Regards

Du corps à l’encadrement en passant par l’ego

Écrire, qu’est-ce que cela signifie pour James Joyce ?

C’est la question à laquelle va répondre Lacan dans le chapitre X « L'écriture de l'Ego » du Séminaire Le sinthome. Cette question se raccorde immédiatement à une autre qui est celle de la fonction de l’ego pour Joyce. « L’écriture est essentielle à son ego »[i].

C’est un épisode qui met Lacan sur la voie, mais un épisode dont il va souligner dans les propos de l’écrivain un élément précis : l’encadrement.

Pourtant, au regard du passage du biographe Richard Ellmann[ii], le terme n’est pas au premier plan. « Si la vue de Cork qui ornait son appartement à Paris devait avoir un cadre en liège (cork), comme il le soulignait devant Frank O’Connor, c’était une indication intentionnelle, encore qu’un peu humoristique, de cette conception du monde où des simultanéités inattendues sont de règle ».

Lacan en tire une toute autre perspective, à partir du terme de cadre : « L’encadrement a toujours un rapport au moins d’homonymie avec ce qu’il est censé raconter comme image. Par exemple, chacun des chapitres d’Ulysses se veut supporté d’un certain mode d’encadrement, qui est appelé dialectique, ou rhétorique, ou théologie. Cet encadrement est lié pour lui à l’étoffe même de ce qu’il raconte »[iii]. Il va aussi donner plus de vigueur à son propos : « Dans ce qu’il écrit, Joyce en passe toujours par ce rapport à l’encadrement ».

N'est-ce pas dire qu’à chaque livre de Joyce il faille présupposer, imputer cette structure ? Pour Ulysses, Lacan se sert du tableau que James Joyce a écrit pour son ami traducteur Stewart Gilbert[iv] et qui dégage cette fonction de l’encadrement.

Le sujet James Joyce ne dispose pas d’un ego comme narcissique, rapportable au corps comme image ainsi que le relève Lacan dans Portrait of the Artist as a Young Man, lors de l’épisode de la raclée subie par quelques-uns de ses camarades, cependant que le corps du jeune homme se détache comme une pelure. En terme de structure nodale, l'imaginaire n'est pas noué borroméènement au symbolique et au réel.

En conséquence, nous n'avons pas à faire à l'inconscient de Freud, qui engage un rapport entre « le corps qui nous est étranger et l'inconscient ». L'inconscient est noué au réel, laissant hors nouage l'imaginaire. Ce dénouage de l'imaginaire qui laisse en rapport direct le symbolique et le réel détermine par ailleurs les épiphanies de Joyce. C’est l'ego qui est alors appelé à nouer l'Imaginaire, le Symbolique, le Réel, c'est-à-dire qui répare « l'erreur » du nœud, est «  correcteur du rapport manquant »[v]. Et c’est spécialement la fonction de l’encadrement, qui dans l'écriture de Joyce, supporte cette fonction de l’ego.

[i]           Lacan J., Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.147.

[ii]           Ellmann R., Joyce, 2, Paris, Gallimard-Tel, 1987, p.187-188.

[iii]           Lacan J., op.cit.

[iv]Sans titre1

[v]           Ibid p.152.

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Mustang : six filles au galop !

C’est le dernier jour de l’année scolaire dans un petit village du Nord de la Turquie d’aujourd’hui. Il fait beau, cinq sœurs orphelines de treize à dix-sept ans décident de rentrer chez leur grand-mère en passant par la plage. Lale, la plus jeune, est triste de quitter l'une de ses enseignantes qui part vivre à Istanbul. Juchées sur les épaules de garçons, les sœurs jouent dans les vagues, toujours habillées de leur uniforme d’école : chemisier blanc, jupe et collants. Avec leurs longs cheveux qui flottent au soleil comme des crinières de chevaux sauvages, elles s’affrontent.

À leur retour, leur grand-mère qui les élève depuis une décennie, les attend de pied ferme pour les punir. Tout le village est au courant de leur conduite jugée obscène. Elles se seraient frottées l’entrejambe aux nuques des garçons. Leur oncle Erold arrive furieux chez sa mère et amène illico les trois sœurs les plus âgées à l’hôpital afin de faire attester leur virginité. Le recours à la science est requis.

