Regards

Une photographe révélée

Un film récent, À la recherche de Vivian Maier[1], mi-documentaire mi-enquête et reconstitution, s’il n’a rien de remarquable en tant que film, nous parle d’une histoire et d’un personnage qui, eux, le sont indubitablement.

Cette histoire est celle de Vivan Maier, née en 1926 à New York et morte à Chicago en 2009. C’est donc d’une histoire du XXe siècle dont il s’agit, ce siècle qui fut aussi celui de l’expansion d’un art nouveau : la photographie. Car V. Maier est photographe. Enfin, à la fois elle l’a été et elle le devient seulement aujourd’hui, après sa disparition, parce que nous découvrons ses images. Elle n’avait jamais montré les quelque cent cinquante mille clichés pris inlassablement tout au long de sa vie.

Née d’une mère française, originaire de la vallée du Champsaur ayant émigré aux États-Unis, et d’un père américain qu’elle n’aura que peu connu, V. Maier travailla toute sa vie aux États-Unis en tant que nanny, s’occupant d’enfants dans des familles de New York puis de Chicago. Très tôt, elle commença à faire des photos, dans la rue, se promenant inlassablement avec un Rolleiflex, puis un Leica, autour du cou, saisissant les lieux, les personnages et les situations rencontrés dans la rue, dans le fil de cette Street photography qu’illustrèrent si bien les Eugene Atget, Robert Franck, Lisette Model ou Lee Friedlander.

C’est lors d’une vente aux enchères en 2007, alors qu’il cherchait des photos sur un quartier de Chicago, qu’un dénommé Jonh Maloof acquiert un lot de négatifs. Il n’y trouve pas ce qu’il cherchait mais se rend vite compte qu’il y a là une œuvre remarquable. Il cherche, questionne, enquête pour apprendre d’où viennent ces photos, rachète d’autres lots au fil de ses découvertes et finit par identifier l’auteur de ces images : V. Maier. Alors que son nom se révèle enfin, V. Maier meurt à Chicago. John Maloof prend alors le parti de faire découvrir l’œuvre de cette photographe méconnue. L’aurait-elle souhaité, elle qui cultiva un goût du secret certain et dont l’existence ne laisse en rien penser qu’elle aurait souhaité la notoriété qui advient aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr. Solitaire, peu conventionnelle, brusque, ne cherchant pas à se rendre aimable, si toutes les familles dans lesquelles elle a vécu n’en gardent pas un bon souvenir, elle A marqué nombre d’entre elles par sa personnalité et son style hors norme. Ce sont trois enfants dont elle s’était occupée qui, devenus adultes, gardèrent le contact et subvinrent à sa survie jusqu’à sa mort. Les dernières années, quasi clochardisée bien qu’ayant encore un toit grâce à leur aide financière, elle continuait inlassablement à prendre des photos dont les négatifs s’empilaient sans qu’elle ait jamais pu en voir les tirages.

La vie de V. Maier a donc été inséparable de son rapport à l’acte photographique, sans cesse renouvelé, à chaque déclenchement de l’appareil, bien plus qu’à la photo comme image révélée à montrer à d’autres. Dans cette vie passée à appuyer sur le déclencheur de l’appareil photo, de la grammaire réversible de la pulsion, voir/être vu, V. Maier semble n’avoir gardé que le premier terme et s’être faite elle-même regard. Montrer ses photos, ce serait en revanche être regardée, ce dont elle s’est bien plutôt le plus souvent protégée. Les tirages – quand ses moyens lui permettaient d’en faire – et les rouleaux de négatifs s’entassaient dans de nombreuses boîtes, accompagnés d’une quantité impressionnante de coupures de journaux et de prospectus divers, dont elle ne se séparait jamais au fil de ses déménagements. Elle choisissait de travailler dans des familles ayant à lui offrir des lieux de stockage suffisants pour ces bagages devenus fort volumineux au fil des années, jusqu’à la nécessité de louer des garde-meubles pour les y entreposer.

Mais le choix des sujets, les innovations de cadrage, l’attention à la composition n’en sont pas moins présents dans chacune de ses photographies, témoignant d’un regard aiguisé sur la vie américaine au quotidien.

Parmi les clichés[2], beaucoup d’auto-portraits jouant essentiellement de jeux d’ombres ou de reflets, de flous ou de démultiplication de l’image, entre miroirs, éclairs de soleil, contrastes. Par ce biais, elle se réintroduit dans l’image qu’elle compose et dont elle était au départ la spectatrice exclue. V. Maier, hors champ, se retrouve alors dans le champ. L’invention esthétique y est à l’œuvre, l’invention sinthomatique sans doute également, et crée presque à chaque fois une image fulgurante, qui nous regarde encore et témoigne d’une époque.

[1] Maloof J. et Siskel, À la recherche de Vivian Maier (Finding Vivian Maier), 2013. [2] Pour voir les photos de V. Maier : site web : http://www.vivianmaier.com/

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Peau d’âne et la loi de la mère

Peau d’âne n’est pas une histoire pour les enfants mais une histoire galante qui nous initie avec ironie aux mystères du féminin.

Le roi, le père, sont ici des trompe-l’œil, d’ailleurs il n’y a que des trompe-l’œil dans cette histoire et dans la façon dont on lit Perrault. C’est un moderne, c’est quelqu’un qui nous montre les ravages de la loi, c’est de l’ironie galante qui va loin.

Ce qui compte et qui fait loi dans ce conte, c’est d’abord le désir de la mère, qui veut être la seule au-delà de la mort ; bien que ce soit présenté comme contingence « si vous rencontrez une femme plus belle […] que moi ». Elle se pose comme l’exception qui ne peut être remplacée que par une exception, une exception à toutes les autres, c’est-à-dire dans une logique où elle se situe à la place de l’hommoinzun. C’est du moins ce qu’entend le roi qui fait de la contingence une nécessité. La mère en effet n’est pas comme les autres… dans le désir du père.

En tant que phallus parfait de son roi de mari, la mère veut qu’il ne soit jamais séparé de son souvenir. Alors que son deuil ne trompe personne. Le roi croit que l’Autre veut qu’il ne soit jamais castré.

Le secret de la jouissance sans cesse de ce roi, c’est l’âne d’or « au lieu le plus apparent, Un maître âne étalait ses deux grandes oreilles » car il en produit, de l’or. Cet âne qui résonne avec L’Âne d’or d’Apulée fait de ce conte une métaphysique. Il est le centre du conte, il dévoile son mystère. Mais ici, le maître qui a des oreilles pour ne rien entendre, c’est surtout le roi.

On pourrait lire ce conte comme une variante de la « lettre volée », l’un ne voit rien, l’autre n’entend pas. L’âne est aussi une figure traditionnelle de la jouissance phallique. C’est une jouissance obtuse et qui reproduit la puissance sans autre limite que la castration si elle advient. L’âne d’or est le secret de la puissance du roi qui lui permet d’éviter « les ordures » ; on précise que l’âne n’en produit pas et il y a là un détail crucial.

En effet l’animal évite au roi de rencontrer l’objet a cause du désir, sous la forme de l’ordure, du reste, de l’objet anal, actif et méconnu. L’Âne c’est la puissance de l’avoir, sans reste, soit sans le manque et le désir.

Alors que l’on pense que le roi ignore la règle et la loi, il montre qu’il ne peut qu’accomplir dans l’inceste ce que le désir de la mère, transformé en loi nécessaire et non plus en simple contingence, avait de monstrueux.

Perrault fait au passage un pied de nez aux Jésuites qui arrangeaient la loi dans le sens du désir et montraient qu’elle pouvait même le favoriser. Les Jésuites pouvaient couvrir les turpitudes jusqu’à l’inceste.

Peau d’Âne, elle, veut bien être l’agalma et en avoir, avoir des robes et des bijoux. Ainsi, elle est à la fois phallus et agalma. Mais elle accepte de mettre fin à la puissance de l’âne, soit celle du phallus caché qui assure la toute puissance du roi. Elle opère par là une amorce de castration qui va s’achever par sa séparation du père. C’est l’animal qu’on sacrifie, un totem, et non le père.

