Regards

De quelle langue suis-je né ?

Bénédicte Jullien choisit deux mises en scène, l'une théâtrale, l'autre chorégraphique, dans lesquelles, à partir d'une histoire singulière, se dévoile la grande Histoire dans un contexte social et politique.

Peter Handke revisite son histoire mise en scène par Alain Françon au Théâtre des Ateliers Berthier[1]

À travers le cheminement d’un homme dans les arcanes de son histoire singulière, c’est la grande histoire qui se dévoile. Avec Toujours la tempête, au titre shakespearien, Peter Handke revient dans la région où il est né, sur les traces de la famille dont il est issu, et au cours de cette période qui a précédé sa naissance – la deuxième Guerre mondiale –, dans les montagnes de Carinthie au sud de l’Autriche, où l’on parlait slovène.

De quel désir suis-je né ? P. Handke étend cette question au-delà du couple de ses parents et nous plonge au cœur de la famille de sa mère : les relations qui unissent ses membres, le langage qui y circule, leurs origines paysannes, leurs différents destins. Mais il raconte aussi le contexte politique dans lequel un pays en annexe un autre et lui impose de renoncer à sa langue pour en parler une autre. Quelle que soit la perspective, P. Handke nous fait entendre qu’il y est toujours question de langue. Dans quelle langue suis-je parlé ? Quelle langue devrais-je choisir ? Quelles traces laissent ces langues sur ce qui m’oriente dans le monde, sur mon rapport à l’autre, sur ce que je suis et ce que je deviens ?

La mise en scène toujours subtile d’Alain Françon et l’excellente incarnation des comédiens font honneur à la pièce de P. Handke. Le décor sobre, au sol accidenté et légèrement incliné suggère les aspérités de la vie à la montagne. Dans un jeu d’ombre et de lumière qui évoque la dimension onirique du souvenir, il nous plonge dans le paysage mental du héros, nommé par l’auteur « Moi ». Les personnages apparaissent et se racontent au fur et à mesure qu’il reconstruit son histoire. Il y a toujours quelque chose de remanié, voire de réinventé, dans le récit mémoriel. C’est là où va résider la puissance de cette pièce que la mise en scène révèle magnifiquement : le personnage va pouvoir tirer un savoir de ce qu’il reconstruit et énonce. En cherchant à faire la lumière sur ce qui l’a précédé, afin de donner un sens à sa venue au monde, le héros éclaire aussi la part sombre qui anime les protagonistes et la dimension insensée de l’existence. Toujours la tempête !

Gregory Maqoma danse son histoire au Théâtre des Abbesses[2]

De son côté, Gregory Maqoma, chorégraphe sud-africain, part sur les traces de son histoire par le mouvement, et plus précisément sur les traces d’un ancêtre, Jongumsobomvu Maqoma, chef tribal du XIXe siècle, héros de la lutte anti-coloniale. Ce retour au passé se révèle, également dans ce spectacle, du registre de la construction. Images prélevées, récits fragmentaires, restes de mémoire déformée, rituels oubliés, échos de voix et objets abandonnés forment un portrait kaléidoscopique de cet ancêtre devenu personnage. La transmission que cherche à retrouver G. Maqoma n’est ni univoque ni linéaire, elle est inconsciente autant pour celui qui transmet que pour celui qui reçoit. Elle est faite de bric et de broc, s’agence, se transforme, s’interprète, se réinvente.

Accompagné, transcendé par un quartet de voix exceptionnelles et une guitare classique virtuose, G. Maqoma compose une danse riche de toutes ces pièces détachées où fluidité alterne avec saccade, souplesse se mélange avec transe, délicatesse s’affronte avec violence. Ces figures de son illustre ancêtre sont aussi bien les siennes puisqu’elles sont le fruit de la créativité de son auteur. La lettre du sujet se déplace d’un signifiant à l’autre, prend la sortie (exit) pour exister (exist). À la sortie des ancêtres se découvre l’artiste.

[1] Toujours la tempête, de Peter Handke, mise en scène d’Alain Françon, Théâtre des Ateliers Berthier, Paris, du 4 mars au 2 avril 2015. [2] Exit/Exist, chorégraphie de Gregory Maqoma, Théâtre des Abbesses, Paris, du17 au 21 mars 2015.

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Le corps réel dans l’art contemporain : la création de l’artiste Marina Abramović

Nous sommes en route vers le Congrès de l’AMP à Rio l’an prochain.

Nous avons le plaisir de vous faire lire ici un beau texte de Ruzanna Hakobyan, membre de la NLS, sur l’artiste Marina Abramović. Déjà, dans Lacan Quotidien n° 409, du 14 juin 2014, Éric Laurent avait attiré notre attention sur une intervention de R. Hakobyan à propos de cette artiste. Il nous autorise à reprendre ses propos parus dans la rubrique « Lu ce jour » : « L’artiste performer, Marina Abramović, très célèbre aux USA et au Canada, dont Ruzanna Hakobyan a parlé au Congrès d’Athènes de la NLS, en 2013, a un grand projet : introduire, un par un, des sujets à la pure présence ».

Suivait un extrait de Prospect, de Hephzibah Anderson : « Bien que les journalistes ne demandent plus à Abramović ce qui fait que son travail est de l’art, elle-même s’est posé cette question en réalisant son Passion project, comme le disent les Américains, le Marina Abramović Institute (MAI), centre destiné au développement de la dénommée Méthode Abramović, condensé de tout ce qu’elle a appris sur la conscience dans ses voyages, en passant son temps avec des Aborigènes, des mystiques soufis, des moines bouddhistes, et, plus récemment, une femme Chamane au Brésil. Une fois dans ce lieu, les visiteurs doivent signer un contrat, en s’engageant à rester six heures, en rangeant leurs affaires et leurs téléphones portables en particulier, et à enfiler leurs blouses blanches. Ils deviendront davantage disposés à expérimenter l’art ou à en faire, en passant une heure à boire un verre d’eau ou à compter une demi-douzaine de grains de riz. « Nous ne pouvons pas changer le monde si vous ne changez rien à votre conscience », dit-elle.

