Regards

Cressida, une autre luronne féroce de Shakespeare

Dans son Séminaire Le désir et son interprétation, ayant évoqué la scène entre Hamlet et sa mère, ce monument qui est le « paroxysme de la pièce », Lacan attire notre attention sur Troïlus and Cressida, que Shakespeare a écrit immédiatement après Hamlet [1].

La pièce, dont Lacan nous dit qu’elle est « une pure merveille, l’une des plus sublimes créations, je crois, que l’on puisse rencontrer dans l’œuvre dramatique »[2], nous présente une intrigue où, sur fond de péripéties guerrières, s’entremêlent les fils du désir, de la jouissance et de l’amour.

Dans Hamlet, Gertrude incarne « la mère en tant qu’elle est […] moins désir que gloutonnerie, voire engloutissement » ; la rencontre par son fils de « ce quelque chose de l’Autre réel » a pour effet la destruction de son désir. L’année suivante, Shakespeare fait monter sur scène Cressida qui, elle, n’est pas mère, mais prend place dans une série de « luronnes » dont il n’y a, nous dit Lacan, « d’aussi abyssales, féroces et tristes » qu’à partir d’Hamlet. Et Lacan d’ajouter que cette pièce « nous permet peut-être même d’aller plus loin dans ce que Shakespeare pensait à ce moment-là de la femme »[3]. En effet, les vers de Shakespeare sont des flèches qui, aiguisées par son bien-dire, vont droit au but pour dénoncer une folie féminine dont l’homme serait le jouet.

Cressida est une jeune troyenne, fille du prêtre Calchas qui est passé à l’ennemi et a mis ses talents de devin au service des Grecs. Elle tombe amoureuse de Troïlus, le plus jeune fils de Priam, le roi de Troie, alors que la ville est assiégée.

À l’époque de Shakespeare, Troïlus et Cressida sont des personnages familiers du public anglais ; ils sont au cœur d’un roman de chevalerie, « Le roman de Troie » et ils exaltent les idéaux du XVIIe siècle au point d’être passés en proverbe : les hommes fidèles sont des Troïlus, les femmes volages des Cressida et les proxénètes des Pandarus, trilogie qui forme le canevas de cette tragi-comédie[4].

Troïlus « fou d’amour » est « plus faible qu’une larme de femme »

Dès les premiers vers de la pièce, Troïlus fait l’aveu de la position féminine où l’assigne sa passion, dans un élan de sincérité qui touche au ridicule : « Je suis fou d’amour pour Cressida », « mon cœur, comme fendu par un soupir, va se rompre en deux », « je suis plus faible qu’une larme de femme, plus mou que le sommeil […] moins vaillant qu’une vierge dans l’obscurité »[5].

Lacan a précisément opposé désir et amour chez l’homme, soulignant que « quand un homme est femme, c’est à ce moment-là qu’il aime […]. Par contre c’est au titre d’homme qu’il désire »[6]. J.-A. Miller a ajouté qu’« on n’aime vraiment qu’à partir d’une position féminine. Aimer féminise. C’est pourquoi l’amour est toujours un peu comique chez un homme »[7]. Pire, l’amour éloigne aussitôt Troïlus de sa mission guerrière ; il est littéralement désarmé par les charmes de Cressida, cessant de s’identifier aux combattants de son camp et allant jusqu’à railler « les fous des deux côtés »[8]. Pourtant, il ne méconnaît pas que « c’est se conduire en femme que de n’être pas au champ de bataille ». Freud avait bien noté que « l’amour de la femme », à la différence de l’amour homosexuel, « rompt les liens collectifs »[9].

Les amants « font serment d’être parfaits comme dix hommes »

À l’opposé de Troïlus qui vacille, aveuglé par sa passion, Cressida est une amoureuse qui reste parfaitement lucide sur le désir des hommes qu’elle se plaît à séduire et sans illusion quant à la jouissance de l’objet qu’ils visent. Aussi, « bien que [son] cœur soit plein d’un amour sûr », elle se tient « à distance », car « les femmes sont des anges tant qu’on leur fait la cour, mais choses conquises n’ont plus de valeur […]. Une femme aimée ne sait rien si elle ignore ceci, que les hommes prisent plus qu’elle ne vaut la chose qu’ils n’ont pas obtenue. La femme n’existe pas encore qui a trouvé l’amour satisfait aussi doux que le désir suppliant »[10]. Comment mieux dire que l’objet fétiche situé chez la femme suffit à la jouissance de l’homme[11] et que, pour lui, cette quête qui « va sans dire »[12], tend à réduire les mots d’amour à de purs semblants : « on dit que tous les amants jurent de réaliser plus d’exploits qu’ils ne sont capables d’en exécuter […] ils font serment d’être parfaits comme dix hommes, et réalisent moins que le dixième d’un seul »[13].

« Pauvres femmes que nous sommes »

Les vers de Shakespeare ruinent l’idéal de la femme aimante et fidèle, qui se trouve ravalée au statut d’une luronne mue par une jouissance effrénée. Alors que l’homme Troïlus est un modèle « d’amour pur » et de fidélité – c’est là, concède-t-il, « son vice, son défaut »[14] –, Cressida incarne la « perfidie », qui se révèle aussitôt consommée leur union.

En effet, les amants sont séparés par une décision qui envoie la jeune fille rejoindre son père, le traitre Calchas, dans le camp des Grecs, en échange d’un prisonnier troyen. Elle fait ses adieux à Troïlus en lui jurant fidélité, ce qui ne va pas sans inquiéter son amant dont les yeux semblent se dessiller : « On peut faire des choses qu’on ne veut pas », ajoutant que « parfois nous sommes nos propres démons »[15].

Arrivée dans le camp grec, chaque chef lui demande un baiser : charmeuse, cette « pierre à aiguiser les hommes » joue avec Ménélas et Ulysse, mais c’est à Diomède qu’elle va céder. Elle devient ainsi l’archétype de la femme infidèle et Shakespeare de dénoncer « l’impudeur » de « la petite putain »[16] et lui faire déclamer, plus lucide que jamais : « pauvres femmes que nous sommes ; je vois en nous cette faiblesse que l’erreur de nos yeux dirige notre âme »[17]. La pulsion acéphale aveugle Cressida et scelle son destin.

La femme campée par Shakespeare est-elle envahie par une jouissance Autre et sans accès à la signification phallique ? Il semble, au contraire, qu’elle se situe plutôt du côté mâle du tableau de la sexuation, prise par une identification virile qui lui barre l’accès à l’amour et à l’Autre jouissance que Lacan nous a décrite comme supplémentaire à la jouissance phallique : « en vérité j’aurais voulu être homme ou que nous femmes eussions ce privilège des hommes de parler les premières »[18]. A la façon d’un homme, il ne lui est pas nécessaire d’en « passer par l’amour » pour jouir[19].

« Le plus tendre amour peut mourir sous la dent de la fortune »[20]

La pièce témoigne également que l’amour est contingent et s’adresse aux semblants.

Cressida est d’abord livrée aux manœuvres de Pandarus, son oncle débauché qu’elle qualifie de proxénète, lorsqu’il la pousse dans les bras de Troïlus. Par ses plaisanteries grivoises et ses remarques ironiques, Pandarus brocarde les semblants auxquels l’amour s’adresse[21] : « Est-ce ainsi que s’engendre l’amour ? Sang chaud, chaudes pensées et chaudes actions ? Mais ce sont autant de vipères ; l’amour est-il donc engendreur de vipères »[22] ?

