif national d’éthique, Jean-Claude Ameisen, pense que « la question essentielle n’est pas celle de l’avenir de ‘la nature’ en tant que telle. […] En détruisant les composantes de la nature qui sont essentielles à notre existence, c’est à l’humanité que nous faisons du mal. Nous devrions remettre le bien-être de l’humanité au centre de nos réflexions sur la nature »[1].

Suivant Eschyle, les auteurs reprennent le thème de la volonté de Zeus d’anéantir l’humanité. « Et à ce projet personne ne s’opposait. Sauf moi, nous dit Prométhée. J’ai sauvé les hommes du sort qu’on leur destinait. J’ai traqué la source du feu. Je l’ai dérobé et leur ai offert ». Prométhée a donc volé le feu pour que l’humanité puisse s’élever. « Que faisons-nous aujourd’hui de ce don ? » s’interroge Alexis Armengol.

Si, à travers le feu, Prométhée a donné aux hommes l’art, la science et la technique, il n’a pas eu le temps de voler la politique, ce qui aurait permis aux hommes de vivre correctement ensemble. Prométhée ne bute-il pas là sur un impossible, l’impossible de donner aux hommes les moyens de se gouverner, rappelant le propos de Freud sur les métiers impossibles formulé en 1925 dans la préface au livre d’August Aichhorn, Jeunesse à l’abandon[2].

Dans le second mouvement de la pièce, A. Armengol se demande « Comment construire à partir de l’espérance ? ». Pandore, se rendant compte de son geste, a refermé la boîte et seule l’espérance, parmi les fléaux qui vont se répandre sur l’humanité, est restée enfermée. L’espoir est-il un fléau comme les autres dans la boîte ou, comme reste, nous évoque-t-il l’objet cause de désir ? Les auteurs semblent aller dans ce sens. En effet, pour eux, l’espérance semble le remède nécessaire pour que l’humanité se reconstruise au-delà de la course à la performance et à son instrumentalisation via le discours du capital. L’espoir sert à penser, nous dit A. Armengol, que « tout est possible, tout est encore possible, tout est toujours possible. C’est peut être d’ailleurs dans la réinvention permanente que se situe la possibilité d’une issue ». Autre manière de maintenir le désir en laissant ouverte la question.

N’est-ce pas là le point principal de la pièce ? L’espérance comme cause du désir. Une fois tous les fléaux répandus sur le monde, il reste le désir indestructible.

[1] voir http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/09/01/jean-claude-ameisen-il-ne-faut-pas-seulement-se-focaliser-sur-le-climat

[2] Aichhorn A., Jeunesse à l'abandon, (1925), Préface S. Freud, Toulouse, Privat, 1973.

crédit photo (© Elisabeth Carecchio)

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Poutine d’airain

Nul ne doutera qu’il existe dans le monde un nombre de langues nationales, régionales ou locales. Il convient cependant de ne pas oublier lalangue propre de la subjectivité de chacun, mais aussi celle du symptôme, du réel, de la clinique. Celle-ci ne sera entendue et avec elle, le sujet dans sa singularité, qu’à travers l’analyste. Pour des sujets dans l’errance, souvent en difficulté, s’adressant aux services sociaux, rencontrer quelqu’un qui parle la langue du pays d’origine et celle de l’inconscient, c’est donner un au-delà aux questions de survie : lui permettre d’advenir à lui-même. C’est ainsi que l’on se laisse enseigner dans ce texte, sur l’histoire d’un homme, pendant longtemps sans histoires, un petit homme ordinaire. Négligé par l’Autre social, il en devient extraordinaire. Il se met à interpeller la puissance politique, et, dans le même mouvement, le monde devient pour lui menaçant. Fuyant alors son pays, il est en France néanmoins figé, paralysé. L’analyste lui offre un lieu réel où son maitre trouve sa place, un lieu de la réalité protégé de la méchanceté du monde ; enfin, un lieu où il construit sa vie. Francesca Biagi-Chai

 

À ciel ouvert

 Une phrase, « à bas Poutine, Russie Unie[1] au tribunal », est apparue de nulle part ce funeste matin d’octobre 2009 sur un trottoir en face de la mairie, à ciel ouvert, au sens littéral du terme. Un défi au Seigneur-même qui regarde d’en haut « les fils des hommes ».

Ensuite les événements s’enchaînent comme dans un film. Le 2 octobre, il est convoqué au commissariat de police. Au début il est interrogé par un « bon flic ». L’agent lui suggère de plaider coupable et d’assumer la responsabilité de l’énoncé illicite. Tout en niant en bloc, il chiffonne la photo du slogan et la jette dans la poubelle. Alors on l’envoie chez un « mauvais flic ». Celui-ci lui met les menottes et le menace avec un pistolet. Face à l’intransigeance de l’appréhendé, le « mauvais flic » le met dans une cellule avec de vrais criminels pour qu’ils le « sodomisent ». Il est terrassé et veut cesser d’exister. On le jette derrière les barreaux où il se fait cracher dessus, reçoit des coups de pied sur le corps et la tête. Après des heures de brimades, il s’évanouit.

Quand il ouvre les yeux, il voit un médecin se penchant sur lui avec une seringue. Bientôt il sera libéré et il se rendra chez lui accompagné par sa femme. Or une partie de lui est restée incarcérée au commissariat de police. Pour se retrouver lui-même, il devra partir en long voyage…

Les âmes mortes[2]

 Avant le 2 octobre 2009 l’existence du protagoniste de notre histoire était tout à fait ordinaire, un mécanisme bien réglé, pourrait-on dire. Plombier par vocation, il passa la plupart de sa vie sous terre à réparer des tuyaux d’égout. Il n’eut jamais d’amis. À vrai dire, il n’en eut pas besoin car il méprisait ses semblables. Il avait son petit monde à lui où il était le maître légitime. Cet univers consistait en sa propre personne, ses livres d’histoire, sa femme et son chat. N’étant pas quelqu’un de sentimental, il était plus attaché à son chat qu’à son épouse dont la place aurait pu être occupée par quelqu’un d’autre sans trop de peine pour lui. Son partenaire aurait dû satisfaire à la seule condition d’être inférieur à lui.