Dans Prospect n° 219, H. Anderson, juin 2014, Blood and bones, « L’artiste performer Marina Abramović s’est laissée mourir de faim et s’est tailladé la peau pour l’art. Peut-elle survivre à la célébrité ? »

abramovic 2

« Les œuvres des grands artistes aujourd’hui ne sont pas sublimes, elle sont symptômes. »[1]

Marina Abramović, appelée « grand-mère de l’Art performance », utilise comme objet de son art son propre corps. L’idée de sa création est l’exploration des frontières de son corps. Ce corps réel, immédiat, non symbolisé, apparaît dans toutes ses œuvres.

Par exemple, dans Freeing the Body, elle danse nue, la tête couverte d’un foulard pendant huit heures jusqu’à tomber d’épuisement. Pour Freeing the Memory, elle dit des mots qui lui viennent à l’esprit pendant quatre-vingt-dix minutes jusqu’à ne plus en trouver. Selon elle, c’est une expérience angoissante. Chaque fois qu’elle prononce un mot, elle est confrontée à un vide. Un mot ne renvoie pas à un autre. Si on ne lit pas l’explication qui accompagne la performance, sa création reste comme un objet réel, hors-sens.

Entre la vie et l’art 

La biographie d’Abramović montre que l’effraction de la jouissance dans le corps réel se manifeste depuis l’enfance.

À l’absence de la mère qui n’investit pas son enfant en tant qu’objet phallique, elle réagit par des maladies organiques qui interrogent, chez elle, une propension aux phénomènes psychosomatiques, que l’on constate à maintes reprises, chaque fois que le sujet a été confronté à une situation face à laquelle il ne pouvait répondre subjectivement. Ainsi, à la naissance de son frère, Abramović manifeste-t-elle des symptômes qualifiés alors « d’hémophilie ». Elle réagit à cette maladie hors-sens par une construction délirante : « C’était une forme de jalousie envers mon frère. »[2] Plus tard, elle dira que le diagnostic de l’hémophilie n’a pas été confirmé et que cette hémophilie a disparu après les premières règles. À l’adolescence, d’autres manifestations somatiques surviendront : des douleurs insupportables au moment des règles et des migraines.

Pour mettre fin à la jouissance réelle, Abramović se sert de l’art comme solution, trait emprunté à sa mère, responsable du développement de l’art moderne à Belgrade.

Dans ses premiers tableaux, elle dessine des accidents de voitures. Le réel qu’elle trouve dans les accidents, dans les corps blessés, morcelés, la fascine. Elle essaye de le traduire dans ses tableaux, mais les tableaux échouent à refléter ce réel. « Il y a quelque chose qui s’échappe.»[3] Le tableau est une représentation symbolique et cela ne l’intéresse pas.

La seule création possible pour Abramović devient la performance et la re-performance. Quarante ans plus tard, au MoMA, dans l’installation The Artiste is present, elle essaye de capter l’instant présent. Dans cette performance qui dure onze semaines, Abramović est assise sur une chaise dans un silence complet, immobile, invitant les visiteurs à s’asseoir l’un après l’autre en face d’elle et à la regarder dans les yeux. Elle soutient le regard de son vis-à-vis aussi longtemps que ce dernier reste assis face à elle.

Devant l’impossibilité d’une historisation et d’une symbolisation, sa force de créer des performances qui reflètent le présent est la façon qu'elle a trouvée pour donner un sens à son être, pour tenter « d’attraper le temps présent »[4].

Sa création est aussi une tentative de séparation d’avec sa mère. Au début de sa carrière artistique, sa création est soumise à la logique spéculaire « soit moi, soit l’Autre ». Abramović met systématiquement sa vie en danger, testant les limites du corps sous la forme des limites de la vie. En 1971, elle voulait réaliser une performance, Roulette Russe, dans laquelle elle serait vêtue selon les goûts de sa mère. Elle tirerait à balles réelles et si elle était sauvée, elle pourrait enfin faire ce qu’elle voudrait. « Quand j’étais en Yougoslavie je réalisais des performances qui incluaient vraiment la possibilité de la mort. »[5]

Les nominations 

Être une artiste fonctionne pour Abramović comme une nomination, un sinthome qui lui permet de dépasser l’autodestruction. Cette nomination en tant qu’artiste se réalise en trois temps.

Ulay : dans un premier temps, c’est à travers la rencontre avec Ulay, un autre artiste performant né le même jour qu’Abramović. Il s’agit d'une rencontre avec son double, où l’autre est situé dans l’axe imaginaire a-a’. Cette identification imaginaire lui permet de se nommer pour la première fois comme artiste. Elle peut sortir de la place d’où elle se trouvait en confrontation directe avec l’Autre, confrontation où la mort apparaissait comme seule solution.

Les performances de cette période sont une espèce de dédoublement de la même image. Par exemple, dans Relation in Time, elle reste assise dos à dos avec son compagnon, tous deux immobiles, dans la même posture pendant seize heures, avec leurs cheveux attachés ensemble. Cet appareillage par branchement sur le corps d’un double lui permet une régulation du vivant, une régulation de la jouissance, qui donc s’apaise et envahit moins le corps.

MoMA : dans un second temps, la nomination vient de l’Autre. D’abord l’Autre comme public, puis comme MoMA. En 2010, le MoMA organise une rétrospective de sa création de quatre décennies sous le titre The artist is present. Le MoMA la nomme comme The artist et reconnaît son œuvre comme de l’art. Le MoMA prend la place de la mère : « The mama was a kind of MoMA. »[6]

Ainsi, la nomination The artist, et non An artist, est à situer dans la même logique que lorsque Lacan parle du cas de Joyce dans Portrait of The artist as a Young man. C’est une nomination sinthomatique où elle essaye de « savoir faire » comme artiste.

MAI : comme conséquence de cette exposition, Abramović monte un nouveau projet MAI Marina Abramović Institute, un espace où il est possible de faire des performances en continu et d’organiser des séminaires.

Aujourd’hui, elle collecte de l’argent avec l’aide de célébrités pour réaliser son projet. C’est un work in progress que l’on peut considérer comme le troisième temps de la nomination. Si jusque-là sa création était une suppléance liée au corps réel, avec MAI il semble qu’Abramović soit en train de construire un corps institutionnel, hors de son propre corps. À la différence de The artist, MAI est un nom qui n’a pas besoin d’être répété et réactualisé constamment. C’est un signifiant qui reste du côté de la métaphore.