Par là, Peau d’âne ne sera plus ni le phallus de la mère ni celui du père. Elle ne le sera plus que par le biais du semblant, celui de la peau d’âne. Elle le sera par l’opération de la dépouille phallique de l’âne qui cache maintenant la persistance de ses charmes et de son attrait.

On avait coutume, comme le note Apulée, de coudre parfois les victimes dans la peau d’un animal. Supplice au cœur des fantasmes masochistes, car l’animal avant tout est un être sans parole. Mais il représente une issue hors de l’humain. À ce niveau, Peau d’âne, sous la peau, se fait voix cachée et regard car sa beauté devient invisible, elle incarne l’inhumaine, une femme plus réelle.

Ainsi dissimulée, elle peut se permettre d’exister un peu au-delà du phallus, comme un trésor au milieu des ordures. Elle devient ainsi objet a, au-delà de l’agalma ; elle trouve alors une place propre à être la cause du désir, méconnue par le père. Le père qui a cru la mère sans voir qu’elle n’était au fond que cet agalma. Il faut rencontrer un Prince pour que ce statut d’objet cause du désir se réalise ; avec cette hésitation entre la merveille et l’horreur, la bête, qui est ici la trace de la jouissance féminine de Peau d’âne.

Ce conte est un roman du phallus et la démonstration aussi bien que le narcissisme du désir féminin utilise le phallus mais ne se réalise vraiment qu’à s’en séparer pour exister ailleurs comme objet a et au-delà.

Peau d’âne va ainsi plus loin que sa mère, en castrant le père pour sa plus grande joie. Mais l’histoire ne dit pas quel genre de mère sera Peau d’âne, fille unique par bien des côtés. Elle rétablit la singularité féminine, sans exception, qui nous permettrait de voir autrement l’histoire de la pomme d’or sur quoi Perrault conclut.

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L’être mère de Lucrèce Borgia selon Victor Hugo

La pièce de Victor Hugo « Lucrèce Borgia » rencontre notre actualité sur la question de « l’être mère ». Elle est jouée à Rouen dans une mise en scène de David Bobée avec Béatrice Dalle dans le rôle de Lucrèce, et une exposition est consacrée aux Borgia au musée Maillol à Paris.

Une femme monstrueuse, un nom monstrueux

César Borgia, frère de Lucrèce, a tué Jean, leur frère, car tous deux aimaient la même femme : leur sœur Lucrèce. Un fils, Gennaro, est né de ces amours, que Lucrèce recherche à Venise sous un faux nom. Lucrèce a aussi eu des relations incestueuses avec son père, le pape Alexandre VI, et nous apprenons qu’elle empoisonne tous ceux qui la défient. C’est « la maternité purifiant la difformité morale »[1] de la femme que Victor Hugo souhaite présenter dans la pièce. Il fait dire à Lucrèce : « Je n’étais pas née pour faire le mal, je le sens à présent plus que jamais. C’est l’exemple de ma famille qui m’a entraînée. »[2] Ce qu’elle souhaite : « effacer les taches de toutes sortes que j’ai partout sur moi, et de changer en une idée de gloire, de pénitence et de vertu, l’idée infâme et sanglante que l’Italie attache à mon nom »[3].

Gennaro, un jeune homme qui ne connaît pas son nom

À Venise, de jeunes seigneurs discutent, parmi eux, Gennaro qui, placé chez un pêcheur, a appris à seize ans qu’il n’était pas son fils mais était issu d’une noble lignée. Comme Œdipe, il y a un savoir insu chez Gennaro sur ses origines. Il est décrit ainsi par son ami : « Tu es un brave capitaine d’aventure. Tu portes un nom de fantaisie. Tu ne connais ni ton père ni ta mère. On ne doute pas que tu ne sois un gentilhomme, à la façon dont tu tiens une épée ; mais tout ce qu’on sait de ta noblesse, c’est que tu te bats comme un lion. », et un peu plus loin « tu as le bonheur de t’appeler simplement Gennaro, de ne tenir à personne, de ne traîner après toi aucune de ces fatalités, souvent héréditaires, qui s’attachent aux noms historiques. Tu es heureux ! [...] Que te fait l’histoire des familles et des villes, à toi, enfant du drapeau, qui n’as ni ville ni famille ? [...] Nous, vois-tu Gennaro c’est différent. Nous avons droit de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps. Nos pères et nos mères ont été mêlés à ces tragédies, et presque toutes nos familles saignent encore »[4]. Gennaro, fatigué, va dormir et Lucrèce vient le contempler.

Gennaro et ses amis sont envoyés à Ferrare pour féliciter le duc d’avoir reconquis des terres. Comme ses amis, qui ont tous perdu un proche tué par un Borgia, Gennaro hait les Borgia. Il va, dans un acte provocateur, jusqu’à ôter le B de ce nom pour ne laisser que les lettres « orgia » sur le fronton du domicile de Lucrèce à Ferrare. Il écrit et dénonce ainsi la conduite de la famille Borgia. Lucrèce veut se venger de cette insulte. Ce n’est que lorsque Gennaro assume la responsabilité de cette insulte qu’elle renonce à sa vengeance, mais le duc son époux, ignorant que Gennaro est le fils de Lucrèce, pense qu’il est son amant et veut donc sa mort.

Dans cette pièce nous avons une mère qui tient à son secret « Le drame est tout entier concentré dans cette aporie : révéler son nom et sauver un fils tout en perdant sa chimérique dévotion ; ou le taire et prendre le risque de faire mourir son fils »[5] écrit Clélia Anfray. La jouissance de Lucrèce en tant que mère est dans cet amour secret pour son fils, qui ne peut être dit.

Gennaro, empoisonné lors d’une fête comme tous ses amis, refuse l’antidote que Lucrèce lui propose pour lui seul, et la tue, ignorant qu’elle est sa mère. Transpercée par l’épée de Gennaro, elle lâche le « je suis ta mère », dernier mot de la pièce. Ici, ce n’est pas le signifiant qui est le meurtre de la chose, mais le meurtre qui fait surgir le signifiant « mère ». C’est par le passage à l’acte que le nom peut être dit, inscrivant et Gennaro et sa mère, dans la légende meurtrière des Borgia.

Victor Hugo ne montre pas une nomination symbolique de la mère, mais plutôt une tentative de nommer la chose mère par le passage à l’acte.

Éric Laurent faisait valoir la différence entre la mère comme signifiant au début de l’enseignement de Lacan, et la mère comme objet dans RSI « Nous devons considérer également, la relation de la mère avec ses objets a à elle, M <> a[6] Dans la pièce, la relation de la mère, Lucrèce, à son enfant, Gennaro, ne passe pas par un dit, elle ne peut lui dire « je suis ta mère » qu’une fois mise à mort. C’est par le réel du passage à l’acte qu’une signifiantisation de la relation mère enfant est possible. La mère, Lucrèce, retient le secret dont elle jouit, par exemple en contemplant son fils endormi. La jouissance de la mère n’est pas en reste face à celle de la femme Lucrèce. Le masochisme dans cette pièce peut être interrogé, celui qui pousse cette mère à se faire tuer par son fils, et celui de Gennaro, que le pacte qui le lie à son ami pousse à mourir avec lui. Empoisonnements, matricide, malédiction de la jouissance font le canevas de cette pièce et c’est le destin tragique qui est présenté, car seul le passage à l’acte matricide fait dire le secret et advenir une nomination de la mère.

[1] Hugo V., Lucrèce Borgia, Folio Théâtre, Gallimard, 2007, Avertissement. [2] Ibid, Acte I, partie 1, scène 2. [3] Ibid. [4] Ibid., Acte I, partie 1, scène 1. [5] Hugo V., Lucrèce Borgia, op. cit., introduction. [6] Laurent É., « La psychanalyse guérit-elle du transfert ? », conférence donnée à l’Antenne clinique de Dijon, 26 novembre 2011.

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Entretien avec Rose-Paule Vinciguerra autour de « Femmes lacaniennes »

L’Hebdo-Blog s’entretient avec Rose-Paule Vinciguerra à propos de son livre Femmes lacaniennes récemment paru aux éditions Michèle (Paris, octobre 2014).