Du jour au lendemain, ces jeunes filles sont privées de liberté, coupées du monde extérieur. Adieu portables, ordinateurs, livres, écoles, vêtements modernes. Elles sont priées de rester vivre à la maison qui va devenir peu à peu une usine à marier. La famille se charge de les y préparer, cours de cuisine et de couture inclus.

Mustang, premier long-métrage de la réalisatrice Deniz Gamze Ergüven, a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes cette année où il a remporté un vif succès. Il vient de recevoir trois Césars et, au mois de février, il a représenté la France aux Oscars. Dans un hors-champ[1], la réalisatrice a expliqué que ces cinq filles ont perdu leurs parents jeunes et sont issues d’un milieu bourgeois, citadin. Elles se retrouvent comme des « étrangères » dans ce village rural au bord de mer. Leur famille leur a donné beaucoup de liberté du fait de la perte de leurs parents. Soudain, un autre discours apparaît au moment de leur puberté. La conduite de ces jeunes filles est jugée indécente, sexualisée, et plonge ces dernières dans l’incompréhension. Erold, l’oncle incestueux, sait ce qu’est une femme. Les sexes sont ainsi séparés et figent le non-rapport sexuel[2].

Le scénario de Mustang a été écrit à toute vitesse, vingt heures par jour. Le rythme du film s’en ressent. Deniz Gamze Ergüven – la sixième fille du film –, a voulu transmettre l’image d’une Turquie « vivante, fougueuse, très jeune », prise aussi dans ses contradictions. Pays où les femmes ont obtenu le droit de vote en 1934, soit dix ans avant la France et sont rentrées en force au parlement turc en 2015 : 96 sur 550 députés. Chiffre record ! Mais la situation des femmes s’est dégradée tant dans les discours que dans des actes de violence.

La réalisatrice pose la question à travers ces jeunes filles de ce qu’est une femme [en Turquie]. Au début du film, nous passons très rapidement de la beauté du paysage à une tragédie. Au travers des gros plans des visages, Deniz Gamze Ergüven a voulu « filmer la perte de la liberté au pied de la lettre ». Malgré ce réel, ce film est aussi très gai et vivant. Lale, la plus jeune des sœurs, héroïne de Mustang, apparaît comme la plus déterminée à ne pas se laisser faire. Le mode de jouir et l’ébauche du fantasme sont esquissés pour ces jeunes filles dans leur rencontre avec l’Autre sexe. Fini le groupe des filles, à chacune de trouver sa réponse face à l’inexistence du rapport sexuel.

[1]  Gamze Ergüven D., Hors-champ, France Culture, émission du 17 juin 2015.

[2]  Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l'enfant, collection La petite Girafe, n°3, Navarin, 2015, p. 201.

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« À ce projet, personne ne s’opposait » : Réinventer le feu prométhéen

Ce soir est particulier. C’est celui où, quelques jours après ce que la presse appellera « les événements » – et qu’il faudra bien finir par nommer – les théâtres de Paris réouvrent.

Ce 17 novembre 2015, l’Envers de Paris et le collectif « Psychanalyse et théâtre » inaugurent le premier débat de leur programme autour de la pièce d’Alexis Armengol et de Marc Blanchet, À ce projet personne ne s’opposait, une adaptation libre du Prométhée Enchaîné d’Eschyle. Le titre sonne comme une interprétation. Pourtant, lors du débat la question ne sera qu’esquissée, les auteurs acteurs et spectateurs s’accordant implicitement sur l’ouverture que le projet théâtral leur a inspiré. Qu’avons-nous fait ce soir là que de construire du lien, de commencer, par le biais de la parole, que ce soit celle entendue ou celle échangée lors de la rencontre qui a suivi, à commencer de construire un bord au trou qui venait de s’accomplir ?

« Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions [1]» écrivait Albert Camus en 1946 dans un monde de cendres à un peuple contraint au recommencement, peu de temps après d’autres « événements », prenant lui aussi appui sur Prométhée pour faire renaître le feu, rappeler que le désir peut prendre son point d’origine dans la rébellion et que celle-ci est à maintenir.