On suppose que MAI fonctionne à la fois comme un nouage sinthomatique, réussi et toujours in progress, et à la fois comme un point de capiton efficace qui arrête enfin quelque chose d’un glissement infini du rond de l’imaginaire l’obligeant à se refaire sans cesse un corps.

*Ruzanna Hakobyan est membre de la NLS, elle vit et travaille à Montréal. [1] Laurent É., cité par G. Wajcman., présentation des « Conversations sur tout ce qui tombe », Lacan Quotidien, no 245, Paris, Navarin, 24 octobre 2012. [2] Westcott J., When Marina Abramović Dies: A Biography, Cambridge MA, The MIT Press, 2010, p.16. [3] Westcott J., When Marina Abramović Dies : A Biography, op. cit., p. 33. [4] Abramović M., « Documenting performance », http://www.youtube.com/watch?v=6Rp_av9kLPM [5] Biesenbach K., Marina Abramović. The Artist Is Present, New York, The Museum of Modern Art, 2010, p. 31. [6] Hakobyan R., « La solution par l’art moderne : la création de M. Abramović », Mental, n° 30, 2013, p. 104. Ce texte fut présenté au congrès de la NLS, Athènes en 2013, « Le sujet psychotique à l’époque geek », lors de la séquence « Des solitudes possibles », animée par J.-A. Miller. Enregistrer

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Sabine Meier, « Portrait of a man » : l’obscurité d’un corps

Le trou de l’étoffe

Sabine Meier expose au MuMa de la ville du Havre, jusqu’au 8 mars 2015, son travail photographique Raskolnikov, Portrait of a man.

La photographe y met en scène, dans des lieux improbables de New-York et du Havre, Raskolnikov, le héros dostoïevskien de Crime et châtiment. Elle fait le portrait d’un homme dont les mouvements « intérieurs » incessants sont ceux de tous les personnages de Dostoïevski. « Ce sont, chez lui, on s’en souvient, les mêmes bons furtifs, les mêmes passes savantes, les mêmes feintes, les mêmes fausses ruptures, les mêmes tentatives de rapprochements, les mêmes extraordinaires pressentiments, les mêmes provocations, le même jeu subtil, mystérieux […] »[1]. Le Raskolnikov de S. Meier est taillé dans cette « même étoffe »[2] symptomatique tumultueuse dont toutes les variantes convergent vers ce que Dostoïevski appelait « cet éternel fond » d’où il disait tirer « la matière » de chacun de ses ouvrages. Ce centre de gravité, « qui court dessous pour sourdre en dehors »[3], est le sujet véritable de chacune des photos de S Meier.

Que ce soit l’hélice vertigineuse de L’escalier qui tourne au-dessus du vide que Raskolnikov gravit, la perspective infinie d’un large couloir du métro désert de 57th Street où Raskolnikov se tient impassible sous les lumières froides des néons, l’immensité d’un hangar abandonné et jonché d’objets industriels désaffectés où la mince silhouette sombre de Raskolnikov se perd dans Le point de fuite, c’est toujours l’image ordonnée des choses et du corps qui est mise sens dessus dessous, faisant apparaître une étrangeté nouvelle. Pour rendre ce « quelque chose [qui] échappe à notre entendement »[4] au cœur de ses photos, S. Meier photographie le corps de son modèle-Raskolnikov dans « un mélange indéniable de mélancolie, de fascination et de désir »[5]. Il s’agit pour elle de photographier l’opacité d’un corps pour y saisir la présence énigmatique d’un objet perdu qui cause son désir. Son désir de mettre en image ce qui précisément échappe radicalement à l’image a, comme nous l’enseigne Jacques Lacan, sa « raison dans le réel »[6].

Le Grand Ailleurs

C’est dans le lieu de l’enfance perdue et rêvée, dans ce lieu de la perte et de la mélancolie, dans ce « réservoir dans lequel nous puisons notre vie entière, précisément parce que nous ne l’avons pas anticipé, que nous n’en avons aucune conscience, que tout s’est déposé au fur et à mesure du présent accumulé, des jeux, des émotions, des images et des messages que nous recevions du monde, et du temps qui était d’une tout autre nature que celui des horloges, à savoir celui de l’ennui et de la frénésie, sans même que nous le sachions »[7], que S. Meier situe le lieu-même de la photographie. À chaque photo prise, à chaque déclic d’ouverture et de fermeture de l’appareil, S. Meier sait que « quelque chose se passe là, dans cet autre lieu, si proche et si lointain ». Ce quelque chose, elle le nomme son « regard désirant »[8] et elle charge le corps de son modèle de l’incarner. Ce corps autre, en présence, lui renvoie son propre portrait sous une forme inversée, mouvante, émouvante, toujours recommencée.

« C’est bien nous que ce visage regarde ; […] ce qui est au-dedans de moi, et que je vois à présent hors de moi, face à quoi je me tiens, l’image de cette traversée, est sans frontière, sans limite, plus large que la terre, parce que sa forme ne cesse de se mouvoir, de s’ouvrir, de se métamorphoser, de se reconfigurer d’une manière que j’ignore à l’avance. […] Il me faut accepter de ne pas savoir ni où ni qui je suis »[9].

Raskolnikov, Portrait of a man n’est pas le portrait d’un personnage de Dostoïevski, ni même le portrait d’une personne, fût-elle S. Meier, mais le portrait de la présence, ici et maintenant, du sujet de l’inconscient.

Et pour effectuer cette saisie « d’un lieu mental [qui] ne cesse de changer de forme »[10], S. Meier construit un dispositif à trois présences conjointes : celle du photographe, celle du corps du modèle et celle de l’appareil argentique. Dans chacune de ses photos, S. Meier n’est pas visible et pourtant elle y est, de toujours ; le corps du modèle, qu’il regarde ou non l’objectif, sait la présence de la photographe et l’image photographique est la trace ex-time de cette relation entre le modèle et son photographe hors-champ. Quant à l’appareil argentique que S. Meier dit préférer au numérique, il produit toujours une empreinte photographique manquante qui déçoit le regard. « Ce que je vois n’est pas ce que je voulais voir […] Ce que j’ai obtenu est autre chose. Ça grince et ça dérape et ça me dérange. La réalité de l’autre est problématique, et je ne peux – ni ne veux – y échapper. Il me faut aller voir, encore et encore. Ça ne cessera jamais d’être à côté »[11].