Avec une pointe d’ironie, il se caractérise comme un « petit homme sans importance ». Le personnage du « petit homme » (malenki chelovek) apparaît dans la littérature russe au début du XIXe siècle ; c’est l’un de ces héros principaux qui traverse les grandes œuvres de Pouchkine, Gogol, Dostoïevski. Malenki chelovek, c’est l’ordinarité même : un homme creux, sans qualités, dont les ambitions se cantonnent à « se faire plus petit qu’une fourmi ». Mais il y a un moment où le héros s’éveille en lui. Ainsi, Eugène, ce « pauvre dément » du fameux poème de Pouchkine « Le Cavalier d’airain » lança-t-il un défi impossible au « souverain de la moitié du globe » qui le piétinait avec les sabots de son cheval de fer[3].

Notre protagoniste, appelons-le Eugène en hommage au personnage de Pouchkine, se sentit héros à l’âge de cinquante ans. Jusque-là, il vivait en conformité avec les règles de vie de sa mère qui lui disait : « garde le silence, sois comme tout le monde ! ». Pourtant, en 2008, il décida de devenir un « citoyen ayant des droits ». Il s’adressa aux autorités locales en leur demandant de lui accorder un nouvel appartement. Sans succès. Il participa alors à la « ligne directe » avec le président de la Russie[4]. Malgré son insistance, Poutine laissa la demande sans réponse. Un an plus tard et après de nombreuses plaintes, Eugène reçut une réponse mais pas celle qu’il attendait. Lors des préparatifs pour l’élection des députés à la Douma d’État, il découvrit « une âme morte » enregistrée à son adresse. Pour augmenter le nombre des électeurs, les autorités locales eurent recours à de petites tricheries. Or Eugène ne fut pas dupe : c’était un défi personnel venant de l’autorité qui se vengeait de son « outrecuidance ». N’ayant pu tolérer cette injustice, Eugène se transfigura en un ingénieux hidalgo[5] et envoya une lettre d’indignation à Poutine dans laquelle il se présenta comme un « gentilhomme des taudis urbains ». Bien qu’il ait « tremblé comme une feuille » face à cette figure puissante, il ne put reculer. Il s’agissait de sa dignité subjective. « Suis-je un zéro ou ai-je le droit ? »[6], se demanda-t-il.

Poutine donna sa réponse définitive le 2 octobre 2009. Dans la cellule de la prison, Eugène fut humilié, c’est-à-dire réduit à « zéro ». Son évanouissement le transforma lui-même en âme morte.

La métonymie paternelle

 Le KGB fut à ses trousses : le « Poutine d’airain » ne pardonnerait pas l’audace du « gentilhomme des taudis urbains ». Eugène quitta sa ville et se mit à se déplacer. Il brouillait les pistes et ne faisait confiance à personne.

Quand Eugène était petit, son père ne demeurait pas longtemps au même endroit et se déplaçait beaucoup. Il n’expliquait jamais la raison de cette vie nomade ; il n’était en général jamais très loquace. Dorénavant le fils comprenait ce père silencieux : c’est la peur qui le poussait à voyager. Paradoxalement, c’est justement cette peur qui animait Eugène après son évanouissement subjectif au commissariat de police : « Survivre à tout prix ! »

Au bout d’un an de pérégrinations, il arriva en France. Ce pays ne fut pas choisi par hasard : Eugène suivait le chemin de son grand-père qui se trouvait à Paris après la Seconde Guerre mondiale. Il fut dénoncé à Staline et envoyé au Goulag comme prisonnier de guerre. Ainsi, Eugène avait-il pour mission de réussir là où son grand-père avait échoué. En France, il réclama le statut de réfugié politique et s’installa dans une forêt pour échapper aux agents du KGB.

Il fallait qu’il se venge du pouvoir soviétique dont lui et ses ancêtres étaient victimes. L’énoncé anonyme se cristallisa en une idée claire : il allait porter plainte contre Poutine devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, la phrase apparue à ciel ouvert, de nulle part, devint-elle son unique raison d’être. Cela mit fin à son déplacement de nomade.

LA victime

 Il est au commissariat de police. Deux flics sont devant lui. Il les voit nettement : chaque pore, chaque poil. Quelqu’un hurle. Un cri terrible, monstrueux. Eugène se réveille. Il se rend compte que c’est lui qui crie. Ce cauchemar le torture depuis des années. Ce n’est pas les flics qui lui font peur. Ils sont « perceptibles aux yeux ». Ce qui est insupportable, c’est l’invisible qui se dissimule derrière son dos. Pour se réveiller il se fait tomber du lit : la douleur physique le sauve de l’horreur de l’anéantissement.

Ses cauchemars sont plus réels que la réalité qui craque de toutes parts. Le 2 octobre, Eugène perdit l’ordre du monde qui le protégeait contre la pesanteur énigmatique de l’invisible, l’ordre fondé sur le sentiment de supériorité que chérissait ce petit homme. Par conséquent, le langage lui fit défaut : il lui est arrivé de demeurer figé, une brosse à dents à la main, perplexe, contemplant ce drôle d’objet. « À quoi ça sert ? », se demandait-il angoissé. La réalité d’un « petit homme » était parasitée par les pensées, insignifiantes comme leur propriétaire. Il ne parvenait pas à les boucler : « ce soir je vais manger et… je vais manger et… »

En France il commence un travail de reconstruction. L’idée d’entamer un procès contre Poutine lui « donne de la force » pour sortir de la forêt et établir des liens sociaux. Il a trouvé un partenaire qui parle un peu russe et qui allait devenir son Sancho Panza fidèle. Eugène est condescendant par rapport à ce « misérable » et l’utilise comme son dictionnaire personnel. Par ailleurs, il fuit ses semblables et l’ignorance de la langue lui sert de refuge contre des amis ou ennemis indésirables. En revanche, il fréquente des avocats, des assistantes sociales et des médecins. Il veut qu’on lui « répare son cerveau ».