C’est bien la jouissance qui aura le dernier mot, dénudant son réel mortifère qui ne cesse pas de s’écrire : « Débauche, débauche ; toujours la guerre et la débauche; il n’y a que cela qui soit toujours à la mode »[23], écrit Shakespeare. Troïlus explose en apprenant la trahison de Cressida, mais la jalousie excite son ardeur guerrière et, délivré de son amour, il est à nouveau virilisé, faisant alors contre les Grecs « des massacres furieux, fantastiques »[24].

Shakespeare indique toutefois la direction d’où peut naître le désir : « C’est en se dressant contre la destinée que l’homme fait vraiment ses preuves »[25]. Et dans une saynète pleine d’humour, il nous rappelle que la vérité, bien loin de l’idéal, n’est pas Une, qu’elle est menteuse. Il ponctue un bref dialogue entre Cressida et son oncle, sur la question de savoir si Troïlus est « aimable ou non », par cette formule : « Pour dire la vérité, c’est vrai et ce n’est pas vrai »[26].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013, p. 356. [2] Ibid. [3] Les citations de ce paragraphe sont toutes issues de cette même page 356 du Séminaire VI. [4] Cf. Shakespeare W., Troïlus and Cressida, Paris, Aubier, collection bilingue, 1969, Acte III, scène 2. [5] Shakespeare W., op. cit., Acte I, scène 1. [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXV « Le moment de conclure », séance du 15 novembre 1977 (inédit). [7] Miller J.-A., interview à Psychologies Magazine, octobre 2008, n°278. [8] Shakespeare W., op. cit., Acte I, scène 1. [9] Freud S. : « Psychologie collective et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, PB Payot, 1977, p. 173. [10] Shakespeare W., op. cit., Acte I, scène 2. [11] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », Maladies d’amour, La Cause freudienne, Paris, Navarin/Le champ freudien, n° 40, p. 24. [12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », séance du 12 février 1974 (inédit). [13] Shakespeare W., op. cit., Acte III, scène 2. [14] Ibid., Acte IV, scène 4. [15] Ibid. [16] Ibid., Acte V, scène 4. [17] Ibid., Acte V, scène 2. [18] Ibid., Acte III, scène 2. [19] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », op. cit., p. 25. [20] Shakespeare W., op. cit., Acte IV, scène 5 : « Sweet love is food for fortune’s tooth. » [21] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, p. 85 : « L’amour […], s’adresse au semblant ». [22] Shakespeare W., op. cit., Acte III, scène 1. [23] Ibid., Acte V, scène 2. [24] Ibid., Acte V, scène 5. [25] Ibid., Acte I scène 3. [26] « To say the truth, true and not true. », Shakespeare W., op. cit., Acte I, scène 2.

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ANGELICA LIDDELL au théâtre du réel

Impossible de rester indifférent au dernier travail que l’espagnole Angelica Liddell a écrit et mis en scène au Théâtre de l’Odéon, en décembre 2014 – You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia) – avec sa compagnie « La Bile Noire ». Impossible, car telle est la couleur du réel. Impossible, car sa nudité crue fait de la mise en scène un théâtre du réel. Elle nous traverse. Elle peut choquer, scandaliser, dégoûter, révolter, effrayer autant qu’ensorceler, captiver, émerveiller ou fasciner.

Cette auteure, née en 1966, fille d’un militaire franquiste, fit ses études d’art dramatique après des études de psychologie. A. Liddell est aussi poète, metteur en scène et performeuse. Elle travaille avec son propre corps qu’elle exhibe en beauté, tout autant qu’elle le châtie et le meurtrit, car selon elle « le corps engendre la vérité ». Sa langue n’est pas étrangère à la psychanalyse. Elle travaille aussi avec ses rêves et ses cauchemars.

L’action de You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia) se déroule à Venise sous le son parfois étourdissant des cloches et d’un chœur formé par trois choristes ukrainiens. Ils chantent Haendel, juchés sur des décors en carton rappelant les colonnes gothiques du Palazzo Ducale, du pont du Rialto, ou de la piazza San Marco. A. Liddell revient là sur ses anciennes blessures dans une sorte d’exorcisme de ses humiliations « avec la nécessité de rendre aux hommes leur fragilité pour ainsi les absoudre »[1].

Le Viol de Lucrèce est un thème classique qui explore la vertu de la femme et a inspiré de nombreux peintres, auteurs d’une iconographie richissime, depuis les XVe, XVIe et XVIIe siècles (avec Titien, Rubens, Tintoret, Luca Giordano, ou Belluci) jusqu’au XXe siècle avec Balthus. Chez Lucas Cranach, A. Liddel puise son inspiration pour donner forme à son Eve qui, dans la pièce, apparaît tel un double de Lucrèce. A. Liddell compose ses actes comme des tableaux, d’un esthétisme rare et violent.

A. Liddell s’approprie une œuvre de Shakespeare – The Rape of Lucrece– qu’elle revisite avec Artaud (son mentor), Bergman et Derrida, dans le souvenir de Dante et de Virgile, en nous guidant dans un voyage à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, là où elle entend trouver la paix et la quiétude – non pas avec une Béatrice dantesque, mais avec les Hommes. Le viol de Lucrèce, commis par Sextus Tarquin en 509 av. J.-C., est l’un des faits mythiques de l’histoire de la Rome Antique. Il marque la transition entre la monarchie décadente et la République. Lucrèce, la femme de Collatinus, fut déshonorée et violée par le fils du roi, séduit tant par sa vertu que par sa beauté. Lucrèce se suicida après avoir été violée.

A. Liddell réinvente l’histoire en s’insurgeant contre l’insupportable de la vertu féminine. Elle se rebelle contre cette vision trop plate des choses, contre l’éloge de la pudeur inébranlable de la femme. Elle perçoit chez le violeur une débilité et une vulnérabilité absolues qui finissent par faire succomber Tarquin à son irrésistible passion pour Lucrèce. Elle inverse ainsi les rôles, en faisant de Tarquin non pas un criminel mais un homme faible qui, devant la beauté, cède à l’amour. A. Liddell invente une histoire d’amour où Lucrèce se tue pour rejoindre Tarquin dans la mort, accomplissant ainsi son destin:

« Et voilà comme un violeur fit de moi son amante. Car de tous les hommes qui m’entouraient, père, époux et ami, fanatiques de ma vertu […], le seul qui m’ait parlé d’amour, le seul qui ne m’ait pas parlé de patrie, le seul qui ne m’ait pas parlé de gouvernement, le seul qui ne m’ait pas parlé de guerre, le seul qui ne m’ait pas parlé de politique, le seul qui ait préféré tout perdre en échange d’un instant d’amour, c’est le violeur, c’est Tarquin ».[2]

A. Liddell soulève la question de la nature des femmes, de l’amour et du sexe. Autant de questions qu’elle avait explorées dans Todo el cielo sobre la tierra, El sindrome de Wendy. Dans cet exercice de la beauté, alors même qu’elle mettait en scène son journal, sa vie, ses obsessions et ses vices, ses tourments et ses péchés, elle cherchait à voiler l’horreur qu’elle laissait entrevoir.