Fils de Prométhée, mais aussi de Pandore, Alexis Armengol tente à son tour d’emmener cette « douloureuse et noble image du Rebelle [2] » qui dit l’origine de l’humain, sa grandeur et son manque, à la lorgnette du XXIe siècle. Les dieux sont bel et bien « des bandits » mais leur loi se dévoile dans son insuffisance et l’éthique s’offre comme une nouvelle parade à leur méfaits.

Le point de départ, c’est un lieu qui s’appelle « nulle part » où s’accomplit le supplice d’un Prométhée obstiné, rendu contemporain du simple fait d’avoir offert le feu « gratis » aux hommes. À cela, les auteurs joignent une femme, celle qui n’existe pas, Pandore, qui lâche les fléaux sur l’humanité, manipulée par une Force-pouvoir dont le projet reste de « pourrir l’humanité ». Dès le premier mouvement, l’auteur use du truchement que permettent l’adaptation et la réécriture pour percer le texte original de la langue d’autres insurgés. Des bribes du Discours de la Servitude volontaire ressurgissent par la voix de Prométhée, tandis que Marc Blanchet fait résumer les fléaux de la boîte d’obéissance par le  Malaise dans la civilisation.

La bifurcation a lieu à la fin du premier mouvement lors que Prométhée, Io, Pandore décident d’explorer l’espérance contenue dans la boîte, tout en la libérant. Au second mouvement, l’humanité a capitulé à l’amour du chef, l’espérance s’est finalement révélée être pour elle un fléau, en ce sens où elle a mis les hommes dans l’attente et donc dans la résignation. Les hérauts de ce monde nouveau, qui se nomment eux-mêmes des « sentinelles », ont remplacé les héros antiques, l’enthousiasme s’est substitué à l’espérance. Pour les personnages il s’agit de réinventer le feu, de recommencer l’Histoire au point d’avant la ruse et le larcin, de revenir à la phusis par l’éthique.

Dans cette perspective il s’échinent à faire « œuvre commune » en diffusant ceux qui ont été, de poser des questions en s’autorisant à ce qu’elles soient bêtes et plus encore de laisser des traces de questions, de transmettre, pour guider, pour interpeller, pour faire souvenir à l’avenir que si un seul ne suffit pas maintenant, peut-être suffira-t-il plus tard et qu’« une étincelle suffit à rallumer le feu ».

L’esquisse de ce désir qui fait avec – et malgré – la forclusion des référents, de la tradition, du religieux en sachant que « les fruits de l’attique (...) ne seront plus jamais, ou ils seront pour d'autres [3]» affiché par les personnages trouble d’autant plus qu’il se mêle à un enthousiasme qui s’apparente à une forme d’angélisme, de candeur. D’autre part, la jouissance de parole, quasi compulsive, qui envahit les personnages n’est pas sans rappeler « l’émoi de mai [4] » et que « la vérité du sujet [est toujours] en deçà ou au-delà du collectif [5] ».

 À ce projet aurait pu en rester là et proposer l’alternative usée de la jouissance collective post 68, le contexte s’y prêtait. Au contraire, derrière ce qui se dit, apparaît la nécessité d’une renonciation pulsionnelle invoquée par Freud dans son article sur La possession du feu, rappelée à point nommé par Serge Cottet, invité de la rencontre.

Faire fi de l’espérance, de la foi(re) collective ne veut pas dire, comme le montrent les sentinelles d’A. Armengol, sombrer dans le désespoir. Et à cet endroit, le metteur en scène fait mouche. Cette quasi absence d’espérance ouvre au contraire sur une exigence joyeuse qui se noue au désir. Elle permet de faire lien autour d’une position éthique et lucide. Elle permet Autre chose. « C'est ici que Prométhée rentre à nouveau dans notre siècle [6] ».

[1] Albert Camus, Prométhée aux enfers, 1946.

[2] Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, p. 45

[3] Victor Hugo, La légende des siècles, v. 204, Paris, NRF, Poésie/Gallimard, 2002, p. 65.

[4] Albert Camus, Prométhée aux enfers, 1946.

[5] Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, Séminaire XVI, 1968.

[6] Jacques Sédat, « Lacan et Mai 68 », Figures de la psychanalyse 2/2009 (n° 18) , p. 221-226.

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