Par son travail photographique, Raskolnikov, Portrait of a man, S. Meier réintroduit, dans la volonté obscène de tout voir de notre modernité ce « secret de l’image telle que Lacan dans son analyse de la pulsion scopique le découvre, le secret du champ visuel, c’est la castration »[12], cause du désir.

[1] Sarraute N., L’ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 35. [2] Gide A., Dostoïevski, 1923, Paris, Gallimard, 1981, p. 145. [3] Lacas M. texte, Meier S. photos, Rodion Romanovitch Raskolnikov, Portait of a man, Paris, Éd. Loco, 2014, catalogue de l’exposition, p. 40. [4] Meier S., ibid., p. 68. [5] Ibid. [6] Lacan J., « La troisième », Congrès de Rome, 1/11/1974, texte établi par J.-A. Miller, La Cause freudienne, n°79, Paris, Navarin, 2011, p. 22. [7] Meier S., Rodion Romanovitch Raskolnikov, Portait of a man, projection vidéo de l’exposition au MuMa du Havre, déc.-mars 2014. [8] Ibid. [9] Ibid. [10] Meier S., « Le portrait photographique », Conférence de S. Meier non éditée et fournie par l’artiste. [11] Ibid. [12] Miller J.-A. « Le secret du champ visuel », La petite girafe, mai 1996, n° 5, p. 24.

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E=MC215. Dialogues entre sciences et art*

Mariana Alba de Luna nous introduit à la découverte du travail de l’artiste de street art, Christian Guémy, qui met notamment en tension des portraits de scientifiques et, pour chacun, un objet appartenant à son domaine de recherche et par là interroge le lien entre création scientifique et création artistique.

Christian Guémy, alias C215, est un artiste graffeur pochoiriste français, reconnu dans le monde du street art. Cette exposition a ceci de singulier que ce n’est pas sur les murs des villes qu’il s’est employé cette fois à laisser une trace, mais sur des objets scientifiques issus des laboratoires de recherche que le CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique, créé par Charles de Gaulle après la deuxième guerre mondiale) a confiés à l’artiste. Le résultat : trente-cinq étonnants portraits de chercheurs célèbres dans le champ de la science, et même de personnages de la science-fiction, qui nous intriguent par leurs formidables coloris, mais surtout par l’idée extraordinaire d’avoir été réalisés à partir d’objets rebuts. Les objets de l’homme de science sont détournés pour y fixer son visage, devenant ainsi des œuvres d’art poétiques, drôles, émouvantes, propices à raconter des histoires, auparavant si secrètes. Ces œuvres paraissent dénoncer à quel point l’homme reste rivé à l’objet et comment il arrive parfois à la science de se rapprocher dangereusement de la fiction.

Sur un tube détecteur de traces de particules, le portrait de Georges Charpak, prix Nobel de physique décédé en 2010. Sur une boîte, le célèbre chat de l’expérience de pensée du paradoxe d’Erwin Schrôdinger (1935), qui d’ailleurs ainsi représenté interroge : est-il mort ou vivant ? Sur un tube à essai de « résistance à l’écrasement », Isaac Newton qui se demandait à l’origine pourquoi la lune ne tombe pas. Sur un acte notarié datant de 1633, date de la mort de Galilée, son portrait et la légende autour de son procès intenté par l’Inquisition pour avoir affirmé que la terre tourne autour du soleil : après avoir été obligé d’abjurer à genoux, il aurait murmuré en se relevant « et pourtant, elle tourne ». Sur une vieille boîte de film, Jean Cocteau dit, au sujet du film qu’en 1960 le CEA lui demande : « À l’aube d’un monde, la science confie à un poète l’honneur d’être votre guide. »

Einstein, Pierre et Marie Curie, Jean-Baptiste Charcot, Jacques Monod, Frédéric Jolliot, et tant d’autres, mais aussi Luke Skywalker, Yoda ou même le chanteur David Bowie sur le miroir d’un télescope, y sont représentés avec leur objet qui nous livre une partie du secret qui les a fait naître. Deux processus de création, celui de l’artiste et celui du scientifique, entrent ainsi dans un dialogue que le XXIe siècle ne cesse plus d’avoir, mais dont le poète semble avoir disparu.

C215 met de la poésie et de l’émotion au cœur du désincarné, du déchiré, du fracturé, du laissé-pour-compte. Dans une interview accordée à Libération en 2013, il dit : « La ville préexiste à mon travail. Il ne fait que s’ajouter, il la complète. C’est un art de l’altération, en perpétuelle évolution. » L’énigmatique C215 dit avoir commencé son street art après avoir vécu une séparation douloureuse avec la mère de sa fille. Pour ne pas se faire oublier de sa fille Nina, il a voulu lui laisser une « trace » de sa présence en réalisant des portraits artistiques d’elle sur les murs des rues qu’elle empruntait tous les jours pour aller à l'école. Il voulait lui délivrer un message. La rue devient alors pour lui une galerie à ciel ouvert qu’il n’arrêtera plus d’explorer. Au sujet de l’origine de son nom d’artiste, sa signature enfermée artistiquement dans un cube, il ne dit rien, ou presque rien : « C215 est une anecdote de ma vie, une pièce ; ça représente un truc froid, mécanique, une référence dans ma vie. »

« Les portraits fragmentés si singuliers de C215 viennent d’un état émotionnel torturé, un sentiment psychologique personnel brisé, que l’artiste insuffle dans la majorité de ses pochoirs, tous méticuleusement découpés à la main. Si ses œuvres gratuites et périssables sont le souvenir inaltérable pour chacun de sa personnalité parfois disloquée, de ses propres blessures, elles sont aussi le reflet d’une conscience collective, la même qui scande l’importance de l’Humanité dans la société actuelle. Les murs ne sont que le support de cet “art moyen” qui est l’Art de la rue, et non l’art de rue, comme C215 aime à le rappeler. », selon le photojournaliste Etienne Gallais.