Le théâtre d’A. Liddel nous coupe le souffle. Dans You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia), elle décuple le personnage de Tarquin, incarné par dix hommes qui montrent la nudité de leurs corps forts et virils tout autant que chétifs et piteux. Un premier tableau muet, assourdi par le son des tambours, puise son inspiration chez Buñuel ou Saura, et met en scène les tambours de la nuit du jeudi saint de la semaine sainte aragonaise. Dix hommes robustes jouent du tambour de plus en plus violemment, quinze minutes durant – quinze longues minutes de douleur où l’on regarde ces dix hommes malmenés. Seule la beauté du tableau rend la scène supportable. Un deuxième tableau met encore en scène ces dix hommes : à l’équerre, dos au mur. Longues minutes d’effort où on les voit tenir la position jusqu’à la brûlure, avec des soupirs de détresse. Insupportable maltraitance menant jusqu’à l’épuisement physique face à un public, pris en otage, qui souhaiterait que cesse ce supplice. Moment où les voiles tombent, moment où le réel se révèle. A. Liddel prendra soin d’eux, en ayant pitié de leur fragilité, en leur offrant amour et rédemption. Elle les aura menés à la limite de la souffrance pour les sauver par une espèce de conjuration – du mariage – du Ciel et de l’Enfer.

Dans ce dernier travail You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia), A. Liddel semble toutefois moins convaincante. Lorsqu’elle montre ces corps en souffrance, un certain visage de l’horreur pointe à l’horizon de son questionnement sur la vie, la mort et le sexe. Les voiles tombent par moments, par manque de mots ou de paroles, et non pas lorsque la crudité du langage se montre. C’est plutôt par absence ou par manque de poésie que surgit le réel, et qu’il se dévoile étouffant.

[1] Emission de France Inter du 12/12/2014 par Laure Adler, Studio théâtre: http://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/10629-12.12.2014-ITEMA_20700408-0.mp3 [2] A. Liddell, Le cycle des résurrections, Épitre de saint Paul aux Corinthiens, You are my destiny ( le viol de Lucrèce) Tandy,suivi du journal La fiancée du fossoyeur, édition Les solitaires Intempestifs, 2014, p. 35.

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De l’horrible danger de la lecture

Jacques-Alain Miller, dans le numéro spécial du Point consacré à la tragédie de mercredi au journal Charlie Hebdo écrit ceci : « Les doctrines de la tradition ne furent pas réfutées, note Leo Strauss, mais chassées par le rire », et il ajoute « Charlie Hebdo était parmi nous comme la butte-témoin de cette dérision fondatrice ». Fonder cette dérision, Voltaire fut de ceux-là. Occasion de lire ce texte « De l'horrible danger de la lecture », qui fit date dans l'histoire pamphlétaire des Lumières. 

Luc Garcia

De l'horrible danger de la lecture

Voltaire

Nous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction. Comme ainsi soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte vers un petit État nommé Frankrom, situé entre l’Espagne et l’Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l’imprimerie, ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les cadis et imans de la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l’esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser ladite infernale invention de l’imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées. 1° Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l’ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés. 2° Il est à craindre que, parmi les livres apportés d’Occident, il ne s’en trouve quelques-uns sur l’agriculture et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce qu’à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque élévation d’âme, quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés à la saine doctrine. 3° Il arriverait à la fin que nous aurions des livres d’histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l’imprudence de rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l’équité et l’amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire aux droits de notre place. 4° Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance. 5° Ils pourraient, en augmentant le respect qu’ils ont pour Dieu, et en imprimant scandaleusement qu’il remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque, au grand détriment du salut des âmes. 6° Il arriverait sans doute qu’à force de lire les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence. A ces causes et autres, pour l’édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s’instruire, nous défendons aux pères et aux mères d’enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l’ancien usage de la Sublime-Porte. Et pour empêcher qu’il n’entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée ville impériale, commettons spécialement le premier médecin de Sa Hautesse, né dans un marais de l’Occident septentrional; lequel médecin, ayant déjà tué quatre personnes augustes de la famille ottomane, est intéressé plus que personne à prévenir toute introduction de connaissances dans le pays; lui donnons pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée qui se présenterait par écrit ou de bouche aux portes de la ville, et nous amener ladite idée pieds et poings liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment qu’il nous plaira. Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’hégire.

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Le Witz, boussole freudienne

Nous n'oublierons jamais que la liberté de parole et le mot d'esprit sont au cœur même de la psychanalyse, comme nous l'indique Freud, pour qui le Witz est une boussole.

Dans son appendice à l'ouvrage sur le mot d'esprit, Freud évoque le rapport entre le surmoi et l'attitude humoristique. L'humour y apparaît sous les espèces d'une défense contre le réel. Freud lui donne ainsi la parole  : «  Regarde ! voilà le monde qui te semble si dangereux ! Un jeu d'enfant ! le mieux est donc de plaisanter ! » ( S.Freud, L'humour, (1928), appendice à Le mot d'esprit et ses rapports à l' inconscient, coll. Idées/ Gallimard, p.408). Il en déduit qu'il reste beaucoup de choses encore à apprendre sur le surmoi.

Dans le Seminaire IV, Lacan énumère pour sa part les variétes du rire. Il y a le rire du rire, le rire lié au fait qu'il ne faut pas rire, le fou rire des enfants, le rire d'angoisse, de la menace imminente, le rire gêné de la victime, le rire du deuil brusquement appris. (J.Lacan, Le Séminaire, Livre IV, Les formations de l'inconscient, Seuil, 1998). Le rire procède toujours d'une libération de l'image spéculaire, il surgit de l'écart produit entre l'image narcissique du moi, le prestige associé à sa stature, et ce qui se présente de réel sous nos yeux. L'image continue d'exister dans l'imaginaire dans son unité et sa prestance à l'instant même où le sujet se trouve dans une situation embarassante ou ridicule. C'est de l'écart entre le réel et l'imaginaire, par conséquent, que nous rions.

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« Un traitement modificateur de structures »[1]

L’enseignement de Lacan n’apparaît pas linéaire, il existe des ruptures subtiles, des changements de paradigme. Nous devons à Jacques-Alain Miller de nous permettre d’en saisir la logique à travers l’ordre de publication des séminaires, la parution du Séminaire VI en étant un exemple particulièrement éclairant. Notre combat doit aussi s’engager sur le terrain d’une mise à ciel ouvert de la psychanalyse comme un « instrument terriblement efficace » : il s’agit d’en démontrer les effets dans l’expérience. Ce texte de Fatiha. Belghomari y contribue.

Dès l’introduction du Séminaire VI[2], Jacques Lacan précise ce que nous pouvons attendre d’un traitement : une modification de structure.

Cette thèse vient après deux textes majeurs : « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »[3] et « La direction de la cure et les principes de son pouvoirs »[4]. D’emblée, Lacan souligne que « Une analyse […], c’est un traitement, un traitement psychique »[5], reprenant le développement freudien sur le traitement « de troubles psychiques ou corporels - [et ce], par ‘‘la simple’’ parole du médecin. »[6]

L’analyse, comme traitement des psychoses, a été interrogée à la suite des travaux de Lacan autour de la question de la pertinence du dispositif analytique auprès des psychotiques ainsi que de la position de l’analyste. La plupart des débats se sont conclus sur le fait que les analystes ont à se faire « secrétaires de l’aliéné »[7]. Puis, les élaborations cliniques et théoriques se sont centrées sur la question du traitement de la jouissance qui envahit le sujet psychotique. Ainsi, la limitation, la traduction, voire la nomination[8] sont alors apparues comme autant de modalités possibles de traitement de cette jouissance. La nomination vient s’inscrire dans le droit fil de la thèse de Freud selon laquelle la fonction paternelle, de par l’interdit qu’elle promeut, circonscrit la jouissance. Lacan notera que dans « le fait […] donné par l’expérience, […] c’est tout autre chose qui s’opère, à savoir la normalisation du désir dans les voies de la loi »[9].