À chaque séance il apporte des morceaux de papier émaillés de sa petite écriture soignée. Il y énumère tout ce qu’il faisait pendant la semaine, décrit son état actuel et ses projets. Au début de sa cure, il rédigeait plusieurs brouillons pour que sa pensée soit bien construite. Maintenant il arrive à écrire sans coupures. Aussi, pour reconstituer la perpétuité de sa pensée, il « nomme » son psy au poste de secrétaire. Eugène exalte ironiquement son psy tout en gardant sa supériorité.

Il tient son journal extime sur le verso de ses ordonnances médicales. Parallèlement à la guérison de la pensée, il reconstruit son corps. Il se plonge dans un traitement : des pneumologues, des ophtalmologues, des urologues et d’autres spécialistes collent ensemble les fragments de son corps morcelé.

Sa haine envers le « Poutine d’airain » protège Eugène contre le morcellement subjectif. La puissance de la grande Russie en face de laquelle il se constitue lui permet d’établir l’Idéal du Moi. Il s’est inscrit à une bibliothèque pour reprendre la lecture. Il voudrait créer sa propre version de l’Histoire et décompléter ainsi le grand Autre soviétique.

Le mot « жертва » a deux significations en russe : la victime et le sacrifice. Eugène n’a pas réussi à faire un sacrifice structural, mais il a trouvé une autre solution : s’identifier à La victime.

[1] Le parti pro-Kremlin, majoritaire au Parlement. [2] Cf l’œuvre de Gogol Les âmes mortes [3] Eugène de Pouchkine perd sa fiancée lors d’une des terribles crues de la Neva. Désespéré, il défie la statue de Pierre le Grand (le célèbre Cavalier d’airain par Étienne Maurice Falconet) qu’il juge responsable du drame. La statue s’anime et se lance à sa poursuite. [4] « Ligne directe avec Vladimir Poutine » est une émission télévisée annuelle lors de laquelle le président répond aux questions des Russes. [5] Autre nom donné par Cervantes à Don Quichotte. [6] Le patient reformule, à son insu, la fameuse question de Raskolnikov dans Crime et Châtiment : « Suis-je une créature tremblante ou ai-je le droit ? »

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Sur la route de Madison : Faire couple avec le désir

« Continuer à désirer et non pas satisfaire le désir » est la leçon à tirer du film "Sur la route de Madison", réalisé par Clint Eastwood. Dans son commentaire du film, Solenne Albert cerne la question du désir féminin, qui n’est pas désir d’un objet, mais désir d’un désir. Les quatre jours sur la route de Madison marqueront à jamais la vie d’une femme, grâce à une rencontre fulgurante qui lui ouvre un espace inédit et inexploré. Le couple de Francesca et Robert n’a qu’une durée de quatre jours, il n’a ni passé, ni futur, et pourtant, nous montre S. Albert, il ne laissera rien d’inchangé dans le temps subjectif des partenaires.

Une rencontre amoureuse

Réalisé par Clint Eastwood en 1995, Sur la route de Madison est un drame romantique qui a connu à sa sortie en salles un vif succès. Pourquoi ce film a-t-il si vivement touché le public ?Bandeau_web_j452_def2

Le personnage principal, Francesca Johnson, est une mère et épouse modèle. Jeune femme d’origine Italienne, aventurière et aimant les voyages, elle a choisi de suivre l’homme qu’elle a épousé, et de travailler avec lui sur ses terres agricoles de l’Illinois. Elle mène une vie de famille sans heurts. Au début du film, elle fait couple avec ses idéaux : la patience, l’amour, la raison. Elle s’occupe de tout : enfants, mari, dîners, etc. C’est l’épouse traditionnelle rêvée. À peine manifeste-t-elle un discret sursaut d’agacement à chaque fois que la porte d’entrée claque bruyamment lorsque les membres de sa famille l’ouvrent et la ferment sans penser à la retenir. Un petit signe d’égard pour elle manque, à ce moment-là, mais elle ne s’en plaint pas. Les indices d’un léger ennui sont présents, mais sans plus. Francesca est sérieuse, souriante, disponible pour son mari et ses deux enfants. Le cœur du film bat au moment où tous les trois partent pour quatre jours, la laissant seule et libre…

Ce sont justement ces quatre jours où Robert Kincaid, photographe, vient faire un reportage dans l’Illinois. Il est chargé de photographier les ponts couverts de Madison pour le National Geographic. Il ne retrouve pas son chemin, s’arrête devant chez elle. Elle hésite à peine une seconde… puis décide de lui proposer de lui servir de guide, sur les routes de Madison.

C’est le début de quatre journées d’une passion amoureuse et charnelle intense. Passion qui marquera chacun d’eux jusqu’à la fin de leur vie.

Qu’est ce qui fait couple, entre Francesca et Robert ?

Ce qui frappe tout d’abord, c’est que cet homme lui ouvre un certain type de rapport à la parole, inédit pour elle. Ils passent quatre jours à se parler, ils se racontent leur histoire : il est voyageur, elle est sédentaire. Il refuse de se fixer quelque part, de fonder une famille, elle est engagée. Elle reconnait chez lui, au fond, le même problème que le sien, mais sous une forme inversée. Chacun d’eux est attiré par ce qu’il n’a pas et que l’autre a : elle, la stabilité, lui une vie de voyages et d’aventures. Il devient le relais de l’abord de sa question sur son propre désir. Il met en lumière que son désir féminin n’est pas désir d’un objet, mais désir d’un désir. Et cet homme qui lui manquera pour le reste de sa vie deviendra le symbole du manque, c’est-à-dire du désir dans ce qu’il a d’impossible à satisfaire.