Rappelons que l’Association des psychologues freudiens et l’Envers de Paris organisent une rencontre avec Rose-Paule Vinciguerra autour de ce livre, le vendredi 7 novembre à 20h30, au 31 rue de Navarin, Paris 9e. Sophie Gayard sera discutante.

 

L’Hebdo-Blog – Pourquoi ce titre Femmes lacaniennes donné à votre livre ?

Rose-Paule Vinciguerra – J’ai tenté de repérer en quoi le dire novateur de Lacan sur les femmes avait changé l’abord de la pratique et de la théorie psychanalytiques.

L’H-B – Vous rappelez que Jacques Lacan souligne que les femmes sont « plus réelles »[1] parce qu’elles n’existent qu’une par une, mais les hystériques femmes sont-elles aussi plus réelles ?

R.-P. V. – Les hystériques femmes, si elles font l’homme, n’en sont pas moins des femmes ! La question est de savoir en quoi ce réel des femmes que Lacan a repéré notamment avec le pas-tout, leur permet, lorsqu’elles sont analystes, de laisser les analysants s’avancer vers une zone énigmatique et contingente au-delà des effets du symbolique dans la cure. Mais cela ne veut pas dire que les analystes femmes soient spontanément mieux orientées que les hommes ni que les hommes soient exclus de ce pas-tout.

L’H-B – Au plus près du Séminaire « R.S.I. » de J. Lacan, vous développez très précisément qu’un homme qui se met à croire à une femme fait exister La Femme : quelles peuvent en être les incidences cliniques pour le sujet masculin?

R.-P. V. – Lacan distingue entre croire à une femme comme on croit à son symptôme et la croire et il ramène cette distinction à celle de la croyance névrotique et de l’index de certitude dans la psychose ; c’est dans le second cas qu’un homme crée La femme. Mais installer une femme en position de La femme, cela se rencontre aussi dans l’amour, dans l’homosexualité masculine… Les surréalistes, eux, « suppléaient »[2] à La femme qui n’existe pas, comme le dit Lacan.

L’H-B – Aujourd’hui où le symbolique défaille et confronte de plus en plus le rapport des hommes et des femmes au réel de la jouissance, avec quels nouveaux symptômes du non rapport sexuel la psychanalyse joue-t-elle désormais sa partie ?

R.-P. V. – Avec la chute des idéaux et la course aux plus-de-jouir pressés, le non rapport sexuel s’est dénudé. Si l’impossibilité de trouver un signifiant de La femme mène à l’impasse du rapport sexuel, c’est l’extension dans la civilisation du non localisable de la jouissance féminine qui amène aujourd’hui à reconsidérer l’impasse de ce rapport : partenaires multiples ou pas de partenaire du tout, communautarisme ou autisme de la jouissance, addictions variées, solitude toujours.

L’H-B – Pouvez-vous repréciser à partir de votre clinique ce qu’il en est de cette substance que la fille attend de sa mère et dont le fond est « ravissement », « rapt »[3]?

R.-P. V. – Une fille attend de sa mère qu’elle lui donne je ne dirais pas légitimité, mais réalité corporelle de femme, mais à poursuivre cette voie elle ne peut qu’y perdre car le réel en jeu dans la corporéité d’une femme ne peut pas se transmettre. Il n’y a pas de « voix du corps »[4]. Le corps de la mère reste étranger, Autre et l’énigme de son désir (que veut-elle ?) redouble l’énigme du réel de son corps. Ce rapt est aussi bien ravage – ravage sans doute différent de celui que révèlent les reproches, déchiffrés par Freud, de la fille à la mère – car ici il y a de l’indéchiffrable. Celui-ci fait les femmes divisées entre sujet parlant et Autre qu’elles sont toujours pour elles-mêmes. C’est là qu’une femme disparaît et c’est le point d’origine du surmoi féminin.

L’H-B – Avec les avancées de la science et le discours du capitalisme, comment la psychanalyse lit-elle les nouveaux rapports symptomatiques que les femmes entretiennent désormais à l’objet a qu’est l’enfant pour elles ?

R.-P. V. – Impossible de répondre brièvement à cela. Disons que les avancées de la science et du marché capitaliste créent des situations absolument inédites dans l’histoire de l’humanité où l’enfant peut venir à être bout de chair que l’on veut à tout prix ou dont on ne veut plus s’il n’est pas conforme à ce qu’on attendait et auquel on ment sur son origine. Cela ne fait que dénuder ce qui était déjà présent : les rejets, les secrets délétères n’ont jamais été épargnés aux enfants. C’est ici que la psychanalyse peut jouer un rôle important.

L’H-B – À l’époque où le symbolique s’efface devant l’exigence surmoïque de la jouissance, que devient, dans la cure, l’inconscient-savoir et comment entendre que depuis, la place de ce qui excède la représentation, le psychanalyste ait à « déranger la défense contre le réel »[5]?

R.-P. V. – Le psychanalyste est pour l’analysant en position de semblant d’objet a cause du désir, objet qui excède la représentation, et c’est comme tel qu’il permet que s’élabore l’inconscient-savoir qui mène un sujet in fine à opérer un renversement du « tout mais pas ça » accompagnant ses débuts d’analyse. Un psychanalyste a aussi éprouvé dans sa propre analyse les limites de l’inconscient-savoir – encore que celui-ci ne soit jamais épuisé – et l’incidence de ce qui excède tout sens, de la marque dernière, inexplicable, d’un dire sur le corps. Dès lors, il ne peut pas renoncer à ce que l’analyse aille jusqu’aux confins de cette défense la plus tenace contre le réel, ce point de fuite qui ne parle pas. Ce moment peut être surprise pour l’analyste lui-même ou même intervenir dans un moment d’outre-passe !

L’H-B – Parce qu’elles se mesurent sans cesse à l’épreuve du pas-tout de leur féminité, les femmes seraient, soutenez-vous, plus à même de « faire refleurir les rameaux de l’amour »[6] à l’encontre du « culte du nom unique »[7] fondamentaliste et du « Un-tout-seul »[8] de l’individualisme. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

R.-P. V. – Les femmes résistent plus que les hommes au nivelage post-moderne de l’individualisme, sans doute parce que leur rapport aux semblants ne peut être uniformisé. Quand elles se font servantes du « culte du nom unique » (jadis, il y eut les « furies de Hitler »[9] révélées par le livre récent de Wendy Lower et, dans un contexte bien différent, on voit aujourd’hui des femmes partir faire le djihad en Syrie), c’est sans doute dans une servitude volontaire à l’égard de leur homme ou pour se forger une identification moins précaire. Si les femmes aspirent à l’amour, c’est pour arrimer ce qui est sans attaches dans la Jouissance Autre qu’elles éprouvent. À cet égard, le lien analytique les intéresse. Et l’amour de transfert ouvre au sujet supposé savoir qui n’est guère complice des semblants mortifères ou intoxicants de la civilisation.

L’H-B – Quelle est la phrase de J. Lacan à propos de la féminité que vous aimez le plus et dont vous aimeriez nous parler ?

R.-P. V. – Peut-être pas celle que j’aime le plus, mais celle qui nous concerne. Lacan dit dans L’angoisse : « Il semble que la femme comprenne très, très bien ce qu’est le désir de l’analyste. »[10] Une femme, en effet, quelque « goût » qu’elle en ait, peut se faire objet cause de désir pour un homme. Et être dans la position d’analyste, c’est, à partir d’une place de semblant d’objet, mener la jouissance à condescendre au désir. Il y a là affinité entre la position féminine et la position analytique. Même si être à cette place, « c’est plus difficile pour une femme que pour un homme, contrairement à ce qui se dit »[11] car il lui faut faire semblant de déchet, silence. Cela n’est bien sûr qu’un des aspects de la question.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 223. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », Ornicar ?, Paris, Champ Freudien, n°5, leçon du 11 mars 1979, p. 27. [3] Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, Paris, Michèle, 2014, p. 58. [4] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 463. [5] Miller J.-A., « Le réel au XXIᵉ siècle. Présentation du thème du IXᵉ Congrès de l’AMP », La Cause du désir, Paris, Navarin, n°82, 2012, p. 94. [6] Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, op. cit., p. 230. [7] Ibid., dernier chapitre. [8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 décembre 2006, inédit. [9] Lower W., Les furies de Hitler, Paris, Taillandier, 2014. [10] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 208. [11] Ces deux dernières citations sont extraites de Lacan J., « La Troisième », texte établi par J.-A. Miller, La Cause freudienne, Paris, Navarin n°79, p. 16-17.