Lacan relève une modification sur les actes manqués, les symptômes et les structures « qui s’appellent névroses ou les neuropsychoses, et que Freud a d’abord structurées et qualifiées comme neuropsychoses de défense »[10]. Voilà dans quelles perspectives s’inscrit son propos. Lacan se réfère à deux textes[11] dont les traductions usuelles ne rendent pas compte de la portée de la découverte freudienne du point de vue structural. Traduire « psychonévrose » est un contresens dans la mesure où Freud lui-même précise que psycho est ce qui a à voir avec l’âme, les affects et qu’« il n’est pas rare qu’une psychose de défense vienne épisodiquement interrompre le cours d’une névrose hystérique ou mixte »[12].

Le « modificateur » serait l’agent qui produit des changements non de jouissance mais du désir. Le traitement viserait à en produire des effets. Modifier la structure, c’est modifier le désir qui est « avant tout l’effet de la structure du langage »[13] mais aussi « une défense d’outrepasser une limite dans la jouissance »[14]. Limiter donc la jouissance induirait une modification de la structure du désir.

Il s’agirait de permettre que le sujet cerne son objet qui va le rendre désirant. Si nommer, c’est apporter au sujet psychotique des signifiants pour border sa jouissance, n’est-ce pas faire trou pour qu’y soit logé un désir décongelé[15] ?

Cette introduction ne marque-t-elle pas ce qui, de la modification structurale, doit être visé, soit une modification de la structure du désir que la psychanalyse traiterait tel « un instrument terriblement efficace »[16] ?

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de la Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2013, p. 11. [2] Ibid. [3] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966. [4] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit. [5] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit. [6] Freud S., « Traitement psychique », Résultats, idées, problèmes, tome I, Paris, PUF, 1984, p. 2. [7] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 233. [8] Cf. l'éditorial de Guy Poblome, « Conversations, traductions, nominations », Les feuillets psychanalytiques du Courtil, n° 22, mai 2004. [9] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L'angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 389. [10] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit. [11] Cf. Freud S., « Les psychonévroses de défense », « Nouvelles remarques sur lespsychonévroses de défense », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981. [12] Ibid., p. 14. [13] Miller J.-A., « Lacan, professeur de désir », propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens, le 6 juin 2013, Le Point.fr http://www.lepoint.fr/culture/lacan-professeur-de-desir-06-06-2013-1688542_3.php [14] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, op. cit., p. 825. [15] Cf. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXII, « R.S.I. », leçon du 8 avril 1975, in Ornicar ? n° 5, hiver 1975/76, p. 42 : « la paranoïa, [...] c'est un engluement imaginaire. C'est une voix qui sonorise le regard qui y est prévalent, c'est une affaire de congélation du désir ». [16] Lacan J., « Les clefs de la psychanalyse », Entretien avec Madeleine Chapsal, paru dans L'Express n° 310, 31 mai 1957.

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La légende noire de Jacques Lacan – Questions de l’Hebdo-Blog à Nathalie Jaudel

L’HB – Vous n’avez pas voulu écrire une psychobiographie (début du livre). Pouvez- vous nous éclairer sur ce qui vous a poussée à écrire ce livre et à enquêter ?

NJ – Ce livre est né d’une rencontre contingente : l’émission de radio, fin 2009, au cours de laquelle Élisabeth Roudinesco a donné à Raphaël Enthoven une interview à propos de la réédition au Livre de poche des trois volumes remaniés de son Histoire de la psychanalyse en France et de la biographie qu’elle a consacrée à Jacques Lacan. Lorsque je l’ai entendue acquiescer au fait que, de Dalí ou de Lacan, le plus fou des deux n’était pas celui qu’on croit, ou dire que si Lacan pratiquait la séance courte c’était, entre autres, par amour de l’argent, je me suis dit qu’il était temps de se pencher sur la biographie. Dès le prologue, j’ai été stupéfaite par sa façon de procéder. Au prétexte de planter le décor et de replacer la famille de Lacan dans son contexte historique, celui de vinaigriers originaires d’Orléans, ce qu’elle amenait d’entrée de jeu, c’étaient les termes de « légende noire », d’ « excréments » et d’« escroquerie ». Cela disait quelque chose des intentions qui animaient l’auteure. La suite de ma lecture n’a pas démenti cette première impression. De là est née l’idée de poursuivre la recherche en m’attachant à repérer les traces de son énonciation pour cerner la place d’où elle écrivait. Même si un portrait de Lacan se dégage de ce travail, mon intention n’a en effet jamais été d’écrire une contre-biographie, ni de me livrer à la psychobiographie d’Élisabeth Roudinesco.

L’HB – Pourriez-vous reprendre en quelques mots la distinction dont vous vous servez entre rhétorique mémorielle et rhétorique historique ?

NJ – Ce dont je me suis rendue compte assez vite au cours de ma lecture et des recherches que j’ai entreprises sur la méthode historique, c’est que la position de témoin et celle d’historien sont, depuis que l’histoire est devenue une discipline à part entière, incompatibles. On ne peut pas se faire l’historien de sa propre histoire. La position de l’historien requiert une distance par rapport aux événements qui est impossible à qui les a vécus personnellement. Or, Élisabeth Roudinesco est la fille d’une proche de Lacan, et elle-même a été membre de l’École freudienne de Paris et partie prenante à la dissolution. Derrida l’avait avertie dès l’origine de son projet : elle ne pouvait pas l’écrire à la troisième personne ; il fallait dire « je ». Elle s’y est refusée, et le résultat est que son transfert négatif, ses jugements tous azimuts, à l’égard de Lacan comme de son entourage, infiltrent tout ce qu’elle écrit ; elle en use légèrement avec les règles de la méthode historique, avec les documents, avec les sources, avec les témoignages ; elle interprète toujours à charge, tout en prétendant à l’objectivité du chercheur dépassionné.

L’HB – Selon vous, à quoi devrait tendre une biographie éclairée par la psychanalyse ? 

N’y aurait-il pas chez l’historienne le désir de construire une histoire complète, intelligible, sans part d’ombre de l’être d’un sujet ?

NJ – Je ne sais pas si l’on peut parler de biographie éclairée par la psychanalyse... en dehors des récits de passe, peut-être ! Le plus bel exemple que j’ai rencontré de ce vers quoi pourrait tendre une biographie orientée par la psychanalyse, c’est le Michelet de Roland Barthes. Il porte d’ailleurs un sous-titre qui illustre bien ce dont il s’agit puisqu’il s’intitule : Micheletpar lui-même. C’est un portrait fait de fragments, de morceaux mal ajointés. C’est l’histoire d’un corps parlant, dont les événements qui l’affectent sont au cœur de l’ouvrage. Il n’émane pas d’un historien ; il ne rétablit pas la continuité ; il ne raconte pas, si ce n’est en creux, la vie de cet homme de sa naissance à sa mort. Pour moi, le résultat est non seulement plus heureux, mais, pour autant qu’il existe quelque chose comme une « vérité du sujet », il est aussi beaucoup plus vrai.

