Regards

Bord de mère

Un petit livre choc, d’une écriture épurée et poétique, est en prise avec le thème être mère quelle question ! De quoi s’agit-il ? Quelques lignes dans un journal à la rubrique faits divers : Une femme tue ses enfants après leur avoir payé la fête foraine et les frites.

Le caractère terrible de cette phrase saisit Véronique Olmi, dramaturge. De ce surgissement du réel naît une fiction, Bord de mer[1], son premier roman dont la lecture éprouvante bouleverse le lecteur. Le talent de V. Olmi consiste à nous introduire dans l’univers mental de son personnage. Dans ce récit situé après-coup, elle donne la parole à la narratrice, long monologue intérieur d’une femme, mère de deux enfants, qui se clôt dans un hurlement. Alors que la lecture avait déjà créé une inquiétante étrangeté, le lecteur est saisi d’effroi à la fin du récit. La narratrice dont nous ne saurons pas le nom, sera auteur d’un double filicide[2]. Le récit éclaire à minima les coordonnées de son acte. En filigrane, le lecteur pressent le caractère désespéré du voyage qu’elle entreprend.

Elle vit seule avec ses deux enfants, Stan et Kevin (neuf et cinq ans). Pour la première fois, elle les emmène découvrir la mer, elle se l’était juré. Le récit commence quand ils prennent le dernier car du soir. Les enfants sont inquiets de partir en semaine en période scolaire. Il pleut, l’hôtel est minable, il fait froid, l’argent manque, elle a oublié sa « chimie ». C’est une mer déchaînée qui est au rendez-vous, non la belle bleue. Dans la ville, on les regarde, elle perçoit de l’énervement, du dégoût à leur égard. Rien ne va comme elle aurait voulu.

Elle est une femme désorientée, épuisée, sans appui, dont les souvenirs se perdent, excepté la chanson de son père et la ressemblance du père de Kevin avec son propre frère. Envahie par ses monstres intérieurs, par des angoisses qui l’empêchent de dormir la nuit, elle est amenée à dormir le jour avec pour conséquence son retard à la sortie de l’école qui n’est pas sans lui faire éprouver de la honte. Elle n’est pas comme les autres, se faufile dans la vie, se retire chez elle ressentant une hostilité foncière du monde qui l’entoure. Ses seuls liens sont contraints, l’école et le dispensaire.

Au-delà des difficultés sociales, voilà son drame : « on met des bébés au monde et le monde les adopte. On est des ventres, c’est tout, après ça nous échappe et très vite on nous explique qu’on est hors du coup ». Le discours normatif porté par l’assistante sociale lui fait injonction – être une mère normale, comme les autres, viser la perfection… Elle s’y soustrait, par éthique ou impossibilité ? Pour la narratrice, être mère elle n’est que cela : « J’étais la maman, pas plus, pas moins que les autres, le premier mot écrit par Kevin, j’étais ça, je faisais ça. »[3] Une bonne mère avec un intérêt particularisé, elle veille, prend soin, aime ses enfants, en est fière. Elle sait les faire sourire, les distraire de ses soucis pour qu’ils ne voient pas son malaise. Elle se transformerait en fée pour être à la hauteur de leurs espoirs[4] dans les limites de ses forces.

Pour elle, « Il y a l’enfance […] Mais juste après l’hostilité du monde»[5]. Aussi, elle voudrait dissoudre la frontière entre eux et éviter que le monde n’avale ses mômes alors qu’ils deviennent sujets. Elle veut les protéger, tout leur épargner, le froid, la honte, la contagion des autres, de la société. Dans sa solitude insupportable et son égarement, son désir de mère ne cesse pas de ne pas vouloir se séparer. En l’absence de médiation possible, la séparation sera radicale. Au-delà de son acte, envahie par son imaginaire, elle constate son échec à réunir Stan et Kevin dans la mort, ils se tournent le dos et ne se regardent pas, elle en est ravagée.

  [1] Olmi V., Bord de mer, Paris, Actes Sud, coll. Babel, 2001. [2] Un filicide est un passage à l’acte meurtrier soit un homicide d’un parent sur son enfant, il est à différencier de l’infanticide où la victime est un nouveau-né n’ayant pas une existence sociale. [3] Olmi V., op. cit., p. 111-112. [4] Ibid., p. 36. [5] Ibid., p. 109.