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Exposition Marcel Duchamp : La peinture même au Centre Pompidou

Pour Marc Fumaroli, historien et critique d’art, le nom qui résume la montée au zénith de l’art business est celui de Marcel Duchamp. Il fait de Marcel Duchamp l’emblème, le promoteur et la dupe de ce qu’il a contribué à installer, soit l’art anonyme et la série des œuvres reproductibles industriellement… Il est en effet incontestable que la célébrité du frère de Jacques Villon et de Raymond Duchamp-Villon s’est faite à New York alors que la notoriété des œuvres de ses frères est restée cantonnée au marché de l’art européen.

Le cas Duchamp

Il y a dans la destinée de ce fils de notaire de Rouen des ruptures très marquées. En 1912, à l’âge de 25 ans, il propose au Salon des Indépendants le tableau intitulé Nu descendant un escalier. Ses deux principaux biographes notent que le refus de ce tableau, qui sans doute était à l’égal des Demoiselles d’Avignon une œuvre majeure du modernisme, a eu un effet traumatique sur Duchamp. Robert Lebel considère que cette œuvre dépassait tout ce que le cubisme et le futurisme avaient produit. Le désarroi, qui a suivi ce qu’il a vécu comme un échec, a poussé Duchamp à abandonner sa carrière pour un poste subalterne de bibliothécaire.

La suite cependant fera de lui un peintre peu prolixe mais le Nu descendant un escalier trouve à New York le succès qu’il n’a pas rencontré à Paris. Fumaroli insiste sur le fait que l’Armory Show de 1913, dont le tableau faisait partie, était « monté comme un Barnum » ; il n’empêche que Duchamp sera d’emblée et pour toute la période qui va jusqu’à sa mort en 1968, reconnu comme le plus grand des artistes contemporains aux USA[1]. Quand il s’y rend en 1915, il y est accueilli comme le Pape de l’art moderne. Le peintre refusé du modernisme européen se sent adopté par New-York où il jouit du statut de l’exception. Il partagera sa vie entre cette ville et Paris, sans jamais faire vraiment partie d’un mouvement artistique (bien qu’il flirte avec Dada et le surréalisme).

La suite fera de cet homme plutôt froid et terriblement ironique, adepte des calembours et champion d’échecs, une vedette malgré lui. Il sera reconnu comme fondateur aussi bien de l’expressionnisme abstrait que du Pop Art ou de l’art conceptuel dans leur forme américaine, et il ne fera rien pour ne pas l’être. Il était devenu « non-dupe » et sa position rappelle à maints égards celle d’un James Joyce dont Lacan a fait équivaloir le nom au sinthome.

Il se glissera dans ce vêtement américain accueillant, ready-made pour lui, sans véritablement y croire et sans chercher à en exploiter les avantages financiers au-delà de ce qui l’assure d’un confort de vie assez modeste (rien à voir en cela avec le plus célèbre des Young British Artists qu’est un Damien Hirst). Toutefois, à partir de cette place, il ne cessera d’être un artiste qui attaque l’art. Son dernier biographe, Bernard Marcadé[2], le rappelle : « Duchamp a passé son temps à mettre l’art en question, à en tester les limites pour admettre finalement que c’était sa vie même qui était son œuvre. »[3]

À l’égal d’un Joyce il n’a cessé de faire reculer les frontières de l’acceptable dans le champ de l’art. L’œuvre la plus connue et qui est devenue son emblème (son logo diraient ses détracteurs) est l’urinoir signé qui porte pour titre Fontaine et qui inaugure la production des ready-made. Ce geste iconoclaste et ironique, inaugural de l’art contemporain, va de pair avec le dépérissement de son travail de peintre. Il dupliquera cette « œuvre » à plusieurs reprises. Au-delà de ce qui intéresse les historiens de l’art et qui nourrit leurs querelles, Duchamp nous interroge sur l’objet de son art : comment l’appellerions-nous ? Objet a ou lathouse ? Doit-on considérer avec Gérard Wajcman que l’époque contemporaine a modifié la notion de sublimation ? Il y aurait eu la sublimation « vers le haut », celle du temps de Freud, et la sublimation « vers le bas », celle de l’époque hypermoderne qui propose volontiers comme objets d’art des objets standards ou des objets de dégoût, voire des scènes de torture comme le Body Art en produit ?

[1] Fumaroli M., Paris-New-York et retour, Paris, Fayard, 2009 : « Si le public new-yorkais de 1913 a fixé son attention sur le Nu descendant un escalier de Duchamp, dit Fumaroli non sans acrimonie p. 239, c’est qu’il a d’instinct senti les affinités entre sa propre pente iconoclaste et la volonté du dandy français de tordre le cou à l’art de peindre, tant ancien que moderne ». [2] Marcadé B., Marcel Duchamp : La vie à crédit, Paris, Flammarion, 2007. [3] Entretien de Bernard Marcadé avec Nathalie Georges, Yves Depelsenaire et Philippe Hellebois, La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 68, mars 2008, p. 135.

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La jouissance supplémentaire

Pas moyen de suivre Lacan sans en passer par ses signifiants, par sa lalangue. Celle-ci ne cesse pas de subvertir le discours courant en renouvelant les significations attachées à l’expérience analytique depuis sa création. Comment chaque Un entend-il ces signifiants et quels usages en a-t-il ? C'est le fil que nous vous proposons de suivre. 

Dans son séminaire Encore[1], Lacan propose des avancées sur la question de la sexualité féminine. Il prend appui sur les mystiques en tant qu’ils sont les plus à même de nous enseigner sur cette jouissance propre aux sujets en position féminine. Il définit ainsi deux positions sexuées :

- une position masculine, entièrement inscrite dans la fonction phallique, c’est-à-dire dans un rapport au signifiant Φ, énigmatique mais universel.

- une position féminine, « pas-tout »[2] inscrite dans la relation au phallus, ne permettant « aucune universalité »[3].

Supplémentaire n’est pas complémentaire

La jouissance féminine est celle d’être « pas-tout à l’endroit de la jouissance phallique »[4]. Elle ne peut être ni universelle ni incluse dans un tout (phallique), auquel cas elle serait complémentaire, « j’ai dit supplémentaire. Si j’avais dit complémentaire, où en serions-nous ! On retomberait dans le tout »[5].

Cette jouissance est, pour une part, bornée par le phallus, mais en dépasse la logique : elle s’ajoute à la jouissance phallique. Supplémentaire, cela veut dire que la fonction phallique est première et qu’elle en trace son bord, sa limite. La femme ne se résout pas entièrement dans la logique de la castration et du phallus. La fonction phallique n’occupe pas toute la jouissance des femmes. Comme l’indique J.-A. Miller dans son cours du 3 mars 2011, « il y a quelque chose chez les femmes qui n’est pas pris dans la castration, c’est de ce côté-là que gît le mystère de la jouissance féminine »[6].

Une part de la jouissance féminine ne passe pas la barre du langage. Elle échappe à l’articulation signifiante, d’où l’impossible à l’énoncer. Elle est hors langage, mais pas hors loi : elle n’est pas toute dans la loi symbolique, mais ne remet pas en cause son fonctionnement[7]. Les femmes l’éprouvent, mais n’en savent rien[8], ne peuvent en parler, aucun signifiant ne peut venir pour dire ce qu’elles éprouvent.