D’une certaine manière, on pourrait estimer que la biographie de Jacques Lacan par Élisabeth Roudinesco est éclairée par une certaine vision de la psychanalyse. En tout cas, l’auteure s’en réclame, d’autant plus qu’il s’agit pour partie d’une biographie intellectuelle qui se donne pour ambition de retracer ce qu’elle appelle « l’histoire [du] système de pensée » d’un psychanalyste. Mais si l’on prend les récits de passe, et donc le tout dernier enseignement de Lacan, comme boussoles de ce vers quoi devrait tendre une biographie, la visée serait le moins d’hystoire et le plus de logique possibles, en s’orientant à partir des dits du sujet biographié : c’est sur ces points même que le projet d’Élisabeth Roudinesco échoue. Non seulement n’accorde-t-elle aucun intérêt à ce que Lacan dit de lui-même, mais encore plaque-t-elle sur ses actes, ses paroles, sa vie, diverses interprétations psychologisantes qui vont toutes dans le même sens : rabaisser sa personne et son enseignement et le faire apparaître comme un vulgaire Rastignac dont l’ambition le portait à rechercher avant tout la gloire et la reconnaissance générale, parfois servile, avide d’argent et qui, après une période de puissance intellectuelle indéniable ayant culminé dans les Écrits, aurait sombré dans la décadence néologique, prélude à une véritable « implosion crépusculaire » de sa pensée.

Dès lors, le tout dernier enseignement de Lacan, dont Jacques-Alain Miller nous a appris à comprendre tant l’importance que le caractère novateur, est absolument étranger à Élisabeth Roudinesco ; elle le considère comme pure divagation d’un esprit dérangé. Elle n’accorde de valeur qu’au Lacan structuraliste, celui du Nom-du-Père et du rapprochement entre la psychanalyse et l’histoire. D’où l’importance qu’elle accorde à la tradition, aux généalogies, à l’histoire des idées, aux filiations intellectuelles. D’où aussi son désintérêt pour toute tentative de saisir le sujet par le biais du réel, de la contingence, du fragment, de l’éclat. D’où, enfin et surtout, le fait qu’elle passe complètement à côté du personnage.

L’HB  Le Jacques Lacan d’Élisabeth Roudinesco tient-il du roman ou du récit ?

NJ – La vision généalogique que j’évoquais plus haut oblige Élisabeth Roudinesco à faire prévaloir la continuité sur la discontinuité, la narration sur le fragment : ce qu’elle nous livre n’est pas de l’histoire, pas même une hystoire. C’est d’autant plus vrai qu’elle n’accorde pas le moindre intérêt à ce que Lacan a dit de lui-même, à de nombreuses reprises, au cours de son enseignement tant oral qu’écrit. Résultat : elle prend appui sur la supposition de savoir impliquée par le fait de se réclamer de la discipline historique et sur la garantie qu’emporte l’exercice de cette profession, pour produire une biographie qui n’est en réalité qu’un roman – plus proche de Balzac que de Marc Bloch ou de Jacques Le Goff.

L’HB  Et qu’en est-il de son Freud qui vient de paraître ?

NJ – Elle vient de recommencer avec Freud, mais cette fois-ci, les jurys littéraires ne s’y sont pas trompés puisqu’ils n’ont décerné à l’historienne ni le Médicis essais ou le Femina essais, ni le prix du Sénat du livre d’histoire ou le Grand prix des rendez-vous de l’histoire de Blois ; mais elle s’est vue remettre deux prix généralement attribués à des ouvrages de fiction : romans ou biographies romancées. À ma connaissance, c’est une première pour un historien ! Sans doute à leur insu, et au prétexte de l’hommage, ces jurys ont renvoyé Élisabeth Roudinesco à la vérité de sa position d’écrivain : romancière et non pas historienne. C’est un point crucial, car eût-elle affirmé écrire une biographie romancée et s’y fût-elle mise en scène à la première personne comme l’ont fait, récemment, Emmanuel Carrère dans Limonov ou Patrick Deville, plus discrètement, dans Peste et choléra, il n’y aurait rien eu à redire.

Son Freud est cependant un peu différent de son Lacan : elle ne l’a pas connu, son transfert négatif est moins présent et sa propre histoire interfère moins. Par ailleurs, grâce aux archives, elle apporte un démenti à nombre d’affirmations plus ou moins outrancières des détracteurs de la psychanalyse. Mais de nouveau, c’est un personnage de fiction qu’elle construit – et d’une fiction à la mode d’aujourd’hui. En faisant de Freud un « romantique noir » fasciné par Faust, Méphisto, l’occultisme et les « Lumières sombres », en qualifiant l’inconscient de « monde souterrain du chaos et des Titans », elle évacue la particularité essentielle de son apport, qui consiste à avoir dégagé l’inconscient de sa gangue romantique pour en définir les lois rigoureuses de fonctionnement. Ce Freud « gothique » est séduisant, à l’époque de séries télévisées comme Penny Dreadful, mais il est à côté de la plaque. Plus grave : non seulement fait-il manquer à ses lecteurs non avertis l’essence même de la révolution dans le savoir dont il a été l’initiateur, mais encore rend-il incompréhensible et superfétatoire le « retour à Freud » de Lacan.

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La trahison, la clémence et le service des biens

Le théâtre des Champs Élysées vient d’offrir une représentation remarquée de La Clémence de Titus, dirigée par le jeune et brillant chef mozartien Jérémie Rohrer et mise en scène par Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie française.

Mozart a dirigé la première de cet opera seria, à Prague en septembre 1791, peu de temps avant sa mort. Les rôles des patriciens Sextus et Annius, étaient tenus à l’époque par une soprano et un castrat, voix chères au compositeur. Cet opéra sera éclipsé par le succès de La Flûte enchantée dont la première représentation eut lieu le même mois.

Il s’agit là d’une commande effectuée pour le couronnement de Léopold II de Bavière, sacré roi de Bohême. L’œuvre répond à cette fin de partie du despotisme éclairé, sachant que le couple royal de France vient d’être arrêté lors de la fuite de Varennes, et que Marie-Antoinette est la sœur de Léopold II.

Le metteur en scène, D. Podalydès, suit le livret de Caterino Mazzola, d’après Pietro Metastasio, mais ajoute un propos politique à la question de l’amour en s’inspirant du Cinna de Corneille. Pour assurer l’unité de lieu, il rassemble les protagonistes dans un hôtel, permettant les scènes politiques, l’empire est au bord de l’effondrement, et les scènes privées. Les costumes créés par Christian Lacroix situent les personnages aux alentours des années 1930 – 1940, sans autres précisions.

La trahison est le thème de cet opéra, qui se déroule dans une atmosphère d’exploration psychologique tendue tout au long du drame. Dans le palais en feu, l’empereur Titus échappe de justesse au poignard de son meilleur ami, Sextus, et il veut comprendre. C’est Vitellia qui, afin de se venger de n’avoir pas été choisie comme épouse par Titus, a ordonné ce crime à Sextus, prêt à tout par amour pour elle. Titus accordera son pardon, au terme de tensions et de contradictions intenses, puis il étendra sa clémence aux conjurés, et, dans sa magnanimité, à Vitellia elle-même.