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Mauvaise fille : l’espace d’une écriture à soi

À propos du livre de Justine Lévy, Mauvaise fille, Paris, Stock, 2009.

Avec Le rendez-vous, Justine Lévy dresse le portrait d’une mère « très, très belle » que la vie « de bohême et de désordre » consume dans toutes sortes d’excès qui la font absente à son rôle de mère. « Si la femme est infiniment séduisante, la mère est dangereuse. »[1], écrit J. Lévy, dressant le portrait d’une fille divisée entre le désarroi d’avoir une mère « égoïste, et dure, et désinvolte »[2] et la fascination admirative pour une mère « merveilleuse, délicate, enchanteresse »[3]. Prise dans ce mélange d’effroi et d’éblouissement qui fait sa « brûlure, là, tout le temps »[4], cette fille veut l’impossible : protéger cette mère, trop proche du « bord des choses », d’elle-même. Mais les amants, les amantes, les pharmacopées, l’alcool, les vols, les petites délinquances, la prison creusent toujours plus le trou où la mère bascule sans que ni le masque de la beauté ni personne n’y puissent rien. Au rendez-vous donné par la mère, la fille a « toujours su, au fond, qu’elle n’allait pas venir »[5]. Et l’oubli de la mère, en l’emprisonnant dans le refus du manque maternel, lui fait occuper la place de l’objet de son désir et laisser son propre désir en suspens.

Avec Mauvaise fille, J. Lévy convoque à un ultime rendez-vous ce même lien dévastateur entre une mère et sa fille : la mère est en train de mourir quand sa fille apprend qu’elle attend son premier enfant : « Je suis embarquée dans […] une nouvelle vie […] Quelqu’un va arriver que je vais aimer plus que moi-même et que ma mère […] Et quelque chose, en moi, ne se pardonne pas d’avoir fait ça »[6]. Dans ce mélange de bonheur et de tragique, la « mauvaise fille » se sent coupable d’avoir eu une mère qui la renvoyait à la solitude. Elle ne se pardonne pas, en consentant à devenir mère à son tour, de la laisser maintenant à son destin mortel. Dans cette double contingence où le réel de la mort fait irruption dans le corps de sa mère tandis que la vie épanouit le sien, elle ne peut pas lui dire qu’elle attend un enfant, elle ne peut pas dire ces mots qui séparent. « Elle doit savoir […] je n’ose plus lui parler de rien […] Ce qui est monstrueux c’est que j’ai zappé maman en faisant un enfant »[7]. À l’heure des comptes et des adieux, c’est à elle, la fille qui a fait le rêve impossible de protéger sa mère de sa provocation à perdre tout sens dans une Autre jouissance, d’effectuer, seule, le difficile travail d’accepter le manque de l’Autre maternel. La mort de sa mère est son vrai ultime rendez-vous avec la jouissance pulsionnelle de celle-ci et avec son choix propre, de faire de cette part de liberté qui lui revient, une création qui lui permette d’être une femme à sa manière. « Maman est morte et je suis en train de devenir maman, […] je suis sonnée […] ou bien furieuse […] comme elle l’a toujours été, enragée, révoltée, car en train de comprendre qu’il n’y a rien, rien de rien »[8]. La fille va-t-elle comme sa mère faire le choix de s’engloutir dans la passion mortifère de ce rien que J. Lacan nomme la « Surmoitié »[9] ? C’est divisée qu’elle aborde cette question essentielle à son être de femme lié à cette Autre jouissance qui a tant envahi la femme en sa mère. Quand vient pour elle le rendez-vous avec sa propre fille à naître, la césarienne s’impose, tant pour elle accoucher semble impossible : impossible délivrance d’une part vivante en elle ? Impossible expulsion d’une mère trop réelle en elle ? Mais quand l’enfant est là, son innocente présence vivante efface l’impossible confiance en une mère à la parole si peu « fiable » et rend possible une inscription symbolique par le lien à un homme dont la virilité tout humaine sait prendre soin d’elle et la désirer comme femme.