Ce qui fait couple, entre eux, c’est cet accord pour maintenir un certain espace vide, une ligne d’horizon qui est l’au-delà de la demande d’amour. Cette zone intermédiaire est celle que Lacan indique, dans son Séminaire VI, être celle du désir. « Entre le langage […] de la demande et celui où le sujet répond à la question de ce qu’il veut […], il y a un intervalle »[1]. C’est dans cet intervalle que se produit ce qui s’appelle le désir. « La distance que le sujet peut maintenir entre les deux lignes, c’est là qu’il respire, si je puis dire, pendant le temps qu’il a à vivre, et c’est cela que nous appelons le désir. »[2] Dans ce séminaire, Lacan redonne sa place au phallus comme signifiant du désir. Il y a une nécessité pour le sujet féminin d’avoir un rapport au signifiant du désir. Et le désir se fonde sur le manque. « Si vous ne manquez pas, vous ne désirez pas. Car toute satisfaction annule et étouffe le désir. »[3] Le refus de la satisfaction pour continuer à désirer est inhérent au parlêtre.

Le fantasme, « pierre de touche du désir »[4]

À partir de là, il y a quelque chose qui lui échappe, dans sa vie, et c’est cela qui est précieux pour elle. Elle devient un peu en infraction par rapport au modèle. Cette rencontre fait qu’elle joue sa partie, elle s’expose. Elle met son agalma sur la scène. Elle devient un peu étrangère ; Autre à elle-même.

Cette rencontre fulgurante – quatre journées – deviendra un véritable appui pour son désir. Jusqu’à la fin de sa vie, elle rêve, elle écrit, elle pense à lui. Elle s’est découvert un espace, représenté par ces grandes routes, ces larges ponts, ces longues plaines. Car le désir est d’abord un espace. Et il est question, dans ce film, de pouvoir respirer. Robert Kincaid est un symbole de cette marge qui la séparera toujours de son désir. Lorsqu’il lui parle, il fait sans cesse référence à un autre horizon : d’autres cultures, d’autres pays, etc. Il lui parle une langue qui ne lui est pas familière, une langue un peu étrangère.

C’est en maintenant l’existence de ce signifiant du manque, « l’aventurier », dans le circuit de sa vie, que les choses tiennent pour elle. Et c’est en pensant à ce point fixe qu’elle incarne dans sa vie qu’il peut, lui, continuer ses voyages.

Francesca veut que le signifiant du désir soit dans le coup. Avec cette rencontre, c’est bien une autre porte, celle du désir, qui s’ouvre pour elle.

C’est cette porte que l’on a la chance de pousser en découvrant le sens caché de ses symptômes, en analyse. C’est un horizon inatteignable. Il faut continuer de parler pour que cela continue d’exister. Car la prison, c’est d’abord celle du langage – et il est impossible d’en sortir. Chacun est donc amené à inventer un espace pour ce qui n’entre pas dans le code du langage : Witz, lapsus, rêves, fantasmes… « Ce qui est important c’est de laisser sa place à cet x du désir qui est au-delà. Si vous croyez l’avoir attrapé, c’est fini, c’est la mort du désir. L’essentiel, c’est de continuer à désirer, ce n’est pas la satisfaction du désir. »[5]

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013, p. 208.

[2] Lacan J., Ibid., p. 356.

[3] Gault J.-L., Enseignement de la section clinique de Nantes 2014-2015.

[4] Lacan J, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 291.

[5] Gault J.-L., Enseignement de la section clinique de Nantes 2014-2015.

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Amour fou et humour noir

Chercher une femme, non pour la vie, mais pour la mort, est le but de cette étonnante « demande en suicide » mise en scène par Jessica Hausner dans le film Amour fou [1]. Laurence Martin, membre de l’ACF-MAP, analyse avec précision les trois moments de voir, de comprendre et de conclure, qui conduisent les deux protagonistes vers leur destin de destruction. S’agit-il ici d’un seul couple ou de deux ? Chacun des deux personnages semble ne faire couple qu’avec la mort, un partenaire qui ne peut pas se partager.

Bandeau_web_j452_def2Dans le film Amour fou (2014), la cinéaste Jessica Hausner dézingue un mythe du Faire couple à la mode du romantisme allemand : le double suicide d’amour, en 1811 près de Berlin, de l’écrivain Heinrich von Kleist, 34 ans, et d’Henriette Vogel. Elle met en scène le malentendu entre deux qui jouent leur fin de partie avec chacun son propre partenaire moyen de jouissance[2]. « J’ai voulu faire un film sur l’ambivalence du sentiment amoureux, dit-elle. La mort à deux, mais pas ensemble .»

Heinrich von Kleist[3] se dit « incapable de vivre mais [refuse] de mourir seul et sans amour » et cherche désespérément cette « âme sœur qui comprendra [sa] souffrance et sera semblable à [lui] afin [qu’ils puissent] mourir ensemble ». Ultimes destinataires de cette singulière demande en suicide : Marie, sa cousine aimée, et Henriette, sage mère de famille bourgeoise. En retraçant cet épisode, la cinéaste plonge son Faire couple par le suicide dans un bain d’humour noir. Sa « comédie romantique », selon son propre mot, fait un sort à la comédie du romantisme et laisse deviner un réel discordant sous l’énonciation de Kleist et d’Henriette[4]. Amour fou est la fiction d’un ratage exemplaire, grotesque et absurde.