L’opéra commence par la tirade déclamée par Bérénice, reine de Judée, dans la dernière scène de la Bérénice de Racine. Titus a dû la renvoyer sur ordre du Sénat, malgré un amour partagé de cinq années. Bérénice clame la pureté de son amour, se sacrifie et disparaît pour revenir en fond de scène ou en rêve, hanter les mouvements intimes de son amant. La sentence du Sénat pourrait se résumer par cette citation de Lacan : « La morale du pouvoir, du service des biens, c’est – Pour les désirs, vous repasserez. Qu’ils attendent. »[1]

Titus choisit alors comme reine Servilia, qui refuse car elle aime Annius, lui-même déjà prêt à renoncer pour obéir. L’empereur, ému, bénit cette belle union, que lui-même ne connaîtra pas. La conjuration déjà lancée empêche Vitellia, enfin choisie par Titus, de stopper l’acte odieux consenti dramatiquement par Sextus. Le palais est en feu, mais l’empereur est sauf. Le deuxième acte met en scène la clémence accordée, après les douloureuses hésitations de Titus, et la confrontation de celui-ci avec ce meilleur ami dont il croyait voir le cœur. Il redoublera de générosité en accordant son pardon à Vitellia, enfin convaincue par sa conscience de dire la vérité. La plongée dans l’âme humaine et sa noirceur se termine par le triomphe de Titus, acclamé, généreux, mais seul.

Le conflit intérieur traverse les protagonistes, les divise dans des récitatifs et des chants d’une gravité émouvante. Le duo Titus – Sextus, tout particulièrement, est remarquable d’intensité : l’empereur cherche à comprendre pourquoi ce sujet, si proche de lui, a voulu sa mort, pourquoi l’ami le plus cher lui veut du mal, pourquoi, pourrait-on dire, l’Autre méchant se dresse face à lui. Ils sont seuls sur scène tels des amoureux, pour ce duo qui inscrit Titus du côté féminin de la sexuation[2]. Finalement Titus pardonne, envers et contre tous.

La réussite tient à la perception de la conception dramatique du travail musical : tout est harmonie, comme, par exemple, le superbe accompagnement du chant de Sextus par la clarinette, et on sait l’attachement de Mozart à cet instrument.

La fin heureuse, après des moments d’une grande intensité dramatique, ne doit pas faire oublier, sous les acclamations pour Titus, clément et généreux, sa solitude partenaire.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 363. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73-77.

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De « cette insondable décision de l’être »

Dans son écrit « Propos sur la causalité psychique » Lacan en vient à la causalité de la folie en ces termes : « Enfin je crois qu’à rejeter la causalité de la folie dans cette insondable décision de l’être où il comprend ou méconnaît sa libération, en ce piège du destin qui le trompe sur une liberté qu’il n’a point conquise, je ne formule rien d’autre que la loi de notre devenir, telle que l’exprime la formule antique : Γένοι᾽, οἷος ἐσσὶ. »[1]

On trouve cette formule célèbre dans les Pythiques de Pindare, sous une forme d’ailleurs légèrement différente « Γένοι᾽, οἷος ἐσσὶ μαθών » (Pythiques II, vers 72) « deviens ce que tu es, en l’apprenant » ; μαθών faisant référence à ce qui s’enseigne, aux mathèmes. Difficile de ne pas apposer à cette injonction présocratique, l’aphorisme de Freud « Wo Es war, soll Ich werden »[2], « là où s’était [...] c’est mon devoir que je vienne à être »[3].

Lacan reprend dans son texte une classique problématique philosophique où se nouent liberté, décision et causalité. On peut lire à cet égard deux ouvrages très éclairants de Martin Heidegger De l’essence de la liberté humaine. Introduction à la philosophie[4], et Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine[5]. Le philosophe montre que la question métaphysique de la liberté de l’être, qualifiée à l’occasion de plus ou moins insondable est, depuis Kant, la source d’antinomies et de paradoxes, car il s’agit de concevoir, dans cette perspective philosophique, la volonté comme une sorte de causalité libre de tout Autre.

Heidegger montre que Schelling bute sur un réel, celui de l’acte, qui ne peut faire système[6], et Kant, quant à lui, sur la problématique d’une causalité de « l’action éthique » qui serait libérée du temps[7].

Dans « Kant avec Sade » Lacan montre de quoi il s’agit dans ces discours de la liberté[8], notamment avec cette célèbre maxime sadienne s’énonçant sous la forme : « j’ai le droit de jouir de ton corps peut me dire quiconque [...] »[9], « C’est donc bien l’Autre en tant que libre, c’est la liberté de l’Autre, que le discours du droit à la jouissance pose en sujet de son énonciation, et pas d’une façon qui diffère du Tu es qui s’évoque du fonds tuant de tout impératif »[10]. Le « quiconque » indexe en effet qu’il s’agit bien de la liberté de l’Autre et non de celle de celui qui l’énonce. Tout discours sur la liberté implique l’Autre de la parole comme lieu où celle-ci se dépose, par quoi se démasque la béance entre le sujet de l’énonciation et celui de l’énoncé. Et cette liberté, c’est ce que révèle l’expérience analytique, n’est autre que celle d’une volonté de jouissance, jouissance dont l’Autre serait le garant. C’est un paradoxe topologique qui tient à la structure même du signifiant S1 en tant qu’il commande[11]. Le surmoi comme impératif de jouissance, qui peut aller jusqu’au crime, se situe à ce niveau.

Dans son Séminaire « Les non-dupes errent » Lacan repense à nouveaux frais son nouage de la liberté et de la folie à l’aune de son nœud borroméen liant les trois dimensions du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire. Si l’une de ces dimensions lâche, les deux autres deviennent libres l’une de l’autre « c’est en ça que le bon cas consiste [...] c’est que quand une des dimensions vous claque pour une raison quelconque, vous devez devenir, vous devez devenir vraiment fou »[12].

C’est la question de la folie et des non-dupes qui s’ouvre ici, ainsi qu’une autre façon, nodale, de concevoir la causalité de celle-ci. Il s’agit, c’est ainsi que je l’entends, de repenser l’existence de l’être parlant à partir d’un trou dans le réel, insondable, celui de la non-inscription d’un rapport entre les deux sexes. Dans le nouage borroméen la liberté de jeu de l’un des trois registres rencontre alors une limite, celle précisément des deux autres.

L’insondable décision n’est plus dès lors, dans cette veine topologique, corrélée à la faille de l’Autre ou à une butée logique, mais s’appuie sur le réel du symptôme comme nœud ; une nouvelle éthique s’en déduit, que je formule ainsi : être dupe de son sinthome, y croire d’une certaine façon, pour ne point errer dans les dédales de l’indécision et de l’égarement dans la jouissance. Si bien que le choix impliqué par cette décision – être dupe du réel de la structure – reste un choix forcé, dans la mesure où le plus singulier y joue sa part de contingence.

[1] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 177. [2] Freud, S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1984, p. 110. [3] Lacan J., Écrits, op. cit., p. 417-418. [4] Heidegger M., De l’essence de la liberté humaine. Introduction à la philosophie, traduction E. Martineau, Paris, Gallimard, 1987. [5] Heidegger M., Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, traduction Jean-François Courtine, Paris, Gallimard, 1977. [6] Cf. Heidegger M., Schelling, op. cit., p. 54-55 et p. 91 & sq. [7] Cf. Heidegger M., De l’essence de la liberté humaine, op. cit., p. 182 & sq. [8] Discours que Lacan n’hésite pas à qualifier, dans une certaine perspective, de plus ou moins délirants dans Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 150-151. [9] Lacan J., Écrits, op. cit., p. 768. [10] Lacan J., Écrits, op. cit., p. 771. [11] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 33. [12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 11 décembre 1973, inédit.