Mariana

*Exposition. Jusqu’au 19 avril au Musée des Arts et Métiers, 60, rue Réaumur, 75003 Paris. http://urbanart-paris.fr/2013/04/sur-les-traces-de-c215-le-roi-du-scalpel/ http://www.cea.fr/le-cea/e-mc215.-dialogues-entre-sciences-et-art-151742 http://urbanart-paris.fr//wp-content/uploads/2013/04/IMG_3870-1.jpeg Enregistrer

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Snow Therapy : un vrai moment de crise

Une famille suédoise fortunée – un couple sur la trentaine finissante et leurs deux jeunes enfants, une station de ski huppée. Du happening en vue ! Mais surtout du rapport sexuel, de l’harmonie, de la complétude. Les images sont magnifiques et la montagne, malgré les inquiétantes avalanches qu’elle déclenche, est belle comme le chantait Jean Ferrat en 2009. Oui, ça pourrait tourner rond. Mais attention ! Le rideau se déchire et c’est la crise. Dans sa subtile analyse du film Snow Therapy de Ruben Ŏstlund, Deborah Guterman-Jacquet nous emmène à Genève, au Congrès de la NLS, « Moments de Crise », en explorant avec ce film comment, à partir d’un père, une réinvention de la famille peut naître de la crise.

Une famille suédoise fortunée – un couple sur la trentaine finissante et leurs deux jeunes enfants – passent une semaine de vacances dans une station de ski huppée. Il s’agit pour eux de refaire famille, de prendre un bol d’air commun avant que le travail, le stress et les affaires viennent à nouveau la désunir.

La famille y apparaît comme unité de jouissance recouverte de fiction : les parents et les enfants arborant un mode de jouir commun qui leur permet de faire corps. Les quatre à skier, à faire la sieste tous de bleu vêtus dans leur chambre de luxe, illustrent quelque chose de cette corporéité du clan. L’homme et la femme se brossent les dents à l’unisson. Se nettoient, se briquent, se crèment, pour se préserver de concert des ravages du temps. Ils parlent peu et regardent leur progéniture comme l’assurance de ce que la famille existe. Le couple qui la fonde se fond derrière elle pour ne pas penser qu’il n’est plus.

La fiction familiale, qui a déjà du plomb dans l’aile, se déchire brutalement au début du film dans un moment de crise : la famille déjeune dans un restaurant d’altitude. Une avalanche les surprend. Tout le monde s’affole, sauf le père de famille qui sort son Iphone, sûr de lui, pour filmer l’événement qu’il pense sous contrôle. Soudain, en une fraction de seconde, il devient clair que la neige va recouvrir le restaurant et que rien n’est sous contrôle. Alors le père de famille prend la fuite, seul, pensant cependant à prendre dans la déroute, ses gants de ski et son Iphone. La peau de ses gosses et de sa femme ne vaut pas cher. À vrai dire, elle vaut moins cher qu’un téléphone portable, le message qu’il fait passer est clair. Les orphelins restent seuls avec leur mère cachés sous la table. Au bout de quelques minutes, le nuage de neige pulvérisée s’estompe. Mais ces quelques minutes ont suffi pour pulvériser la famille. Il y a là quelque chose d’aussi pourri que dans le royaume du Danemark. Le luxe de l’hôtel, de la station, l’argent, le drone que le père vient d’acquérir pour amuser la galerie : rien ne peut plus recouvrir la tache qui est là, s’étale, au point qu’on ne voit plus qu’elle.

La suite du film est implacable et pose la question de la survie de la famille : sa fiction est-elle assez forte pour encaisser le choc ou trouvera-t-elle suffisamment de ressorts pour en créer une autre à même de recouvrir la pourriture ? Pour que la « vision commune » que l’épouse appelle de ses vœux puisse renaître, et la figure du père, avec elle ? Le père tel que Lacan le décrivait dans « les complexes familiaux » apparaît là dans le moment de crise, tel qu’il peut servir à déterminer le glissement vers la pathologie. Ainsi Lacan notait-il à propos de la « grande névrose contemporaine » : « notre expérience nous porte à en désigner la détermination principale dans la personnalité du père, toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche »[1]. D’une certaine manière, la femme blessée qui gît derrière la mère consent à faire avec les limites de celui qu’elle a choisi, mais pour peu que celui-ci puisse donner le gage qu’il est prêt à tout remiser et cette fois, s’il abandonne l’épouse (sous les espèces de la mère) et les enfants, c’est pour une femme. Pour elle comme femme. Encore que la manière dont le réalisateur procède pour en faire témoignage ne soit pas dénuée d’ironie, il y a là quelque chose qui naît de la crise : une réinvention de la famille à partir d’un père, qui, comme Lacan le définit dans le séminaire RSI, fait d’une femme la cause de son désir. Lacan y disait qu’« un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme objet a qui cause son désir »[2]. Le réalisateur illustre subtilement ce point pivot où celui qui a tout perdu dans sa lâcheté ordinaire récupère de quoi faire le héros en risquant de perdre encore ses enfants, mais cette fois, pour sa femme.

Sans jamais se dépourvoir d’un certain cynisme dans le ton, le réalisateur suédois Ruben Ŏstlund, traite, au-delà de la question de la famille, celle de l’honneur masculin, de la dévaluation du lien de chair et de sang à l’heure de la « montée au zénith de l’objet » : la jouissance solitaire qu’il procure entre en collision avec celle que célèbre la famille. Elle lui nuit, l’écrase un peu, mais sans toutefois en parvenir à bout. La famille ne crève pas avec la crise, elle se renforce. C’est bien ce que montre en définitive le film, avec un plan magistral, au ralenti, de nos quatre rescapés sortant de l’hôtel, à l’issue de leur séjour, avec leurs valises à roulettes. Le visage émacié, le regard fixe derrière leurs lunettes de soleil fashion, ce n’est plus Snow Therapy, mais Matrix. Le monde leur appartient.

[1] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2002, p. 61. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n° 3, Paris, Lyse, p. 107.

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Imitation Game*

Ce très beau film qui relate la vie d’Alan Turing a provoqué des commentaires élogieux de la part d’amateurs de films hollywoodiens mais plus réservés de la part de connaisseurs de la vie du grand mathématicien. Son œuvre importante est restée dans l’oubli quand son rôle décisif pour le décryptage des messages codés par la machine allemande Enigma durant la seconde guerre mondiale est sorti cinquante ans plus tard du secret dans lequel les services de Sa Majesté l’avaient maintenu.