De plus, cette jouissance féminine ne passe pas seulement par l’organe, contrairement à celle de l’être parlant en position masculine. C’est une « jouissance du corps »[9] vivant – c'est-à-dire non mortifié par le langage – sans objet, mais qui « a rapport au S(A) »[10], (c’est-à-dire au signifiant manquant chez l’Autre). Elle pointe vers l’Autre. Cette jouissance est néanmoins bornée par l’objet a, comme je l’avais montré dans un texte sur Catherine M. : « le regard prend une valeur supplémentaire par rapport à la jouissance phallique […] dans cette zone limite, Catherine M. réintègre la réalité environnante à l’aide du regard. […] la recherche de la jouissance illimitée est bornée par l’objet regard […] par une jouissance qui passe de l’exception à l’exclusion, la répétition d’un souvenir d’enfance l’amène à frôler le hors limite. Catherine M. atteint la jouissance Autre, la jouissance supplémentaire à la jouissance phallique, par cet objet regard »[11].

La folie féminine

La jouissance féminine est une jouissance qui, de ne pas être définie uniquement par la jouissance de l’organe, est infinie. Ce qui lui vaut cette part de « folie féminine ». Mais la jouissance féminine, si elle donne cet aspect folie aux femmes, ne doit pas être confondue avec la folie psychotique. La femme n’est pas-toute dans le registre phallique, mais elle y est inscrite tout de même. La jouissance féminine est à la fois dans et hors symbolique, ce qui la différencie de la jouissance psychotique, attribuée à un Autre.

Pas toute phallique mais pas sans rapport au phallus, ce qui indique que même si les femmes ont une « folie féminine », une forme d’égarement, une vraie femme « a toujours quelque chose d’un peu égaré »[12] . L’on peut ainsi dire que les femmes ne sont pas folles du tout.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975. [2] Ibid., p. 74. [3] Ibid. [4] Ibid., p. 13. [5] Ibid., p. 68. [6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 mars 2011, inédit. [7] Brousse M.-H., « Qu’est-ce qu’une femme ? », Le Pont Freudien, conférence du 18 février 2000. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 69. [9] Ibid. [10] Ibid., p. 75. [11] Maugin C., « La jouissance de Catherine M. : l’au-delà de la limite phallique », La Lettre Mensuelle, n° 296, mars 2011, p. 9-10. [12] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 195.

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L’espace intérieur

L’intimité que l’homme habite était sacrée. Elle est devenue profane. C’est qu’entretemps, depuis le « Temple de l’esprit » augustinien jusqu’aux « Temples inhabités » de la subjectivité moderne, le monde s’est désenchanté. Où le sujet habite-t-il alors ? Quand Lacan met l’accent sur sa vacuité, il convoque les dimensions du discours comme « maisons du dit ».

Le parlêtre habite le langage mais, demande Lacan dans « L’étourdit »[1], concernant les hommes et les femmes et l’absence de rapport sexuel entre eux, est-ce  l’absence de rapport sexuel qui les « exile en stabitat » du langage ? Ou est-ce d’habiter le langage (« labiter ») qui  rend le rapport sexuel interdit ? « Labiter » du langage est le fait du discours qui convoque un sujet que l'on dirait « labile » mais  le « stabitat » du langage n’est-ce pas l’objet a ? À l’horizon déshabité de l’être, le véritable secret, l’intérior intimo meo d’Augustin, c’est cette Autre scène où l’inconscient cache autant qu’il révèle ma jouissance la plus indivise. Cette place n’est « place de Plus-Personne »[2].

Rose-Paule Vinciguerra

[1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 455. [2] Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalité”, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 667.  

  À propos du livre de Jean-Louis Chrétien : L’espace intérieur[1]Prost-1HD

« Intérior intimo meo » : Dieu plus intime que mon intime. Ainsi Lacan, citant Saint Augustin, forge-t-il le terme d’extimité : c’est bien de cela qu’il s’agit dans cet ouvrage dont l’auteur dessine, à travers les figures les plus éminentes de la Théologie, la Philosophie et la Littérature (d’Augustin à Freud), une généalogie du sujet occidental centrée sur la notion paradoxale d’espace. Bien au-delà de la représentation métaphorique de l’âme par les emblèmes du corps, (cœur dans la doxa traditionnelle ou cerveau dans notre culture scientifique), il s’agit ici d’une véritable topique de l’intériorité dont la puissance descriptive et la dynamique constituent, selon l’auteur, un véritable paradigme de l’identité humaine, trouvant dans la notion moderne, et combien problématique, du « moi » » son dernier avatar.

De la Chambre du cœur d’Origène, aux Châteaux de Thérèse d’Avila, en passant par le Temple de l’esprit d’Augustin, il s’agit toujours de maisons, de demeures, de figures de « l’habiter. Car habiter est une dimension constitutive de l’existence »[2]. Ce sont des lieux d’accueil, d’attente, de l’hôte divin : mais tandis que la Chambre du cœur, terme d’origine évangélique, est avant tout un lieu de prière et d’exposition nue à Dieu, le Temple de l’esprit où figure un « autel intérieur », désigne avec force le déplacement vers l’intime, propre au message biblique, des rituels du sacrifice. « Là où il faut sacrifier, c’est là aussi qu’il faut prier. » La primauté du sacrifice sur la prière, instaurée par Augustin[3], ouvre l’intériorité de façon inouïe : l’intimité comme « abîme », selon le mot d’Augustin « bée de toutes parts ».

Le basculement vers le profane: le temple inhabitéProst-Montaigne-2HD

Cet espace intérieur, une fois ouvert et articulé, ne peut se refermer mais il se prête à des renouvellements et des recompositions. L’auteur parcourt la culture occidentale à partir de ces points de « basculement » où la Chambre du cœur devient un lieu profane, du « cabinet » ou « arrière-boutique » de Montaigne, jusqu’à « l’appartement » de Freud, lieu privé par excellence. Avec Montaigne, mais aussi Pascal, à qui l’on doit « l’invention du moi », relayés ensuite par Rousseau et Kant, la vie intérieure bascule : la « boutique est le lieu où l’homme est seul avec lui-même », sa quête n’est plus de vérité mais de sincérité. L’édification du temple devient mon œuvre propre. La topique théologique devient topique psychologique où le moi, réduit à la « maison psychique », s’entretient incessamment avec lui-même.

Ainsi sommes-nous conviés à visiter ces « temples inhabités » où le moi est plus ou moins confiné dans les profondeurs souterraines: sous-sols de Dostoïevski, galeries abandonnées chez Baudelaire, ou caveaux souterrains d’Edgar Poe : « Sinistre métamorphose de la Chambre du cœur », que Kafka résume à sa façon : « Tout homme porte une chambre en lui… Quand un homme marche vite et que l’on écoute attentivement, la nuit peut-être, tout étant silencieux alentour, on entend par exemple le brimbalement d’une glace qui n’est pas bien fixée au mur »[4]. Le meuble dominant de ce temple de l’esprit, devenu chambre à coucher, n’est plus l’autel, mais le miroir.

Le désenchantement du mondeProst-Pascal-3HD

À l’encontre de la thèse de Max Weber, pour qui le retrait de Dieu et la crise de la foi chrétienne résultent de la naissance et du développement de la physique mathématique, Jean-Louis Chrétien y voit une conséquence, bien antérieure, du schisme luthérien et des guerres de religion. Le « moment Montaigne » est, à cet égard, décisif. Le facteur essentiel n’est pas la désacralisation scientifique de la nature, mais l’organisation de l’espace intérieur, point critique où se joue le statut de l’identité humaine. Une question, que l’auteur laisse sans réponse, donne la mesure de ce moment de bascule : « Que se passe-t-il lorsque la foi devient croyance? »[5] À ce glissement, ce déplacement de sens dans le rapport au Savoir et à l’Autre, Freud et Lacan, surtout, apportent un éclairage qui permet de dépasser le dilemme où semble nous enfermer la thèse de l’auteur : ou bien « la chambre du cœur » ouverte à la présence de l’hôte divin, ou le temple désaffecté de la subjectivité moderne.

Ces deux postures ont, en effet, un point commun: la référence à un « espace », modalité propre au psychisme, comme en témoignent les topiques freudiennes et la topologie lacanienne. À la différence de la conscience de soi, punctiforme mais fugitive, le psychisme s’inscrit dans un espace qui, seul, permet de faire sa place au vide, à l’écart, l’intervalle, le suspens. Ainsi, l’après-coup qui structure la mémoire inconsciente, est une catégorie spatiale, où, comme le dit bien la formule : quelque chose peut « avoir lieu », c’est-à-dire s’inscrire, demeurer et insister alors que, dans le temps, tout s’efface et s’abolit.