Avec l’appui d’un père qui « ne renonce pas » à la sécuriser, avec l’amour et le désir d’un homme qui sait la faire rire et avec l’enfant qui la fait mère responsable, la fille du roman de J. Lévy parvient à mettre à distance la jouissance illimitée de son Autre maternel et acquiert une consistance de son être comme sujet et comme femme : « Ma peine est infinie, envahissante, absolue, mais, […] pour nous trois, […] je décide de la remiser […] loin de nous. […] il n’y avait personne et maintenant il y a quelqu’un et je suis mère de ce quelqu’un »[10].

Avec ce roman, J. Lévy démontre que c’est en continuant à se référer à l’Autre maternel, dont le manque est le fondement, qu’une fille parvient à établir son désir propre et à créer sa propre féminité. Si séparer son corps, son désir et sa jouissance de ceux de sa mère est la tâche de toute fille et de toute mère, J. Lévy nous enseigne, avec Jacques Lacan, que c’est avec son « obscure intimité »[11] qu’une fille se donne un corps d’amour et de désir à elle, et qu’un écrivain écrit. Et si avec Mauvaise fille J. Lévy révèle une part autobiographique de son histoire, c’est en tant qu’avec ce roman elle parvient à nouer au langage le manque constitutif de sa féminité et affirme que sa condition de femme la regarde, pas sans l’Autre.

  [1] Lévy J., Le rendez-vous, Paris, Plon, 1995, p. 22. [2] Ibid., p. 39. [3] Ibid., p. 39. [4] Ibid., p. 41. [5] Ibid., p. 177. [6] Lévy J., Mauvaise fille, Paris, Stock, 2009, p. 25. [7] Ibid., p. 66-67. [8] Ibid., p. 93-94. [9] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 468. [10] Lévy J., Mauvaise fille, op. cit., p. 158. [11] Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Seuil, 1966, p. 676.

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Same Sex Procreation

La procréation est nouée au désir. Que ce soit le désir d’enfant ou le désir de ne pas en avoir. Lorsque le désir d’enfant bute sur une impossibilité, il devient plus pressant. C’est ce qui se produit en cas de stérilité, jusqu’au désir d’avoir un enfant à tout prix. Parfois même, ce qui pourrait être possible impose sa loi, devient une obligation. Au risque qu’à vouloir un enfant à tout prix, le désir n’y soit plus.

La procréation homosexuelle entre dans ce type d’enjeu, avec cependant la particularité que les protagonistes, sauf exception, ne souffrent pas de stérilité. C’est la situation de leur choix amoureux qui les rend infertiles. C’est pour cela que ce type de demande entre dans le registre des indications sociétales à la procréation, plutôt que médicales. Qu’ils soient seuls ou en couple, les homosexuels doivent passer par des tiers pour procréer, soit sur un mode « convivial »[1] soit à travers une assistance médicale. Ces deux voies posent cependant des questions très différentes sur le statut du tiers en jeu, les procréations médicales obligeant à passer par les défilés de l’institution médicale, là où l’« assistance conviviale à la procréation »[2] est laissée aux solutions intimes.

Les procréations médicalement assistées pour les couples homosexuels passent par le don de gamètes : don d’ovule pour les homosexuels masculins, don de sperme pour les femmes homosexuelles. Ce à quoi il faut ajouter la gestation par autrui dans le cas d’une procréation masculine. Il s’agit donc actuellement exclusivement de procréations hétérologues[3], qui font appel au don de gamètes de l’autre sexe. Il est intéressant de mesurer à quel point on reste dans le champ hétéro même quand il s’agit de procréation homosexuelle, faisant retrouver dans le champ procréatif ce que Lacan dit du champ sexuel : « Ce dont il s’agit quand il s’agit de sexe, c’est de l’autre sexe, même quand on lui préfère le même »[4]. Cette insistance hétéro dans la procréation ne touche d’ailleurs pas que la conception : elle concerne aussi la gestation. La procréation n’est en effet pas qu’une affaire de gamètes et de gènes, c’est aussi une affaire de ventre à trouver : jusqu’à maintenant on ne peut se passer du ventre maternel, même si pourrait s’ouvrir la perspective d’aller vers la construction d’un utérus artificiel[5] qui reste encore aujourd’hui une fiction. Il est important de réaliser que la grossesse implique des dimensions épigénétiques, la programmation du fœtus à travers l’interaction mère-fœtus, qui est autre chose que la programmation génétique issue des gamètes. Une transmission maternelle s’ajoute à la transmission à travers les deux lignées génétiques. Ainsi, même sur le plan biologique, nous sommes bien plus que nos gènes[6] – sans compter ce qui sera mis en jeu ultérieurement avec les identifications et les transmissions psychiques, symboliques ou sociales. Bref, pour rester dans la question procréative, le passage obligé par ce ventre met en jeu de façon particulière la femme dans la procréation homosexuelle masculine, qui reste prise dans un dispositif « hétéro orienté »[7].