La machine allemande défiait les possibilités de déchiffrage connues à l’époque, renfermant des milliards de milliards de possibilités, et donc nécessitant presque autant d’années avec des milliers d’opérateurs pour casser les messages d’une journée, sachant que ceux du lendemain se baseraient sur de nouvelles données de départ, annihilant le travail de la veille. Dans son célèbre article de 1936, Turing avait imaginé une machine universelle qui calculerait beaucoup plus vite qu’un être humain. Dans le contexte de la guerre et du défi posé par Enigma, Turing s’engage à fabriquer la machine qu’il a jusqu’alors conçue de façon abstraite : l’intelligence artificielle et le premier ordinateur allaient naître.

Le film a le mérite de montrer que la réalisation d’un tel projet s’est faite au sein d’une équipe constituée des meilleurs cryptanalystes, linguistes, mathématiciens et joueurs d’échecs, dont le point commun était l’amour du jeu, des mots croisés et des codes. Il mêle fiction et faits historiques. On trouve sur internet de nombreux articles d’humeur critiquant les libertés que se sont permis les scénaristes, notamment sur le lien romancé du héros avec son ami de lycée Christofer Morcon, ou la relation sentimentale avec Joan Clarke. Les membres de son équipe ne seraient pas tous authentiques. Cinq hommes et une femme, tous très jeunes et excellents en mathématiques. Alors que Turing demeure solitaire au sein de son équipe, le scénario imagine le rôle de médiation qu’aurait joué Joan Clarke, la seule femme du groupe, avec laquelle il se fiance durant six mois (ce qui est exact), pour rompre finalement en lui avouant son homosexualité. Cet amour purement intellectuel est finement mis en scène, alors que l’homosexualité du mathématicien, dans une Angleterre où elle était illégale, était passible de poursuites.

L’histoire est séquencée sur trois périodes dont les chapitres s’enchevêtrent : l’enfance dans un pensionnat où Turing est solitaire et chahuté par ses camarades jusqu’à ce que l’un d’eux, Christofer Morcon, devienne son ami et protecteur. Atteint de tuberculose, celui-ci meurt, laissant Turing à son destin de logicien génial. On sait qu’il résolut le problème de Hilbert sur la décidabilité en le transformant par le concept de calculabilité intrinsèquement lié à l’existence des « machines de Turing ».

La période qui ouvre le film est celle où, en 1951, il est interrogé sur sa vie par un inspecteur fasciné qui ne pourra lui éviter une condamnation à une peine de prison qu’il peut remplacer par un traitement hormonal, une castration chimique censée le guérir de son homosexualité, solution qu’il choisit et qui le conduit deux ans plus tard au suicide. La période la plus importante sans doute est celle des années de guerre où il impose l’idée que seule une machine pourra casser une machine, obtient le financement pour sa construction grâce à l’intervention de Churchill et où, dans une improvisation au jour le jour qui constitue un thriller sur fond de mathématiques et de logique, le codage d’Enigma finit enfin par être cassé. Ce succès, d’après les historiens, aurait abrégé de deux ans la guerre et sauvé des millions de vies humaines.

Le titre Imitation Game pose aussi la question amenée par le test de Turing, à savoir jusqu’à quel point un ordinateur peut imiter un humain, car Turing ne vise pas seulement à construire une machine qui remplace, en le dépassant, l’esprit humain mais il se demande ce qu’est un être humain, si face à une machine (qu’on ne voit pas, mais avec laquelle on pourrait converser), un humain pourrait détecter s’il a affaire à un humain ou à une machine. Récemment, un ordinateur a réussi le test, la majorité des personnes ayant échangé avec lui l’ont pris pour l’enfant de treize ans qu’il prétendait être. Turing, face à l’inspecteur qui l’interroge, lui pose la question : « Suis-je un humain, ou une machine ? » L’autre ne peut répondre et Turing, implacable, lui rétorque qu’il ne lui sert donc à rien !

Le thème du secret court tout au long du film, comme si traduire un message codé pourrait permettre à Turing de déchiffrer ce que ressentent les autres, leurs émotions et sentiments qui lui paraissent étranges et représentent pour lui une énigme.

Ses répliques toujours parfaitement logiques sont sources de surprises qui décontenancent ses interlocuteurs, et mettent en joie les spectateurs.

*Film de Morten Tyldum, avec Benedict Cumberbatch (Alan Turing) et Keira Knightley (Joan Clarke), 2014.

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Le tombeau de Borges

Sur un chapitre du livre D’ici là de John Berger

Au moment où nous venons d’apprendre le thème des prochaines Journées de l’ECF : « Faire couple. Liaisons inconscientes » voici un texte qui nous parle de ce couple, aussi littéraire qu’intrigant, formé par Jorge Luis Borges et María Kodama, traversant la vie, et gravé dans la pierre pour un au-delà de la mort.

Thomas Bernhard, Jean Genet… Et après, qui d’autre ? Koltès, Corneille, Saul Bellow. J’ai du mal, si on me le demande, à choisir un ou deux auteurs préférés ou à tracer une liste des écrivains que j’admire. Mais quel plaisir à lire le théâtre de Sartre, ou à lire Bernhard quand il écrit sur Glenn Gould, ou Saul Bellow quand il décrit l’envers de la société américaine !

Incontestablement, aucun de ces auteurs – ni aucun autre d’ailleurs – ne m’aura fait faire un déplacement important pour visiter son tombeau. Aucun, sauf un. J’ai fait Paris – Genève – Paris pour visiter le tombeau de Jorge Luis Borges au cimetière de Plainpalais, également nommé cimetière des Rois, où il repose entre Calvin, Musil, Denis de Rougemont et Piaget, ainsi que d’autres personnalités, qui ont le droit d’être enterrées dans ce paisible jardin du centre-ville, pour avoir contribué à la renommée de Genève.