Dans un style austère et jubilatoire, J. Hausner articule le drame sur les temps logiques[5] : ils accompagnent le dévoilement pour les deux suicidés en devenir, surtout chez Henriette, d’une vérité sur leur être et leur certitude, leurs liens de jouissance propres. Trois temps pour chacun, mais deux tempos disjonctifs.

L’instant de voir

La demande de Kleist s’adresse certes à Henriette mais surtout à une autre dont il veut faire son partenaire de jouissance autiste qui, par là, devient substituable. « Je ne cherche pas une femme pour la vie, mais pour la mort », lui dit-il. Quelques plans plus tôt, il demandait à sa cousine aimée, Marie : « – K. : Me ferez-vous une faveur ? – M., souriant : Mais oui ! – K. : Voulez-vous mourir avec moi ? – M., riant : Mais non ! »

Marie sait accueillir la demande par le rire et avec elle, Kleist rate l’objet visé. Il en est tout autrement pour Henriette, pourtant épouse et mère aimée et aimante. Lors de sa demande, il croit la convaincre : comme lui, elle est « solitaire, […] vous n’aimez rien et personne ne vous aime ». L’identification assénée a pour Henriette l’effet du signifiant percutant le corps : elle tombe, au propre et au figuré, malade.

Le temps pour comprendre

Pour la médecine et pour Henriette, il y a énigme sur ce qui cause sa maladie. Le médecin de famille pose l’hypothèse psychique. Chacun comprend bien ce qu’il veut, et le malentendu se poursuit : « – K. : Qu’avez-vous ? – H., dubitative et inquiète : ah, rien […] on ignore peut-être ce que c’est. C’est étrange, un mal que nul ne comprend. – K., presque heureux : Mais moi aussi je souffre d’un mal intérieur invisible que nul ne comprend ! Comme nous sommes semblables ! » La maladie s’avère incurable et la mort proche. Cela, Henriette veut bien in fine le savoir pour le croire. Le moment est venu de conclure.

Moments de conclure

Désormais, Henriette peut faire avec Kleist mort commune : « Je suis celle que vous avez toujours vue en moi, je suis à vous désormais ». Or J. Hausner choisit d’exacerber le malentendu. Kleist apparaît déçu : « Je pensais que c’était à cause de moi que vous prendriez cette décision. » Ce n’est qu’après s’être assuré du refus ultime de sa cousine qu’il admet : « Mon désir de mourir avec vous dans l’espoir que nous puissions nous aimer est à présent plus fort que jamais. » La cinéaste décide alors d’insuffler un dernier doute à Henriette. Ayant appris qu’un remède était possible, elle va hésitante au rendez-vous fatal. Au moment crucial, elle se retourne vers Kleist prêt à la tuer : « Ce que je voulais vous dire… » Mais le coup mortel est parti. Pied de nez final : le pistolet s’enraye pour Kleist, il doit utiliser celui de rechange...

Cinéaste ex-machina

Ultime estocade de la réalisatrice : une autopsie d’Henriette révèle « que tous les organes étaient sains [et la] maladie purement nerveuse ». Conclusion du mari accablé : « C’était donc bien par amour » ; l’interprétation a les allures d’un malentendu définitif. Ainsi Henriette ferait, selon le mot de Lacan, du hasard qui la pousse un destin[6] et, selon le mot de Jacques-Alain Miller, de la contingence nécessité[7]. Pour elle, l’hystérique, il y a destinataire, de l’Autre, alors que Kleist reste fixé de bout en bout à sa jouissance autiste.

Sur l’art de la cinéaste de tisser les liaisons inconscientes de ce faux Faire couple à la mode romantique mais vrai Faire couple par le suicide – ici nul couple du désir ni a fortiori de l’amour – on paraphrasera Lacan à propos de l’Amour fou d’André Breton[8] : c’est à la place de la Chose que J. Hausner fait surgir cet Amour fou.

[1] Amour fou, de Jessica Hausner, 2014. Avec Birte Schnöink (Henriette Vogel) et Christian Friedel (Heinrich von Kleist), distribution : Jour 2 fête www.jourdefete.com

[2] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, juillet 2002, p. 27.

[3] La Marquise d’O., Mickaël Kohlhaas, Penthésilée, Frédéric prince de Hombourg… Les œuvres complètes de H. von Kleist, correspondance comprise, sont éditées chez Le Promeneur.

[4] Jessica Hausner puise dans leurs écrits. L’écrivain Michel Tournier a rassemblé les lettres de Kleist, d’Henriette, de certains de leurs proches, des rapports de police et des coupures de presse se rapportant à ce double suicide. « Kleist ou la mort d’un poète. Dossier », Le vol du vampire, Mercure de France, 1981, disponible chez Gallimard coll. Folio essais, 1994.

[5] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213.

[6] Cf., Lacan J., « Joyce le symptôme » in Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 162-163. Repris par J.-A. Miller « Nous faisons des hasards qui nous poussent un destin », in « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 14 mars 2007, inédit, et publiée sous le titre « De l’Autre à l’Un » dans Quarto, n° 109, « Ce qui fait couple », p. 54.

[7] « Nous faisons de la contingence nécessité, nécessité d’une signification qui passe à travers nous […] et qui nous dessine une instance qui nous appellerait et qui serait le destin. » Miller J.-A., Quarto, ibid.

[8] « c’est aussi à la place de la Chose que Breton fait surgir l’amour fou », Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 184.

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La possibilité d’une psychanalyse lacanienne en langue arabe

Une psychanalyse a affaire à lalangue. Peut-elle alors se pratiquer dans une langue qui n’écrit pas la langue maternelle ?

Zoubida Bessaih, psychologue, psychanalyste à Alger, interroge, dans ce texte, la possibilité d’une psychanalyse lacanienne en langue arabe.