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Niki de Saint Phalle, une balistique de l’objet

C’est une image insolite, déconcertante, qui accueillera le visiteur de l’exposition qui se tient à Paris au Grand Palais[1], du 17 septembre 2014 au 2 février 2015. Celle d’une affiche où Niki de Saint Phalle semble tenir en joue, avec un fusil, celui qui la regarde. Mais qu’on ne se méprenne pas sur la cible. Cette image renvoie à la période[2] où l’artiste crée ses œuvres en tirant au fusil sur des surfaces verticales auxquelles sont fixés des objets divers et des sacs de peinture, le tout couvert de plâtre immaculé, tout comme l’artiste elle-même le plus souvent tout de blanc vêtue. Au-delà du spectaculaire de la performance qui a lieu en public, c’est ici la structure créative, dynamique, de l’artiste, qui nous est donnée à voir. Depuis l’instant d’appuyer sur la gâchette jusqu’au moment où les sacs explosés déversent leur couleur au rythme des déflagrations de l’arme, un point de rebroussement s’est réalisé entre la propre violence intime du sujet, sa véritable cible, et la création de l’œuvre qui se fait sous nos yeux, et qui le fait renaître artiste. « Un assassinat sans victime »[3] comme l’exprime Niki de Saint Phalle.

Car c’est dès les premiers mois de sa naissance que se fait vive cette violence, lorsque ses parents envoient celle qui se prénomme encore Catherine, Marie-Agnès Fal de Saint Phalle, dans la Nièvre, passer les trois premières années de sa vie dans le château de ses grands-parents[4], cependant que son frère Jean reste avec eux à New-York. Le choix du prénom d’Agnès par son père, du nom de sa première maîtresse, s’avérera un acte de mauvais augure. C’est sa mère qui, lorsqu’elle revient vivre aux États-Unis, lui fait changer son prénom pour celui de Niki. La performance des tirs au fusil au principe de sa création manifeste une autre caractéristique subjective : « Ce qui est dehors est dedans et ce qui est dedans est dehors »[5]. Circularité im-médiate entre le corps et la réalisation artistique, mais réversible aussi avec ses effets funestes. Lorsque Niki réalisera et projettera la première version de son film Daddy, elle sombrera de nouveau dans une dépression. C’est un « film à l’humour noir, intitulé Daddy, dans lequel je tue symboliquement mon père 17 fois : toute la famille est à la fois indignée et horrifiée et m’accuse de salir la mémoire de mon père. Une seule personne me défend…ma mère »[6]. Oui, sa mère, à laquelle son mari avait dû avouer sa conduite incestueuse à l’égard de leur fille. Quelques rares critiques, et Jacques Lacan, prendront alors publiquement la défense du film. C’est en décembre 1992, âgée de soixante-cinq ans que Niki de Saint Phalle relatera dans un livre, Mon secret,[7] spécialement écrit à l’intention de sa fille Laura, les actes incestueux qu’elle avait subis à l’âge de onze ans de la part de son propre père. Ce dernier lui avait adressé une lettre de confession et de repentir, quand il avait appris l’entrée de sa fille en hôpital psychiatrique, faisant pour elle ainsi trauma de ce qui était, jusque-là, refoulé, oublié. Niki était alors âgée de vingt-deux ans et mariée depuis trois ans à l’écrivain Harry Matthews, talentueux écrivain qui sera longtemps le seul membre américain d’OULIPO, dont son ami Georges Perec faisait aussi partie. C’est Harry qui surprit le délire de sa femme : « Harry me suit et se poste dans le couloir juste devant notre porte : il m’observe en silence tandis que je soulève d’un geste brusque un des bords du matelas, les draps et tout… pour y planquer, en hâte, un couteau. C’est à ce moment précis que Harry scrute le magot d’objets tranchants que j’ai amassés là : tout un assortiment de couteaux, de ciseaux, de rasoirs, de tournevis […] Cet arsenal me donne un sentiment si aigu de protection que je place, dans mon sac à main, une seconde collection du même genre dont Harry n’a pas encore connaissance »[8]. Les tentatives de suicide, et les idées suicidaires se feront récurrentes. Tout comme les évènements de corps et les maladies : automatisme de ronger sa lèvre supérieure qui donnera lieu, à vingt-ans, à une opération de restauration, appendicite, complications pulmonaires, tuberculose, hyperthyroïdie nécessitant l’ablation de la thyroïde, tachycardie et fébrilité extrême, typhoïde. Tout comme elle ne cessera d'être rongée par la culpabilité de n’avoir pu offrir à ses deux enfants, Laura et Philip, une présence de mère.

Puis en 1967, c’est la réalisation de Hon – Elle, en suédois – sur une commande de Pontus Hulten, alors directeur du Moderna Museet de Stockholm, qui suit ses premières réalisations de la série des Nanas, par lesquelles le visiteur de l’exposition commence la visite. Ces Nanas qui manifestent elles aussi ce point de rebroussement : volumineuses et équilibrées, surpondérées et aériennes, massives et élancées, informes et voluptueuses, plantureuses et élégantes. Depuis plusieurs années déjà, Niki vit avec l’artiste Jean Tinguely. Sur ce point aussi, l’amour l’accompagnera tout au long de sa vie. D’abord avec le prévenant H. Matthews, père de ses deux enfants, puis à partir de 1960 avec le facétieux et exubérant J. Tinguely[9], disparu en 1991. C’est lui qui, réalisant les armatures en métal, permit aux œuvres monumentales de Niki de tenir debout[10]. Elles essaiment les lieux du monde entier : jardins, forêts, fontaines, places publiques, un avion ; en Italie, en Suède, en Israël, aux USA, en Allemagne, en France. Le visiteur de l'exposition peut les découvrir sous forme photographique ou cinématographique, avec les films des entretiens avec l’artiste. Il faut ajouter à ses réalisations films et décors de films, costumes et pièce de théâtre, architecture, parfum, meubles, fontaines, piscine... sans oublier l'écriture. Niki de Saint Phalle était, envers et contre tout, amoureuse, optimiste, vive, gaie, tonique, entraînante pour son entourage, a contrario de sa sœur Élisabeth qui, après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, s'était suicidée, jeune adulte, dans la maison familiale.

C’est à la ville de Nice que Niki de Saint Phalle fera don de ses œuvres. Cette ville où elle avait vécu et avec laquelle, comme l’écrit sa fille Laura, elle partage l’étymologie de son prénom, Niké, la victoire. Mais Nice fut surtout la ville où, internée sur proposition de son mari et avec son accord, sous traitement par insuline et électrochocs, elle avait découvert comment ses dessins au crayon et ses collages étaient un traitement autrement efficace pour la raccorder à la vie. Par un retour de bâton, c’est cette même activité artistique dans laquelle elle propulsait son énergie, et qui était pour elle d’une nécessité vitale, qui causera aussi sa perte. En effet, les émanations du polyester avec lequel elle travaillait, brûleront ses poumons, brûlures dont elle finira par décéder en 2002.