Pourquoi ce voyage ? Le problème avec Borges, c’est, qu’en plus de rejoindre le panthéon universel des écrivains avec un grand É, il est argentin. Il n’y a pas beaucoup d’Argentins qui ont su donner à leur œuvre un caractère universel, tout en gardant une inscription locale. Borges parle d’un Buenos Aires que des millions de porteños[1] sauront reconnaître, mais il parle aussi d’un Buenos Aires qui n’existe que dans sa littérature, où tous les autres lecteurs non-argentins se retrouveront aussi. Ont ce statut : Borges pour la littérature, Astor Piazzolla pour la musique et Guillermo Kuitca pour la peinture. La musique de Piazzolla est aussi bien tango que musique classique (c’est dans ce rayon qu’il est rangé chez les disquaires) ; la peinture de Kuitca est autant argentine que sans frontières. Donc de ces « compatriotes » qui ont une place dans l’histoire de l’Art, vous voulez connaître des détails biographiques, des détails personnels, des anecdotes, des ragots. Hors de question de visiter le tombeau de Molière ou celui d’Oscar Wilde. Celui de Borges, oui. Je voulais pouvoir dire : « J’y suis allé ».

Le livre de John Berger D’ici là[2] m’aura été d’une grande aide avant que j’entame les quatre cents kilomètres (409,67 km exactement) qui séparent Paris de Genève. Dans D’ici là, J. Berger, Anglais qui habite un village de Haute-Savoie et est admiré de Susan Sontag, évoque différentes villes qui lui tiennent à cœur, et associe à chacune un personnage cher à ses yeux. Lisbonne, Madrid, Cracovie, Islington. Genève est associée à Borges. Il décrit très joliment et cyniquement la ville, siège de l’ONU et de la Croix-Rouge, nous emmène en balade à moto sur une rive du Rhône, et nous narre la visite du tombeau de Borges en compagnie de sa fille. C’est très touchant, beau, paisible, honnête, sincère et affectueux. Mais surtout, J. Berger explique le texte incompréhensible gravé sur la pierre tombale du poète.

J. Berger dit que les quatre mots sur le devant de la stèle sont de l’anglo-saxon. Il est écrit And Ne Forhtedan Na, ce qui voudrait dire « Ne devrait pas avoir peur ». Les mots au dos sont du norrois Hann tekr sverthit Gram ok leggr i methal theira bert, et signifient « Il prend l’épée Gram et la dépose, nue, entre eux deux » ; la phrase serait tirée d’une saga nordique que María Kodama et Borges aimaient. En bas de la pierre on lit « de la part d’Ulrike pour Javier Otarola », Ulrike est le nom que Borges donnait à María Kodama, et Javier, celui qu’elle donnait à Borges. Il très intéressant de connaître le sens de ces mots, surtout, comme le texte de J. Berger l’explique, lorsqu’on sait que Borges et son épouse María Kodama avaient choisi Genève comme lieu final. Il est très intéressant, aussi, de comprendre cette trace dans la pierre comme la métaphore de la trace dans le corps ou dans le cœur. Au moment où nous venons d’apprendre le thème des prochaines journées de l’ECF cette histoire résonne.

Je me demande si bien que J. Berger ne fasse pas partie de ma liste, je ne devrais pas l’y inclure, en signe d’éternelle et élégante reconnaissance pour la découverte et la lecture de ce livre bienvenu.

[1] Habitant de la ville de Buenos Aires. [2] Berger J., Paris, Éditions de l’Olivier, 2005.

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Timbuktu : un film de résistance

J’avais vu le film Timbuktu, du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako, avant l’attaque à Charlie Hebdo du 7 janvier dernier : un film bouleversant sur les avatars d’une ville conquise et tyrannisée par les miliciens de la police islamique. Aujourd’hui à la lumière des événements sanglants de Paris, cette œuvre prend un éclairage nouveau qui décuple son message d’opposition à tous les pouvoirs absolus fondés sur les religions fondamentalistes. Au Mali, en 2012, A. Sissako, cinéaste combattant, fut horrifié par la lapidation à mort d’un couple dont l’unique faute avait été de s’aimer hors mariage. L’idée du film lui vint après cette expérience bouleversante. Son œuvre est la réponse à son indignation face à l’effondrement des valeurs de l’humanité, une œuvre chargée de révolte et en même temps de poésie, de lumière et de justesse.

L’histoire raconte la vie tranquille d’une famille d’éleveurs. Un accident qui concerne l’une des vaches du troupeau entraîne le drame. L’intervention du pouvoir djihadiste précipite les événements dans l’absurde et la tragédie. Autour du drame intimiste de cette famille, film dans le film, se déroule celui d’une ville envahie et tyrannisée par l’intégrisme islamiste : des hommes qui s’acharnent à interdire et réprimer toutes les activités qui ne plairaient pas à Dieu et à sanctionner, par le biais de tribunaux aussi douteux qu’implacables, chaque geste porteur d’une trace de plaisir. Interdiction d’écouter de la musique, d’allumer la radio, de fumer, de jouer au foot, de flâner dans les rues, de choisir librement son époux, interdiction d’accéder à la culture et au savoir en dehors des livres sacrés. Le corps et la sexualité sont principalement visés par les plus stricts des interdits. À l’obligation de porter le voile et de longues robes noires, une nouvelle loi est ajoutée un jour pour les femmes : elles doivent aussi porter des gants et des chaussettes parce que la peau nue de leurs mains et de leurs pieds est considérée comme indécente.

Les miliciens censés terroriser les habitants sont montrés par le cinéaste dans leur position paradoxale ; leur férocité ne cache ni leur faille ni leur bêtise : ils maîtrisent mal l’arabe de la guerre sainte et, inhibés par la caméra qui les filme, ils trébuchent sur les formules de leur serment de fidélité à la cause. Ils restent perplexes quand, ayant déniché une nuit la source d’une musique accompagnée de chansons, ils ne savent que faire : les gens chantent les louanges d’Allah ; faut-il les arrêter ou non ? Est-ce la musique interdite ou les prières qu’il faut prendre en compte ? Une scène restera inoubliable, celle d’un match de football joué sans ballon par des adolescents afin de déjouer la traque des miliciens, sans pour autant renoncer au plaisir. Car c’est le plaisir, le rire et la jouissance qui sont l’objet de l’intolérance fondamentaliste. La jouissance étant ce qui ne peut ni se gouverner, ni se mettre au pas, ni s’encadrer : elle échappe aux règles, elle déborde, elle est irrévérencieuse et irrespectueuse.