La question de ce qui s’écrit d’une cure analytique se pose de manière plus aigüe dans des pays où la langue maternelle est interdite d’écriture, elle est une langue interloquée au sens que Derrida, commentant Foucault, donne à la parole interloquée de la folie, une parole interdite, réduite au silence par l’ordre et la raison.

Mustapha Safouan fait de la dévalorisation de la langue maternelle la pierre angulaire des difficultés des peuples arabes, elle constitue la raison essentielle de leur retard économique et culturel faute de transmission et de traduction. Pessimiste, il conclut un article qui met en lien l’écriture et la démocratie, par cette sentence sans appel : « Il n’y aura aucune solution prévisible, […] aux conflits actuels, tant que les pays arabes n’adopteront pas une politique basée sur le principe de l’humanisme linguistique dont on sait quel rôle décisif il a joué dans l’histoire des pays occidentaux […] »[1].

Comment envisager alors une psychanalyse dans des pays où la langue maternelle est mise hors-jeu ?

La langue

 L’interdiction d’écriture pesant sur la langue maternelle dans les pays arabes était déjà en cours en Mésopotamie, en Égypte ancienne avant de l’être en Arabie. Pourtant, dans la sourate 96, sourate de l’Adhérence, c’est un écrit qui est présenté à Mahomet. Celui-ci ne sait pas lire et le répète. Si après certaines transcriptions en français, les mots kalam, plume, et calam, parole, sont homophones, en arabe une seule lettre les sépare. C’est lors de cet instant premier, celui de la Révélation, que la scission entre langue écrite et langue parlée fut effective. La première devient Une en se mettant au service de l’Un ; la langue du Coran est fus’ha, ce qui veut dire pure et éloquente, elle est sacrée, intouchable et immuable, elle devient l’attribut et la propriété du politique et du religieux.

Ce qui s’écrit étant destiné à être lu, à être transmis, il n’y eut plus de transmission que du religieux nettoyé de toutes traces de l’érotique. La langue parlée prit le maquis, entra en clandestinité pour se soustraire à l’Une et à l’Un : interdite d’écriture, ou s’interdisant l’écriture par souci ou par crainte d’illisibilité, elle est réduite à un murmure ne pouvant s’écrire, sauf à s’écrire à l’encre sympathique sur un corps palimpseste qui s’en imprime mais ne se lit pas. Langue de l’équivoque, elle ne s’écrit, ne s’écrie ni ne se crie, mais elle écrit, ailleurs, une vérité en attente de déchiffrage.

La femme

 L’écriture de la langue maternelle est délaissée « parce que c’est comme si on exécutait l’action sexuelle interdite »[2] ; elle est la langue du dominé, langue de la résistance, elle est la langue des femmes, langue de la jouissance et du gynécée dont le garçon est extrait vers l’âge de deux ans, par un rite de séparation : la première coupe de cheveux symboles de la féminité. À peine sevré, il rejoint le monde des hommes, celui de son père ; la fille, elle, enfermée dans le gynécée, est inconnue de son père ; « les hommes d’un côté, les femmes de l’autre »[3]. Cette césure procède d’une peur de ce qui, du féminin, « échappe au discours »[4], la jouissance féminine échappant au contrôle du social et du religieux. Ce cloisonnement étanche prend des ampleurs cauchemardesques dans certaines familles où le radicalisme régit les liens familiaux. La femme, bombe à retardement, est celle par qui le scandale peut survenir, elle est dangereuse, experte en sorcellerie, sa dualité muée en duplicité est diabolisée.

Ce clivage a pris corps dans la langue. Il y a une langue des femmes et une langue des hommes dont la rencontre est impossible. Le fils sevré de sa mère est sommé d’oublier la langue murmurée par elle ; elle entre en clandestinité, honteusement, mais la mère, la première, restera l’unique femme de la vie de l’homme. La fille ne parle pas la langue de son père, elle trouve son salut à la faveur d’une rencontre, notamment celle du colon dont la langue dominante, langue expurgée des restes érotiques, lui permet de s’adresser aux hommes, de s’ex-poser.

Le français offrit, à la génération née avant l’indépendance, une langue de l’ex-time, celle de la pensée et celle de l’écriture. Elle reste la langue d’expression d’une grande partie des écrivains contemporains. Kateb Yacine et Rachid Boudjedra, écrivains francophones, ont tous les deux exprimé leur frustration de ne pas écrire en arabe dialectal leur langue maternelle, lalangue, la langue dont tout écrivain rêve, celle qui dirait tout, celle que Joyce a inventée, ou celle du livre irréalisé de Mallarmé « le livre qui fût un avec soi »[5].

La psychanalyse

 La pratique de la psychanalyse en Algérie se heurte à cette question de la langue. L’histoire de l’Algérie étant émaillée de ruptures violentes, la rencontre avec la psychanalyse eut lieu après ce qu’Alice Cherki appelle « la confrontation avec la destructivité, la violence faite aux femmes, et le silence sur l’Histoire »[6]. La psychanalyse serait-elle impossible en Algérie ? La réponse est « non » si on relit ce que Lacan écrivait en pleine guerre froide : « Nous trouvons donc justifiée la prévention que la psychanalyse rencontre à l’Est. C’était à elle de ne pas la mériter, restant possible qu’à ce qu’on lui offrît l’épreuve d’exigences sociales différentes, elle s’y fût trouvée moins traitable d’être plus mal traitée. Nous en préjugeons d’après notre propre position dans la psychanalyse. »[7]

L’oubli de la parole, comme celui du nom, n’est pas seulement le fait du politique ou celui du religieux, c’est une parole retenue, peut-être en raison du mot qui manque, ou de la langue qui fait défaut. La clandestinité de la psychanalyse, son manque de visibilité ou de lisibilité, ce qu’A. Cherki exprime par « ses effacements successifs »[8], sont les effets de ce qui a empêché la psychanalyse d’y faire école : l’histoire, la violence, mais surtout une langue parlée interdite d’écriture. A. Cherki s’étonne, dans le même article, que la parole du Coran ne soit pas opposée à la détresse des patients par des praticiens croyants ; pourtant, au regard du croyant, l’anxiété relève de l’ignorance, l’ignorance des tribus arabes avant la Révélation. Avec cet impossible auquel l’Algérien est aux prises, comment envisager l’introduction de la psychanalyse en Algérie ?