Lacan met l’accent sur cette vacuité essentielle à l’émergence du sujet, à cet espace intérieur qu’il traduit à sa façon: les dimensions du discours sont les « maisons du dit », ses dit-mensions, articulées par le déploiement de la chaîne signifiante, dont les hiatus, coupures, accrocs et trébuchements désignent, en creux, le sujet, comme question, perplexité, désarroi.

L’Autre, ses masques et ses avatars

Ce sujet n’est donc pas solitaire, et il faut réfuter la vision réductrice que l’auteur nous propose de la topique freudienne, lorsqu’il dénonce « le caractère solitaire de cet appartement psychique, réduit à deux pièces »[6]. L’Autre est là, au cœur extime de l’être, mais, à la différence du visiteur divin, pourvoyeur de Grâce et de lumière, il impose au sujet le tourment de son désir énigmatique. On peut donc tirer profit de la psychanalyse et de l’enseignement de J. Lacan et récuser l’idée « qu’un paradigme s’est éclipsé de la conscience commune »[7].

De même, à la question du passage de la foi à la croyance, on peut répondre, en termes lacaniens, que la foi s’adresse à un Dieu largement inscrit dans des coordonnées symboliques, c’est-à-dire un discours, un récit, un événement, alors que la croyance, livrée aux aléas de la conscience individuelle (voir le schisme luthérien) ne trouve son ressort que dans le lien affectif, et angoissé, à un Dieu imaginaire, celui de Kierkegaard et son cortège de « Crainte et de Tremblement ».

Lacan ne nous dit-il pas, là-dessus, le dernier mot?

« Ceci nous permet d’arriver à une formule condensée […] Le désir du névrosé, dirai-je, est ce qui naît quand il n’y a pas de Dieu […] Mais ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, à savoir que la situation est plus simple quand il y en a un. Je dis que cette suspension du Garant suprême est ce que cache en lui le névrosé, et que c’est à ce niveau que se situe, s’arrête et se suspend le désir du névrosé »[8].

[1] Chrétien J.-L., L’espace intérieur, Paris, Les Éditions de Minuit, 2014. [2] Cité par J.-L. Chrétien, op.cit., p. 257. [3] Saint Augustin, Le maître (De Magistro), chap. 1, § 2, Paris, Klincksieck, coll. Philosophie de l’éducation, 2002. Cité par J.-L. Chrétien, ibid., p. 73. [4] Kafka F., Œuvres complètes, t. II, éd. David, Paris, 1980, p. 457. Cité par J.-L. Chrétien. [5] Chrétien J.-L., op. cit., p. 239 et 243. [6] Chrétien J.-L., op.cit., p. 244. [7] Ibid., p.245. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière & Le Champ freudien, coll. Champ Freudien, juin 2013, p. 541. Enregistrer

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Le tour de farce d’Erik Satie

« Le culte de Satie est difficile, parce qu’un des charmes de Satie, c’est justement le peu de prise qu’il offre à la déification. » Cocteau J. Le coq et l’arlequin – Notes autour de la musique.

Dans son introduction au prochain Congrès de l’AMP[1], Jacques-Alain Miller présentait le concept d’escabeau comme mode singulier de la sublimation « à son croisement avec le narcissisme », fondé sur le « je ne pense pas premier du parlêtre ».

Il soulignait que si Lacan s’était passionné pour l’auteur de Finnegans Wake, « c’est en raison du tour de force – ou de farce – que cela représente d’avoir su faire converger le symptôme et l’escabeau. Exactement, Joyce a fait du symptôme même, en tant que hors-sens, en tant qu’inintelligible, l’escabeau de son art ».

J.-A. Miller se demandait si la musique, la peinture, les Beaux-Arts avaient eu leur Joyce.

On sait combien la tumultueuse et iconoclaste avant-garde des Années Folles bouleversa les critères du jugement établis de l’esthétique. Mais sait-on suffisamment la place décisive qu’y occupa Erik Satie et ses compositions musicales en forme de « practical jokes » ?

« Je n’ai que faire du soleil » se plaisait à dire ce petit homme faunesque, excentrique et affable, qui n’a cessé de diviser les milieux musicaux, accusé par certains de destruction pure et simple de l’âme musicale, cette âme marquée par le symbolisme wagnérien de la fin du XIXe siècle.

Dans un éloge posthume, André Breton écrivait : « Le passage du XIXème au XXème siècle n’a déterminé aucune évolution d’esprit aussi captivante que celle de Satie. Nulle plus haute école de liberté à l’égard de toutes les conventions, nul sourire plus espiègle et, en fin de compte, si poignant par-dessus le gouffre intérieur, de l’espèce la plus noire, duquel s’échappe la nuée de ces dessins et inscriptions calligraphiées en pleine solitude. »[2]

Comment présenter l’œuvre de l’auteur des fameuses Gymnopédies ? Le compositeur Henri Sauguet écrivait : « Satie fut et doit demeurer inexplicable [… ] La musique, l’art de Satie sont inanalysables »[3].

Satie déclarait lui-même que tout ce qu’il composait ne signifiait rien, et aux tenants trop sérieux des conformismes académiques qui ne l’aimaient pas, il affirmait : « le Chaos est assez comique de lui-même »[4].

Marcel Proust, autre dandy de l’époque, disait à propos de la musique d’Erik Satie qu’elle ne pouvait faire que « rire ou crier », soulignant par ce trait le pied de nez du compositeur aux valeurs de bon goût bourgeois où se reconnaissait la communauté des mélomanes.

L’art d’Erik Satie se caractérise par une extrême économie de moyens dans ses créations, et une liberté de choix qui ignore toute barrière académique, allant jusqu’à inclure des numéros de music-hall dans ses concerts. « Le Music Hall, le Cirque, disait-il, ont l’esprit novateur »[5]. Parmi ses œuvres les plus connues, ses pièces pour piano déterminent des directions neuves, imprévues, élaguant, jetant du leste, supprimant tout superflu, refusant toute dramaturgie, réduisant au maximum la durée des périodes : l’air y circule à l’instar des haïkus japonais, léger et vif.

Il résulte de cette musique une magie sonore, un flux d’incessantes et poétiques cocasseries musicales, émergeant de la rigueur de rythmes neufs qui dessinent une structure nette à chacune de ses pièces. Debussy et Ravel s’inspireront de cette grammaire musicale novatrice, aux imprévisibles et troublantes résolutions harmoniques.

Le burlesque musical d’Erik Satie trouvera sur son chemin des compagnons d’art avides de tendances nouvelles dans leurs créations : Dada, Cocteau, Duchamp, Picabia, Diaghilev, avec qui il « paradait »[6] dans des créations scéniques ébouriffantes, ou encore Debussy et Ravel… lequel n’hésita pas à baptiser Satie de « précurseur de la musique moderne »[7].

La formule fâcha durablement Satie qui lisait dans les honneurs un embaumement avant l’heure. Satie ne pardonnera pas plus à Ravel son refus réitéré de la Légion d’honneur, un leurre à ses yeux, « quand toute sa musique l’accepte »[8].

Satie tenait bon sur le « sans pourquoi » de son art, hermétique à toute possibilité de l’interpréter. C’est d’ailleurs un paradoxe pour les interprètes de sa musique, comme le dit le pianiste Alexandre Tharaud : « Savoir se défaire d’un jeu classique, de l’envie de créer un discours, de donner un sens, de chercher le « beau son », et de marquer de son empreinte la partition. Ces considérations n’ont pas de prise sur Satie, elles font même très mauvais ménage avec son œuvre »[9].

Si le maniement ex-centrique de la lettre musicale chez Satie débarrassa l’esthétique éthérée et chargée de symboles du wagnérisme de l’époque, il tourna tout autant le dos aux diktats d’un nouvel ordre musical, le dodécaphonisme importé en France de la même Allemagne.

Par l’atmosphère sonore inédite de ses micro-compositions, « constructions en mosaïque » en perpétuel déplacement, Satie le gymnopédiste se hisse sur l’escabeau de son art avec ce seul fil phonique, faunesque, pur S1, « d’une pauvre pensée » comme il se plaisait à le souligner… soutenant son nom propre de ce travail au pied de la lettre, il s’auto-nomma « Satie, le pauvre » dans une totale identification à ses créations.