Au-delà de ces dispositifs hétérologues, des technologies nouvelles pourraient permettre de faire un pas majeur pour atteindre la possibilité d’une procréation autologue dans les couples homosexuels, c’est-à-dire une procréation qui utilise le matériel génétique des deux protagonistes, comme dans une procréation autologue hétérosexuelle. Dans des modèles expérimentaux, des procréations ont été réalisées à partir des gamètes mâles ou femelles[8]. Les développements actuels convergent plutôt vers le projet de partir de cellules souches somatiques, par exemple de la peau, pour créer les gamètes nécessaires à une fécondation[9]. Ces cellules souches, qui sont totipotentes et non sexuées, peuvent en effet être différenciées en spermatozoïdes ou ovocytes à travers une reprogrammation[10], un signal d’inhibition ou de stimulation qui participe à leur spécification mâle ou femelle, pour les rendre capables de réaliser une fécondation. Une des grandes difficultés à rendre concrète une telle procréation tient au problème technique majeur que pose cette reprogrammation, qui implique l’environnement cellulaire, biologique, dans lequel doit être plongée la cellule somatique, mettant en jeu les empreintes génomiques et épigénétiques nécessaires à leur transformation.Un autre problème majeur est que dans un couple d’homosexuelles, pour autant que ces transformations soient possibles, on ne pourrait faire que des gamètes XX, conduisant donc à ne procréer que des filles – à moins d’en passer par un ADN synthétique pour ajouter un Y ce qui est actuellement une pure vision ce l’esprit. On voit donc que si tout cela est fantasmatiquement imaginable, le pas vers la réalité est loin de se faire. Mais la science progresse parfois plus vite qu’on ne le pense[11] et on ne peut se dispenser de penser parallèlement aux conséquences qu’entraîneraient de telles avancées[12].

Le débat sur le mariage pour tous débouche inévitablement sur la question de la procréation, du droit de procréer des couples homosexuels. On mesure à quel point la possibilité de réaliser une procréation en conservant la lignée du couple homosexuel pourrait trouver une place majeure dans le droit à une « fertilité pour tous » au-delà du droit au mariage pour tous.[13]

Au-delà du débat sur la possibilité d’une procréation homosexuelle, ce type de perspective pose une question connexe très importante, celle d’une tendance à une médicalisation de la procréation, qui pourrait s’installer d’une façon de plus en plus banalisée, pour devenir peut-être finalement un passage obligé.

Les procréations médicalement assistées disjoignent sexualité et procréation, permettant de court-circuiter ce lien, dévoilant du même coup la place de l’enfant par rapport au sexuel, plus exactement par rapport au fait qu’« il n’y a pas de rapport sexuel »pour reprendre l’énoncé de Lacan. Dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est dire qu’il n’y a pas de formule, pasde mode d’emploi, pas d’harmonie naturelle, pas de complémentarité[14] non plus, mais un non-rapport auquel supplée le fantasme ou dans ce qui nous occupe ici une biotechnologie de la procréation. La technique, d’une certaine manière, occupe la place du fantasme : un fantasme qui, peut-être aujourd’hui, en vient à forcer une évolution biotechnologique en cours.