Naviguer d’une langue à l’autre est un exercice difficile surtout dans l’analyse : l’Algérien non seulement ne sait pas ce qu’il dit, pour paraphraser Lacan, mais souvent il ne sait pas quelle langue il parle et ce glissement, s’il se fait à l’insu d’une analyste algérienne, peut se mettre au service du refoulement et de la parole vide, l’analyste courant le risque de se laisser prendre dans le moulin de la parole.

Penser en français et être en arabe, c’est dans ce point de tension entre ces deux langues que « les mots pour se dire » pourraient émerger et le sujet advenir. Auparavant, peut-être faudrait-il savoir où l’on en est de ses deux, voire trois langues, car le chemin du désir d’analyse reste singulier mais il ne peut se faire entendre que s’il trouve une adresse. Le son du h expiré repris par un analyste non arabophone peut faire la différence, il est le premier son, la première lettre du mot amour, hob, mais également le cri de douleur que le nourrisson adresse à sa mère pour qu’elle souffle sur son corps meurtri. C’est le silence de l’analyste qui permet l’émergence des signifiants de la langue maternelle de l’analysant, ces signifiants cueillis par l’analyste seront traduits par l’analysant qui, ce faisant, se libère du sens qu’ils avaient pour lui. Ce déplacement de sens fera effet et une écriture autre deviendra possible.

Nota Bene : L'Hebdo-Blog vous précise ceci : dans les notes du texte de Zoubida Bessaih,  « La possibilité d'une psychanalyse en langue arabe », publié dans la rubrique « Tiré à part » de notre HB n° 48, les références du livre La parole oubliée, de Karima Lazali, Toulouse, érès, coll. Humus, avril 2015, ne sont pas apparues, le texte ayant été resséré en vue de sa publication dans notre blog.

[1] Safouan M., « Écriture sacrée et servitude volontaire », La psychanalyse encore !, Toulouse, Éd Éres, 2012, p.17.

[2] Freud S., Inhibition, symptôme, angoisse, 1926 – Quadrige/PUF, 2005, p. 66.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 17.

[4] Ibid., p. 34.

[5] Derrida J., La différence et l'écriture, Paris, Collection « Tel Quel »,  1967, p. 42.

[6] Cherki A., Prologues, n° 33, printemps 2005.

[7] Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 833.

[8] Cherki A., op. cit.

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À propos du livre de Philippe Mengue, Marcher, courir, nager. Le corps en fuite[1]

« Nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant  sinon seulement ceci, qu’un corps cela se jouit »[2] , dit Lacan. Le «  se jouir » du corps mis en acte dans la gymnastique, le saut, la course prend avec la marche une dimension Autre que les philosophes et les poètes ont repérée. Comment l’avoir ce corps qui « fout le camp à tout instant »[3] ? Et ira-t-on jusqu’à dire que certains sports ouvrent à une quasi extase mystique ? C’est ce qu’ose Philippe Mengue, lu pour nous par Serge Cottet.

Le livre de Philippe Mengue propose une réflexion philosophique sur le corps sportif, thème plutôt délaissé par les philosophes ; la stimulation de la pensée par le corps en mouvement n’est pourtant pas étrangère à une certaine tradition philosophique qui fait l’éloge de la marche, des voyages, des ascensions au contact de la nature pour élever la pensée au sens propre comme au figuré. De grands noms y sont associés : Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche, et d’autres… L’auteur procède à la relecture des textes fondamentaux qu’il réinterprète dans un style deleuzien où domine le concept de ligne de fuite ; l’éloge qu’il fait de la marche couvre aussi tout un pan de la littérature nomade ; notamment celle des Américains de la Beat Generation, tel Kerouac.

C’est avec précision que nous sont rappelées les confidences de Nietzsche sur le corps, les pensées du corps, « le corps philosophe ». Nietzsche écrit en marchant et marche en pensant. P. Mengue établit précisément le temps consacré au trajet classique de Nietzsche, par exemple le tour de toute la baie de Santa Margherita pour établir, montre en main, qu’il ne pouvait effectivement écrire sur ses feuilles de carnet qu’en marchant. Contre Flaubert qui ne pouvait qu’écrire assis, Nietzsche affirme que « seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose ». Les références à la physiologie du penseur, parfois même la réduction d’un système philosophique à un corps malade, ne sont pas des réflexions à l’emporte-pièce ou des métaphores. Le grand large, l’air pur loin de la ville, doivent être les sources d’une pensée nouvelle qu’engendre la grande santé : « Dans les montagnes solitaires ou tout proche de la mer, là où même les chemins se font songeurs. » [4]

 C’est dans cette perspective que P. Mengue examine les motifs des grands penseurs partisans des ascensions montagnardes comme autant de métaphores de l’élévation de l’âme vers Dieu, tel Pétrarque. D’un penseur à l’autre, la stimulation de la pensée n’est pas toujours le motif de longues marches. Peu de rapport en effet, entre Nietzsche et le Kerouac de Sur la route. Il s’agit parfois, de penser le moins possible. P. Mengue consacre de belles pages à Rousseau et ses Rêveries du promeneur solitaire, notamment la cinquième. La marche est chez celui-ci un pur « laisser-aller » du corps comme de l’esprit : « Dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller »[5]. Le pur plaisir d’exister dans la rêverie ; voilà ce que la marche suscite, faite de sensations et de sentiments. Là, on ne ressent « aucune fatigue de pensée » et même on y est « sans être obligé de penser »[6]. C’est le sommet de la présence à soi de la pensée et de l’être, commente P. Mengue : « On laisse à tout cela suivre sa marche, et l’on jouit sans agir », écrit Rousseau[7].