Brouillé avec la lâcheté, il se fâcha tour à tour avec ceux de ses amis qui renoncèrent dans leurs parcours artistiques à partager cette même longueur d’ondes dans leurs créations.

À ceux qui l’accusaient de n’écrire pas de la musique, Satie va ironiquement donner raison : « Ne croyez pas que mon œuvre soit de la musique, ce n’est pas mon genre : je fais, le mieux que je peux, de la phonométrie. Point autre chose. [...] Du reste, j’ai plus de plaisir à mesurer un son que je n’en ai à l’entendre. Le phonomètre à la main, je travaille joyeusement et sûrement [...] L’avenir est donc à la philophonie »[10].

Dans l’abondante correspondance adressée à ses amis et plus encore à lui-même, on retrouve un même maniement witzien de la lettre, imperméable au sens. La langue y est du pur style « Sati’ Erik », truffée de jeux de mots, équivoques, néologismes, mélange de grossièreté et de délicatesse, parfois même d’injures, tracées dans de sublimes arabesques.

Entouré de ses fidèles amis, Picasso, Picabia, Milhaud, Brancusi et Duchamp qui se relaient à son chevet, Satie rend l’âme à l’hôpital Saint-Joseph à Paris.

« La lettre… mais où est donc la lettre ? » aurait-il gémi en se débattant sur son lit de mort, renversant ses couvertures pour mettre la main sur ce mystérieux courrier. « C’était là son dernier tour de clé, verrouillant à jamais toute communication »[11], rapporte le musicologue Louis Laloy.

À l’heure venue de son dernier souffle, alors qu’il reçoit la visite de l’Abbé Saint, Satie s’exclame dans un ultime tour de farce : « Je suis heureux de voir enfin un saint de mes yeux. »[12]

Il nous reste la saveur insolite de cette œuvre gymnopédiste, sur laquelle John Cage et Merce Cunningham dans les années 1970 ont trouvé un appui sans pareille pour créer des chorégraphies nouvelles, donnant aux corps d’insoupçonnables façons de se tenir et de se mouvoir.

Dechambre-2

[1] Miller J.-A., Présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio de Janeiro en 2016. Site AMP. [2] Transcription d’un manuscrit autographe d’André Breton de 1955. Archives Erik Satie de l’IMEC in Erik Satie Les cahiers d’un mamifère. Chroniques et articles publiés entre 1895 et 1924. Texte établi par S. Arfouilloux. Paris, l’Escalier, 2010, préface. [3] Olivier PH., Aimer Satie, Langres, Hermann, 2005, p.110. [4] Satie E., Correspondance, réunie et présentée par O. Volta, Paris, Fayard/IMEC, 2000, p. 609. [5] Volta O. Erik Satie, Paris, Hazan, 1997, p. 69. [6] Allusion à Parade, ballet en acte composé par Erik Satie, poème de Jean Cocteau, costumes et rideau de scène Pablo Picasso. [7] Ibid., p. 30. [8] Olivier P., op. cit., p.1. [9] Tharaud A., CD Erik Satie, Avant dernières pensées, Arles, Harmonia mundi, 2009. [10] Satie E., Mémoires d’un amnésique, Revue musicale S.I.M. n°4, 15 avril 1912, p .69. [11] Volta O., Erik Satie. Correspondance, op. cit., p. 8. [12] Ibid., p. 642. Enregistrer

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Das Ding et la mère

Après une première cure non lacanienne, Pénélope s’adresse à moi pour se « séparer de la chose maternelle ». Enseignante en philosophie, c’est avec ce savoir qu’elle acquiesce à l’orientation du précédent analyste : ordonner, avec des interprétations sans équivoques, les traits du bon et du mauvais objet attribués à la mère. Cette mère n’ayant pu être correctement soignée d’un cancer durant la grossesse, meurt dix ans après, du fait, prétendait-elle, du choix de la préservation de la grossesse. La première cure n’a pas permis à Pénélope de se séparer de l’inaccessible poids de mort que sa venue au monde comporte et qu’en bonne kantienne elle désigne comme ce qui est pour elle la chose en soi.

Rompre avec la sociologie objectalisée et le Souverain Bien

1959. Lacan reprend les termes freudiens de l’Entwurf. Le rapport à autrui se divise en deux. Un : mobilisation des représentations assurant la retrouvaille des coordonnées de plaisir et de déplaisir autour de l’objet perdu du fait de l’entrée dans le langage. Deux : une partie reste, als Ding dit Freud, comme Chose, hors représentation, extérieure, interdite, voire, dit Lacan, « hostile, à l’occasion »[1].

L’article de Heidegger « Das Ding » sert de point d’appui. Pour le philosophe, la Chose est ce qui se situe comme vide, rien, là où « la proximité [de l’être] se cache elle-même et demeure […]. Le vide, ce qui dans la cruche n’est rien, voilà ce qu’est la [choséité de la] cruche»[2].

Lacan récuse la voie de l’être, vise le réel de la jouissance dans ses rapports avec l’Autre des signifiants.

Il tranche d’avec ce que l’on pourrait appeler une sociologie objectalisée par laquelle les post-freudiens prennent support d’un universel œdipien pour donner une raison à l’interdit et distribuer à la mère les bons et mauvais points des représentations de l’objet perdu. Ils mettent « à la place centrale de Ding le corps mythique de la mère ».[3]

Lacan a alors déjà « révisé »[4] l’interdit œdipien par la castration et la métaphore du Nom-du-Père. Dans le Séminaire VII, il précise : « la loi de l’inceste se situe […] au niveau du rapport inconscient avec das Ding […]. C’est dans la mesure où […] l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver mais ce qu’il ne saurait atteindre […] que gît l’essentiel, […] la loi de l’interdiction de l’inceste »[5].

Voilà qui boucle la rupture d’avec l’articulation psychologisante entre sociologie et interdit de l’inceste. Cela permettra plus tard à Lacan d’affirmer « l’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme »[6]. Il ajoutera « La parenté en question met en valeur ce fait primordial que c’est de lalangue qu’il s’agit […] l’analysant ne parle que de ça parce que ses proches parents lui ont appris lalangue, il ne différencie pas ce qui spécifie sa relation à lui avec ses proches parents »[7].

Dès lors, c’est dans l’exception pour chacun que « Das Ding se présente au niveau de l’expérience inconsciente comme ce qui déjà fait la loi […], une loi de signes où le sujet n’est garanti par rien »[8]. Lacan insiste sur le renversement de la loi morale introduit par Freud. C’est ce qui induit la minuscule du « bien interdit »[9], à opposer à la majuscule du Souverain Bien qui, depuis l’antiquité grecque, idéalise la voie éthique de la confrontation à une loi espérée universelle.

Ex nihilo

Aucun universel ne règle l’inaccessibilité à la Chose. Si Freud ouvre une « béance renouvelée concernant le das Ding […] au moment où nous ne pouvions plus le mettre en rien sous la garantie du Père.»[10], cela impose de reconsidérer les conditions singulières de sa constitution et les leviers qui, dans une cure, permettent au sujet de la mettre à sa place. Lacan martèle : « la création ex nihilo se trouve coextensive de l’exacte situation de la Chose comme telle.»[11] Le signifiant « crée le vide » et introduit « la perspective même de le remplir »11. Lacan précise ici comment un trou est « façonné » dans le réel par le signifiant et propose plaisamment de qualifier « nom divin » celui de Bornibus, marque de moutarde remplissant les pots dont le vide est la Chose.

Dans sa première cure, Pénélope tissait l’ordre des raisons des bonnes et mauvaises mères et défaisait l’ouvrage dans une relation amoureuse ravageante. Son compagnon l’aimait « à la vie, à la mort » en refusant qu’elle devienne mère pour la « garder toute à lui ». Récemment, elle disait mettre la Chose à sa place en rompant avec cet homme sur ces mots : « tu es un des noms que je donne maintenant à ce qui me fixait à ma mère. »

  [1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 65. [2] Heidegger M., « Das Ding », Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 199-211. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit. p. 127. [4] Cf Lacan J., « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 45. Lacan y évoque la « révision du complexe ». [5] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 83. [6] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 532. [7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, inédit. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 89. [9] Ibid., p. 85 [10] Ibid., p. 119. [11] Ibid., p. 147. Dans le Séminaire « R, S, I », inédit, Lacan donnera au symbolique le nom de « trou ».