La perspective de ces transformations biotechnologiques implique aussi de revoir complètement le système juridique de la parenté. Il faudra créer de nouvelles lois ajustées à ces nouvelles pratiques technologiques. Elles pourraient en effet ne pas se voir absorbées dans des paradigmes qui n’ont pas été pensés pour cela. Il faudra créer de nouvelles fictions juridiques, comme celles proposées actuellement par Irène Théry[15] lorsqu’elle suggère de prendre les repères de la famille dans la filiation plutôt que dans le mariage : ce serait donc l’enfant qui ferait la famille plutôt que le couple initial. C’est ainsi qu’elle propose de mettre en place des déclarations anticipées d’intention de filiation, qui permettraient d’inclure avec le même statut les enfants quelle que soit leur provenance, par adoption, par don d’ovules, par don de sperme ou don de zygotes, ou toute autre technologie.

Quoi qu’il en soit, les procréations médicalement assistées homosexuelles autologues à travers des gamètes artificiellement produits, annoncent l’apparition d’un monde nouveau, dont on ne sait pas encore ce qu’il est. Les questions induites par une telle perspective peuvent laisser perplexe. Elles conduisent à ce que Lacan désigne dans LeSéminaire livre VI comme un point panique[16]. Face au point panique, qui est du côté de l’angoisse, on se raccroche au fantasme que l’on trouve sous de multiples formes au cœur des débats éthiques et politiques, voire cliniques, qui concernent l’incidence des procréations médicalement assistées, en particulier homosexuelles.

À ce propos, une question supplémentaire se pose qui conjugue aussi science et fantasme : les procréations dans le même sexe impliquant une inévitable médicalisation à travers laquelle elles peuvent amener à conjoindre de plus en plus procréation et prédiction. Intervenir directement sur les gamètes va inévitablement conduire à la tentation de mettre en place des diagnostics prédictifs, pour cadrer ce type de démarche nouvelle, soit sur la base de données pré-conceptionnelles concernant le spermatozoïde ou l’ovule, soit directement par la sélection d’un embryon au moment de l’implantation. Les démarches prédictives associées à la procréation pourraient ainsi se généraliser et même se banaliser, sur la base d’une revendication considérée comme marginale et nouvelle, à savoir la procréation homosexuelle. Les choses pourraient donc s’inverser : ce qui est marginal aujourd’hui deviendrait l’ordre établi, ce qui est banal aujourd’hui pouvant devenir marginal et même être considéré comme étant à risque[17]. Avec le développement du séquençage du génome humain, qui permet de déterminer les facteurs de risque, on pourrait en effet en venir à une exigence de plus en plus présente de l’utilisation de démarches de dépistage à des fins préventives. Le champ de la procréation pourrait s’en trouver complètement bouleversé au point que les hétérosexuels qui procréent sans assistance médicale, sans rien demander à quelque tiers que ce soit, sans passer par un dépistage génétique, pourraient être considérés comme des sujets irresponsables par rapport à la communauté. On pourrait même imaginer que l’on envienneà prendre des mesures contre le fait de vouloir procréer librement sans entreprendre aucune démarche prédictive, sans aucune assistance médicale, sans contrôle des risques introduits par la procréation. L’époque de cette « loufoquerie qu’on appelle l’amour »[18] qui fait la rencontre hasardeuse d’un ovule et d’un spermatozoïde, serait-elle en voie d’être révolue ? Telle est la question paradoxale, qui se révèle avec la médicalisation de la procréation qu’implique la procréation homosexuelle.