Une belle analyse est consacrée à Rimbaud, piéton céleste, où P. Mengue convoque à nouveau Deleuze avec le concept de déterritorialisation. Marche infinie dans les déserts du Harar, non sans but mais gardant sa raison d’être en elle-même, le voyage n’en étant qu’une « rationalisation secondaire »[8]. À la suite d’Henry Borel et d’Henry Miller, P. Mengue réunit les deux Rimbaud, celui des déserts et Rimbaud le poète, réconciliés, l’aventurier marchant dans le soleil : « J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. »[9]

À la fin de ce parcours littéraire, on a le sentiment que l’expérience du détachement l’emporte sur l’exercice de stimulation de la pensée ; la fuite du corps fait balancer l’aliénation lacanienne du côté de l’être et non de la pensée : « ou je ne pense pas ou je ne suis pas » ; car on n’est jamais aussi assuré de son être que pour autant on ne pense pas.

C’est alors, dans la troisième et la quatrième partie, que l’essai prend peu à peu un tour mystique. On passe alors du vagabondage à l’extase, notamment dans la description du corps sportif. P. Mengue s’attache spécialement aux sports de glisse opposés au sports dynamiques (où l’essentiel est de faire produire par le corps une énergie pour lancer, sauter, etc.). Au contraire, les sports de glisse sont loin de toute compétition commandée par l’exploit, comme de tout enjeu de performance. Ils mettent en jeu un désir sans objet ou, mieux, sont sans objectif : voler, nager, n’intéressent que la jouissance du corps ; ils sont les plus propres à engendrer ce que P. Mengue nomme un sentiment non d’infinitude mais d’indéfinitude qui semble abolir les limites du corps. Nulle transcendance pourtant à attendre des mouvements mêmes du corps, la glisse pure met en jeu des lignes de force ou de fuite qui illustrent le devenir animal de Deleuze (devenir poisson, oiseau, etc.) : « Avec la glisse, c’est une sorte de devenir oiseau qui semble l’emporter. Car c’est vraiment avec l’oiseau que les courants sont utilisés (ascendants ou descendants) et pour cela l’aile volante ou mieux le deltaplane, le parapente, accomplissent au mieux ce devenir oiseau de l’homme. Icare. »[10] De belles pages consacrées à la natation détaillent cette ascèse : la brasse, le crawl et bien sûr, paradigme de ce fantasme, le dauphin ou le papillon.

Faisant l’expérience d’une certaine euphorie engendrée par l’exercice sportif, P. Mengue n’hésite pas à qualifier de quasi mystiques ces noces du corps avec l’ivresse des profondeurs comme dans le film Le grand bleu d’Éric Besson, une extase sans dieu : un rite de l’immanence sans sacrifice. Une expérience laïcisée certes, mais qui n’empêche pas l’auteur de lui assurer la fonction de « service divin » (mot de Nietzsche). On pense à la transe des derviches tourneurs. Cette intuition se trouve confirmée par l’exclusion du corps érotique tant la jouissance obtenue relève de la fatigue, du détachement plutôt que d’un quelconque organe. On retrouve le sentiment océanique du moi dans un rapport fusionnel avec l’élément (air, vent, eau). Il n’échappe pas à l’auteur, grand lecteur de Freud et de Lacan, que cette recherche de l’extrême dans l’exténuation se branche sur la pulsion de mort[11]. P. Mengue qui répugne au conflit de doctrine est partisan des synthèses ; on est là entre Maître Eckart et le Freud de l’ « Au-delà du principe de plaisir », Lacan voisine avec Deleuze sur la qualification du désir en jeu dans cette expérience. On peut regretter que le dernier Lacan ne soit pas sollicité : le corps joycien ou l’autisme de la jouissance paraissent plus adéquats pourtant à ce dont il s’agit. L’activité en question met en effet en fonction un corps séparé du langage, autant que du phallus et de l’autre.

Retraçant son cheminement intellectuel, P. Mengue qui fit sa thèse sur Sade à Paris VIII avec Deleuze, affirme que le boudoir sadien constitua pour lui un premier pas pour un rendez-vous avec « les corps-langage » contre l’austérité kantienne[12]. La trajectoire trouve ainsi sa logique dans l’au-delà du corps morcelé vers le corps autistique.

Quoiqu’il en soit, à la veille d’un congrès sur le corps parlant dans sa tension avec sa jouissance, l’analyse de Philippe Mengue est on ne peut plus précieuse ; elle marque la scission entre un corps parlant phallicisé par l’exploit avec un corps taiseux qui « se jouit ».

[1] Mengue P., Marcher, courir, nager. Le corps en fuite, Paris, Éditions Kimé, 2015.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 26.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 66.

[4] Nietzsche F., Le gay savoir, cité par Mengue P., Marcher, courir, nager. Le corps en fuite, op. cit. p. 17.

[5] Rousseau J.-J., Rêveries du promeneur solitaire, cité par Mengue P., op.cit., p. 117.

[6] Rousseau J.-J., ibid., cité par Mengue P., op.cit., p. 120.

[7] Rousseau J.-J., ibid., cité par Mengue P., op.cit.

[8] Mengue P., op. cit., p. 108.

[9] Rimbaud, Illuminations, cité par Mengue P., op. cit., p. 109.

[10] Mengue P., op. cit., p. 137.

[11] Mengue P., op. cit., p. 180.

[12] Mengue P., op. cit., p. 13.

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