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L’Hebdo-Blog s’entretient avec Pierre Naveau

Avec Ce qui de la rencontre s'écrit[1], Pierre Naveau nous rappelle que la rencontre entre un homme et une femme est cette « pliure » où une marque de jouissance s'écrit. Il fait valoir que la psychanalyse soutient « une éthique de la rencontre » où « l'amour prend son élan à partir d'un impossible ». Avec les écrivains auxquels il se réfère, P. Naveau démontre qu'entre la jouissance de l'Un du masculin et la jouissance infinie du féminin, entre la contingence d'un réel de jouissance et les mots de l'Autre, il y a cette « pointe de l'instant » capable d'ouvrir un « accès à un savoir insu et, par là-même, inédit ». Ce livre, à l'époque où la science met en formule tout ce qu'elle touche, est précieux.

 
Pierre Naveau présentera son livre à l’ECF ce mardi 2 octobre prochain, lors de la première Soirée de la Bibliothèque de cette rentrée.
 

L’Hebdo-Blog – Selon vous, la marque d’une « authentique et franche pliure de son être » (p. 17), au-delà de la rencontre traumatique qui fait la cassure, la fracture, l’effraction, est-elle ce « bouleversement de l’économie de la jouissance » capable de durer ?

Pierre Naveau – Un bouleversement, s’il en est un, ne peut durer. Mais il peut se produire à nouveau, c’est-à-dire maintes et maintes fois. Car l’amour joue avec le hasard. Marivaux le montre : c’est du hasard que l’amour, à chaque fois, tient sa force. Fût-ce du hasard d’un lapsus, d’un acte manqué ou d’un rêve. Ce qui importe, c’est que l’on soit alors surpris.

LH-BComment situez-vous, au regard de « l’éthique de la rencontre » qui tient compte de la contingence, ce qu’il en est de la nécessité du refoulement de cette contingence qui veut croire au rapport sexuel ?

P. N. – Quand, avec insistance, le refoulement substitue à la contingence la nécessité, il se met en travers du chemin de l’amour et provoque alors la cristallisation d’un symptôme. La comédie de l’amour tourne au drame. Le symptôme, c’est, hélas, qu’on ne rit plus guère. Pour que l’on puisse rire, il faut que, comme en témoigne le mot d’esprit, la contingence soit d’une façon ou d’une autre dans le coup. Le danger vient en effet de l’engluement et du sentiment de lourdeur et d’encombrement.

L’H-BAlors que, écrivez-vous, « le fantasme de l’homme est une tentative pour suppléer à l’absence du rapport sexuel », qu’en est-il du fantasme d’une femme et de son incidence quant à l’absence du rapport sexuel ?

P. N. – J’ai cru remarquer que Lacan parle surtout du fantasme de l’homme, dans les filets duquel, à l’occasion, tombe la femme. Elle en devient la captive. Mais il lui est aussi arrivé, en effet, de parler du fantasme de la femme – en particulier du fantasme de l’hystérique qu’il oppose alors à celui de l’obsessionnel. L’hystérique, dans son fantasme, s’identifie au drame de l’amour et cherche ainsi à réparer ce qu’il y a de cassé chez l’Autre. Mais, surtout, Lacan n’a-t-il pas dit, un jour, que ce qui peut arriver de mieux à une femme, c’est qu’elle rencontre un homme qui lui parle selon son fantasme fondamental à elle ? C’est, je crois, quelque chose que l’on ne peut saisir qu’à partir de sa propre expérience.

L’H-BPour J. Lacan, l’hétérosexualité met en jeu aussi bien pour l’homme que pour une femme – « une femme ». C’est ce qui fait de cette femme un symptôme. Pourriez-vous alors nous dire de quel ordre est ce savoir du « tous » auquel un homme s’identifie, alors que ce « tous » n’est pas comptable, dénombrable ?

P. N.– Le tout que vous évoquez renvoie au « savoir » de la commune mesure qui a pour effet que l’homme ne voit alors pas plus loin que le bout de son nez. Rivalité, lutte à mort de pur prestige, passion pour l’exploit, illusion de la possession, etc. Mais, concernant les femmes, votre question attire, en fait, l’attention sur l’écart entre le une et le la. Il faut lire là-dessus le commentaire qu’a fait François Regnault de Partage de midi de Claudel dans un texte intitulé « Claudel : l’amour du poète »[2]. Il y parle notamment du rapport entre Mesa et Ysé et, par là-même, de cet écart.

L’H-BVous écrivez, dans votre texte « Le drame de Septimus et Lucrezia »[3] : « Certes, Clarissa comme Septimus ont pu tomber amoureux. Mais, plutôt que d'amour, il me semble que c'est d'une faillite relative à l'accomplissement de l'amour qu'il s'agit. »[4] Lorsque vous écrivez cela, n’avez-vous pas déjà, en germe, cette thèse forte de votre livre qui soutient que le ratage de l’amour vient de l’oubli de la dimension de la rencontre ?

P. N.– Oui, la faillite relative à l’accomplissement de l’amour est justement ce qui renvoie à la « forclusion » de la dimension de la rencontre. Étrange rencontre que celle de Septimus et de Lucrezia ! Septimus a demandé la main de Lucrezia dans un moment de panique. Il est même précisé par Virginia Woolf qu’à ce moment-là précisément, la peur lui est tombée dessus comme la foudre. Or, à ce moment-là, Virginia Woolf indique que – paradoxalement – he could not feel, il ne sentait rien. C’est le trou originel de l’absence de sens que fait résonner le coup de tonnerre.

L’H-B« L’instant », qui porte tant votre plume, est-il, pour vous, voie royale d'accès au réel ?

P. N. – Oui, l’instant, comme l’a indiqué Kierkegaard, est décisif. L’instant est en effet celui d’un choc, d’un heurt, voire d’un trauma. L’on se cogne alors contre le réel. Et, du coup, la question qui, dès lors, surgit est celle qui se pose à propos des conséquences d’un tel événement. L’instant même de cet événement se produit alors hors fantasme ; il s’en écarte, s’en sépare.

L’H-BVous recentrez la question féminine autour de la rencontre avec le réel du désir de l’Autre. Avec Célia, vous rapportez son symptôme « manger trop/se regarder dans la glace/se faire vomir » à son refus de la jouissance féminine, en tant que cette jouissance est ce que l’Autre ne peut pas lui dire de son être de femme. Refus qui s’entend dans une façon de parler où « il s’agit d’expulser le dit impossible à dire » (p. 57) sans, pour autant, rien pouvoir dire de sa propre jouissance de corps. Pouvez-vous préciser comment la psychanalyse opère dans la cure l’ouverture vers ce que vous nommez « une éthique de l’instant et du bord » (p. 72) ?

P. N. – L’après-coup de cette cure déjà ancienne a montré que la liberté de dire qui a été donnée à Célia au cours de son analyse aura apaisé la férocité de son surmoi et aura conduit à une plus grande souplesse dans les relations entre sa parole et son corps. La coupure effectuée lors de chaque séance – visant, dans son instantanéité même, un bord du corps – y aura aidé.

  [1] Naveau P., Ce qui de la rencontre s’écrit. Études lacaniennes, préface d’Éric Laurent, Paris, Éditions Michèle, Juin 2014. [2] Regnault F., « Claudel : l’amour du poète », Lacan : l'écrit, l'image, sous la direction de l’École de la Cause freudienne, Champs Flammarion poche, Paris, 2000. [3] Naveau P., « Le drame de Septimus et Lucrezia », in Virginia Woolf. L’écriture refuge contre la folie, ouvrage collectif dirigé par Stella Harrison, Paris, Éditions Michèle, 2011, p. 101. [4] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, Paris, Seuil, n° 6/7, 1976, p. 16.

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