  [1] Pour reprendre une expression de Jacques Testart in Faire des enfants demain, Paris, Seuil, 2014. [2] Ibid. [3] On distingue les procréations autologues réalisées à partir des gamètes du couple et les procréations hétérologues qui nécessitent des dons de gamètes. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 155. [5] Atlan H., L’utérus artificiel, Paris, Seuil, 2005. [6] Voir les travaux d’Edith Heard, en particulier sa Leçon inaugurale au Collège de France, sur l’épigénétique et la mémoire cellulaire. [7] F. Ansermet emprunte l’expression que Marie-Hélène Brousse propose, à partir de sa lecture du Séminaire XX de J. Lacan : « les femmes homosexuelles aiment l’autre sexe, pour traquer une jouissance autre […], qu’elles sont donc “hétéro” orientées », « L’homosexualité féminine au pluriel ou Quand les hystériques se passent de leur homme de paille », Elles ont choisi. Les homosexualités féminines, ouvrage collectif dirigé par S. Harrison, Paris, Éditions Michèle, 2013, p. 31. [8]Pour les gamètes mâles, voir Kono et al., Nature, 2004 ; pour les gamètes femelles voir Deng et al., Biol Reprod, 2011 ; et voir la discussion qu’Ariane Giacobino fait de ces travaux : Giacobino A., « Gamètes artificielles : toujours plus près », Huffington Post, 19.12.2013. [9]Smajdor and Cutas, Health Care Anal, 2013, cité par A. Giacobino dans sa revue de ces techniques, op.cit. ; voir aussi deux revues toutes récentes sur ce thème Charles A. Easley, David R. Latov, Calvin R. Simerly, Gerald Schatten, Adult somatic cells to the rescue : nuclear reprogramming and the dispensability of gonadal germ cells, Fertility and Sterility® Vol. 101, No. 1, January 2014, 14-19 ; Jingmei Hou1,Shi Yang, Hao Yang, Yang Liu, Yun Liu1, Yanan Hai1, Zheng Chen, Ying Guo1,Yuehua Gong, Wei-Qiang Gao, Zheng and Zuping He, Generation of male differentiated germ cells from various types of stem cells, Reproduction (2014) 147 R179–R188. [10] Yamaguchi et al., Nature, 2013 ; voir aussi la discussion d’A. Giacobino, op.cit. [11] Voir aussi à ce propos Ariane Giacobino, Huffington Post du 19.12.2013, op.cit. [12] Voir, pour illustrer les débats éthiques induits par ces techniques, une publication récente dans une revue d’éthique médicale : César Palacios-González, John Harris, Giuseppe Testa, Multiplex parenting: IVG and the generations to come, JME, March 7, 2014. Downloaded from jme.bmj.com on August 22, 2014 - Published by group.bmj.com ; à noter une curieuse collision de signification d’une langue à l’autre : en français, « IVG » veut dire « interruption volontaire de grossesse », en anglais, on dit : « in vitro generated gametes », « gamètes générées in vitro. » [13] « La fertilité pour tous », selon l’excellente expression proposée par A. Giacobino dans ce même article. [14] Cette notion de « non complémentarité » (voir le texte de Stella Harrison dans Elles ont choisi. Les homosexualités féminines, op.cit., p. 39) est d’autant plus importante dans la symétrie imaginaire que pourraient impliquer les procréations autologues homosexuelles. [15] Théry I., présidente, Leroyer A.-M., rapporteure, Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Rapport du groupe de travail « Filiation, origines, parentalité », Ministère des affaires sociales et de la santé, Ministère délégué chargé de la famille, 2014. [16] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière et le Champ Freudien Éditeur, coll. Champ Freudien, juin 2013, p. 108. [17] Voir l’anticipation de l’obligation du diagnostic génétique tel qu’on la trouve représentée au début du film de Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca, en 1997 déjà. [18] Lacan J., « Le phénomène lacanien » (30.11.1974), Les cahiers cliniques de Nice, 1998, 1, p. 9-25.

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Le gai savoir (faire) de Martial Raysse

Une importante rétrospective vient de se terminer au Centre Georges Pompidou à Paris, consacrée à l'œuvre de Martial Raysse. Si vous l'avez manquée, vous pourrez voir quelques-uns de ses tableaux, installations ou sculptures dans différents musées, à Nice et Nantes, par exemple, et... au Centre Pompidou qui en possède dans sa collection permanente. D’autres expositions de son travail vont sans doute se tenir. Ayez l’œil !  

« Maintenant je pense que l’important c’est d’atteindre ce qu’on appelait,

dans l’ancien temps, la poésie,

c’est-à-dire ces instants où l’on se sent vraiment vivre. »

Raysse M., Extrait d’un entretien avec J.-P. Cassagnac et Olivier Delliez,

cité par Cécile Debray, « Martial Raysse, “l’ymagier” », catalogue de l’exposition, p. 64.