[1] Lire aussi Bélilos M., « Niki de Saint Phalle ou la guerrière blessée », Lacan Quotidien n° 433, octobre 2014. [2] Saint Phalle (de) N., Lettre à Jean (Tinguely) ; Lettre à Pontus (Hulten), Catalogue, Kunst-und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, Bonn, 1992, Musée d'Art Moderne de Paris, 1993, p 156-160. [3] Saint Phalle (de) N., Traces, Paris, La différence, 2014. [4] Ibid., p. 14. [5] Ibid., p. 121. [6] Saint Phalle (de) N., Mon secret, Paris, La différence, 2010. [7] Ibid. [8] Saint Phalle (de) N., 1950-1960, Les années en famille, préface de Laura Gabriel Duke, Paris, La différence, 2014. [9] Saint Phalle (de) N., Aventure suisse, Musée d'Art et d'Histoire de Fribourg, Fribourg, 1993, p. 18. [10] Lire aussi Christiane Terrisse « Le temps de l’œuvre » : https://apprendredelartiste.wordpress.com/2003/04/26/les-temps-de-l%E2%80%99oeuvre-par-christiane-terrisse/

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En finir avec l’enfant comme objet a libéré

Être, d'abord, touché par un propos de Lacan qui fait énigme, nous en faisons bien souvent l'expérience.

Dans cette rubrique « Comment l'entendez- vous? », nous avons voulu que s'éclaire pour vous, pour nous, une forme usitée et complexe, insistante, qui résiste et qui nous est précieuse.

Nous demandons à nos collègues d'écrire, de façon vive et précise, comment ils s'en saisissent, quels usages ils en ont aujourd'hui. 

En finir avec l’enfant comme objet a libéré [1]

Eric Laurent le rappelait : « c’est à partir de l’enfant que se distribue la famille » contemporaine – mais de l’enfant comme « objet a libéré »[2]. Au-delà de l’idéal qu’il représente, l’enfant arrive dans le monde en place d’objet produit par le couple, pris dès sa naissance dans la jouissance de ses parents. C’est ce que Lacan a proposé de noter : objet a. L’enjeu pour l’enfant sera de passer d’une position d’objet à une position de sujet. Cela suppose d’avoir pris position.

La langue traduit cela : le bébé est d’abord objet d’amour, objet de soins. Si la mère peut exister comme femme, si elle désire ailleurs, cet « objet-enfant » divise la mère (il la divise entre mère et femme). Cette faille dans la mère est énigmatique, mais ouvre aussi un espace où il va pouvoir se loger comme sujet, s’éloigner de sa position d’objet et « modeler » son désir. Lorsque cet espace s’obture, l’enfant se trouve sans médiation, enfermé dans un rapport duel. Il devient objet de jouissance de la famille, pas seulement de la mère, mais de la famille et, au-delà, de la civilisation, note Éric Laurent.

Proposer à l’enfant de se réduire à l’objet dissout sa particularité. Il est invité à s’identifier à « ce petit bout » de « plus-value »[3] autour duquel vont s’organiser la famille et au-delà, l’école, le pays…[4]. Jacques-Alain Miller a donné à l’Institut de l’enfant plusieurs textes sensationnels à ce sujet[5].

Dans la clinique, il s’agit surtout de cerner la réponse de l’enfant : comment il se voue à incarner dans le réel l’enfant idéal de la mère, à lui servir de fétiche, ou à venir saturer son manque – ou bien s’il va inventer une réponse pour accéder au Je afin de compter pour Un séparé de l’Autre. Il peut trouver recours dans la médiation paternelle ou dans un symptôme qui se mettra en travers du collage mère-enfant, semant la zizanie, désorganisant la famille ou l’école : à partir d’un savoir inconscient, le symptôme de l’enfant se fait alors réponse du réel.

Dans tous les cas, « l’enjeu » c’est le « Je »[6]. C’est en cela que Lacan parle de « drame familial »[7]. En témoigne Kevin[8] : sous couvert du test de QI l’ayant déclaré « surdoué », signifiant auquel il s’est identifié, Kevin est devenu « l’objet transitionnel »[9] dont se complète le couple parental. Soumis à un programme d’activités contraignant, il n’a aucun espace de parole. Qu’il souffre d’hallucinations et dorme toujours dans le lit de ses parents à sept ans ne compte pas. L’enjeu du traitement a été de faire advenir la parole de Kevin malgré des séances faites en présence de ses parents, tant ces derniers se sentaient persécutés par la moindre séparation. Avec Kevin, je n’ai pu « en finir avec l’objet a »[10], mais faute de pouvoir le recevoir seul j’ai parié sur la coupure et son pouvoir d’introduire un peu de séparation là où le Un régnait.

Pour Capucine, « en finir avec l’objet a » a consisté à interroger son désir. Lorsqu’elle consulte à quinze ans, cette jeune fille hystérique se présente comme lisse, sage, tirée à quatre épingles. Elle se fait depuis l’enfance, tout comme son frère, docile à un père ayant mis ses enfants en place d’objets de son fantasme d’éducateur. C’est « une mission » et il a cessé de travailler pour que ses enfants réussissent à l’école. Lorsque le frère part faire ses études à l’étranger, Capucine vit un laisser-tomber qui la convoque comme sujet. Elle est en classe de Terminale, l’heure des choix d’orientation et le départ du frère ont ouvert une faille vertigineuse. Elle ne se reconnaît plus, crie en classe, fait des crises, rejette tout ce qu’elle aimait, copines comprises, et va jusqu’à arrêter le Conservatoire alors qu’elle se destine à une carrière. Son travail analytique la conduira à se laisser progressivement « ébouriffer » par une énonciation plus personnelle qui va la sortir du miroir, non sans quelques « drames familiaux », sa nouvelle indépendance suscitant cris et grincements de dents.

Ainsi, le « drame familial »[11] qui se noue à la croisée des chemins de l’enfant a la structure d’une métaphore. Lacan en parle comme d’« un éclair entre deux portes »[12] pour « montrer…ce qu’il en est »[13]. La famille a une « fonction métaphorique »[14] : c’est par une substitution qu’un enfant, identifié à l’objet plus-de-jouir, se fait objet dans le fantasme. Et c'est par une autre substitution qu’il va s’en extraire.

C’est toujours fugitivement, en un éclair, que le sujet subjective par quel renoncement il s’est fait ainsi objet condensateur de jouissance. L’éthique de la psychanalyste commande de le reconduire à cette jouissance ignorée, ce qui suppose un désir particularisé, mais aussi la vivacité de l’éclair pour saisir ce moment. C’est pourquoi Freud disait que l’analyste, comme le lion, ne bondit qu’une fois[15].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 293. [2] Laurent É., « L’enfant, objet a libéré », La Lettre mensuelle, n°251, sept-oct 2006, p. 6-7. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, p. 29. [4] Laurent É., « L’enfant, objet a libéré », op. cit., p. 7. [5] Voir notamment Jacques-Alain Miller, « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, Collection de la Petite Girafe, Navarin Editeur, Diffusion Volumen, 2011, p. 13-20 et « Interpréter l’enfant », Intervention à la deuxième Journée de l’Institut de l’Enfant (IE), Issy-les-Moulineaux, samedi 23 mars 2013 sur le thème de la Journée de l’IE de 2015, tous deux disponibles en ligne (octobre 2014) à l’adresse : http://www.lacan-universite.fr/category/i-e/orientation/ [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 293. [7] Ibid. [8] Les prénoms ont été modifiés. [9] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 368. [10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 293. [11] Ibid. [12] Ibid. [13] Ibid. [14] Ibid. [15] Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, 1985, p. 234 : « Une fausse manœuvre est irréparable. Le proverbe, le lion ne bondit qu’une fois, a nécessairement raison. »

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