 

Alain Jouffroy écrit de Martial Raysse qu’il est « un artiste dont la base sensible est celle qu’organise un verbe, une parole ». Il le décrit comme « poète-peintre-cinéaste », « artmaker ». Il dit même qu’il est « d’abord un poète »[1]. M. Raysse commence dès l’âge de douze ans à peindre et dessiner et reçoit un choc en rencontrant la reproduction d’une Haute-Pâte de Dubuffet. Mais c’est la voie de la littérature qu’il prend ensuite en s’inscrivant à la Faculté de lettres de Nice et il publie dès 1955 une plaquette intitulée Poèmes.

Si M. Raysse est, aussi, un écrivain, il explique ainsi ce qui l’a empêché de se consacrer à la seule écriture : « … je me suis aperçu qu’il y avait un phénomène tragique, celui de la communication des langages […] Quand un Japonais apprend à vingt ans le mot “brioche”, le mot a une toute autre signification que lorsque votre mère, à un ou deux ans, vous a tendu une brioche et que vous l’avez dégustée. Si vous utilisez ce terme dans un poème […], vous établissez des connexions intraduisibles. Cela m’a conduit à chercher au-delà des Mots »[2]. Ne peut-on pas lire ici, dans cet écart rencontré entre le mot et la Chose, autre nom du Réel, ce qui oriente la sublimation chez M. Raysse ?

Né en 1936 à Golfe-Juan-Vallauris, il a sans doute été marqué par le métier de ses parents, céramistes, ainsi que par leur engagement dans la Résistance et une expérience personnelle précoce de la guerre. Il a participé dans sa jeunesse, peu de temps, à certains mouvements artistiques – École de Nice, Nouveaux Réalistes –, et a pu être rattaché au Pop Art. Mais il s’en est différencié par le choix de modèles sans notoriété, comme il s’est distingué de ceux qui construisaient des structures à partir d’objets-déchets : il s’est très vite résolument tourné vers les objets neufs de la consommation galopante d’après-guerre. Il a toujours fait preuve à la fois d’innovation – voir son utilisation des néons – et d’une grande liberté de pensée (cf. en particulier sa conférence donnée au Centre Pompidou en 1984, Qu’il est long le chemin[3]).

Une première visite de cette rétrospective m’a procuré une nette jubilation – notamment devant la projection de son film Homéro Presto (1967), interprétation loufoque et personnelle de l’Odyssée d’Homère –, mais je n’en avais pas moins aperçu une face plus sombre. D’autres visites me l’ont confirmé : même sur les tableaux des « pin-up » des années soixante, la mort est discrètement présente (mouches et autres insectes sur les visages qui évoquent des vanités). Ailleurs, elle apparaît plus abruptement dans des dessins, collages, sculptures, etc., par exemple dans l’estampe Ce trottoir (ex-voto)/This pavement (ex-voto), 2000.

Je conclurai par cette remarque de Catherine Grenier, commissaire de l’exposition : « Si Yves Klein a pu dire […] “ l’art c’est la santé”, “ l’art c’est l’hygiène qui préserve la santé” aurait pu compléter M. Raysse »[4]. L’hygiène étant pour l’artiste une « hygiène de la vision » dont on pouvait se faire une idée en visitant l’exposition. Et C. Grenier cite Raysse : « Peindre la tristesse ne peut être que le jeu snob d’une conscience maladive ! La mort est bien assez affreuse, suffisamment inquiétante »[5].

  [caption id="attachment_1643" align="aligncenter" width="640"]Raysse - Ceux du maquis Martial Raysse - Ceux du maquis. Paris, musée national d'Art moderne - Centre Georges Pompidou[/caption]   [1] Trois citations extraites de : Jouffroy A., Martial Raysse, Paris, Fall, 1996, p. 7. [2] Raysse M., cité par Jouffroy A., op. cit., p. 13. [3] Raysse M., Qu’il est long le chemin, Paris, kamel mennour/les presses du réel, 2nde édition, 2012. [4] Grenier C., « Martial Raysse ou le Dernier Peintre », Martial Raysse, Paris, Centre Pompidou, 2014, p. 20. [5] Ibid., p. 21. Enregistrer

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