Mais ces combattants si « normaux » qui, en cachette, discutent de footballeurs ou fument une cigarette peuvent dans le même temps flageller publiquement une jeune fille ou lapider à mort. C’est la même « normalité » qui nous a frappés après les attentats de Paris : les criminels sont décrits par leurs voisins comme des hommes ordinaires et paisibles, et les otages libérés de l’hyper-marché casher ont raconté le décalage ahurissant entre le discours banal et « gentil » du terroriste dialoguant avec eux, et son acte de tuerie ; ils ont raconté l’abîme choquant entre sa parole « rassurante » et la présence de ses victimes à terre, à quelques mètres. Nous avons du mal à intégrer ce concept de « banalité du mal » qu’Hannah Arendt nous a délivré, il ne nous soulage en rien face à cette réalité choquante.

Courageux et déchirant, le film de A. Sissako dénonce et raconte l’irracontable. Sa puissance, qui devrait être redoublée après l’attentat à Charlie Hebdo, a pourtant été la source d’une récente et étonnante interdiction : le maire UMP de Villiers-sur-Marne a en effet décrété la déprogrammation du film dans sa ville pour des raisons de sécurité, « par précaution ». Le côté provisoire de l’interdiction n’entame en rien la gravité de cette censure dictée par la peur, à l’envers justement du message de A. Sissako : « Ne pas céder à la peur que les djihadistes veulent installer dans nos vies ».

Timbuktu nous montre qu’au Mali les gens n’ont pas, pour autant, arrêté de chanter, de faire et d’écouter de la musique, de jouer au foot, de s’aimer ; ce film nous montre que la pulsion de vie n’est pas si facile à extirper, que la répression, la menace, le terrorisme n’auront pas une force suffisamment dissuasive pour faire pâlir et s’éteindre sexualité et jouissance.

En ces moments dramatiques de l’actualité, chargés d’émotion, d’indignation et de contradictions, ce film est un acte de résistance, et en dépit de ses scènes de mort et de violence, il se situe du côté de la vie, de la poésie et du désir.

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Foucault – le pouvoir : une fiction de l’être

Pierre Sidon nous propose de revisiter l’œuvre de Michel Foucault en l’interrogeant comme un symptôme parant au rejet premier de ce qui liait pour lui nom et pouvoir. En usant de déconstruction, en montrant la diffraction des marques du pouvoir et l’inexistence de La société qui en serait la source, Foucault fait-il une réécriture qui lui permet de « guérir » le lien social défait ?

Folie et histoire : bien avant le chef d’œuvre de 1961, Histoire de la folie à l’âge classique, ce binaire constitue à la fois le « premier problème »[1] et la méthode de Foucault. Dès 1954, dans Maladie mentale et personnalité, il recourt en effet à l’histoire pour contrer toute idée d’essentialisation de la maladie mentale : « le sujet de la maladie mentale […] est un être historique… »[2]. Ce refus de la maladie comme essence est corrélé à l’idée de conditionnement par un Autre aliénant : la famille, l’hôpital, la société. Vocation précoce : on raconte qu’il professait déjà l’histoire à l’âge de douze ans… en famille. Lacan souligne à propos de Poe : l’œuvre ne « saurait être élucidée au moyen de quelque trait de sa psychobiographie : bouchée plutôt qu’elle en serait »[3]. Cependant Foucault, promoteur de la question nietzschéenne : « qui parle ? », encourageait aussi à considérer que « chacun de ses livres pouvait se lire comme un fragment d’autobiographie »[4].

Dans sa conférence de 1978 « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung »[5], Foucault résume ainsi sa question : « Comment ne pas être gouverné ? ». Si Didier Eribon, son biographe, ne veut pas y lire un « ne pas être gouverné du tout », on est tout de même frappé ici par la résonnance d’un dit primordial de la mère repris du père de celle-ci : « l’important est de se gouverner soi-même »[6]. Pensant avoir évité de diriger ses enfants, elle semblait avoir réussi néanmoins à interrompre la transmission paternelle, depuis plusieurs générations, du prénom du père : Paul. Après que sa mère l’ait tempéré d’un Michel, Paul-Michel, Foucault rayera plus tard le prénom du père haï, après avoir passé son tour de reprendre la vocation médicale de ce dernier. Mais ce rejet fera retour comme « foyer d’intérêt dont on n’arrivait pas à se détacher même lorsqu’on avait quitté sa famille »[7]. Source peut-être d’une archéologie du « paradigme médical » de son approche des sciences humaines[8] ? Source en tout cas d’un éthos « critique », d’un « désassujettissement dans le jeu de […] la politique de la vérité »[9], d’une « inservitude volontaire » portée haut – sans l’ironie de La Boétie. Ce rejet, il l’a mis au service d’une analyse des mécanismes du pouvoir : de l’absolutisme au « micro-pouvoir ». L’analyse se rapproche toujours plus de ses sources dans « l’individu » lui-même, mais ne parvient toutefois jamais à y pénétrer.

Dans ses débuts, c’est l’ironie, l’injure, l’isolement et le rejet qui semblent caractériser l’insertion sociale du jeune Foucault. Mais cela se situe bien au-delà de l’interprétation étonnamment essentialisante de son biographe voulant n’y voir que « poussée à l’extrême […], l’attitude typique d’un jeune gay mal dans sa peau »[10]. Certes l’homosexualité est épinglée par Foucault lui-même comme ayant tenu un rôle primordial dans l’orientation de son travail[11]. Mais,   nous sommes frappés, quant à nous,   par le poids singulier des mots du philosophe pour décrire le vécu de son homosexualité : « très vite, ça s’est transformé en une espèce de menace psychiatrique : si tu n’es pas comme tout le monde, c’est que tu es anormal, c’est que tu es malade »[12]. Identifié à une certaine abjection, « fouilleur de bas fonds » à l’instar de Nietzsche, il aura fait « sa patrie naturelle » « de la folie et de la manière dont elle est captée, disqualifiée, enfermée, méprisée, vilipendée » [13]. Mais cette « patrie naturelle », irrémédiablement opposée à la culture paternelle, ne résume pas son œuvre. Ce rejet primordial, il n’aura de cesse de le mettre au travail pour s’en extraire : le Pouvoir, initialement abordé sous l’aspect de sa violence – notamment en 1954 et 1961 – change de visage à mesure que s’accomplit, dans l’œuvre, le processus d’historisation qui en fit, plus que sa méthode, sa solution.

C’est ainsi qu’en 1973, reprenant son travail sur la psychiatrie, Foucault estime d’abord devoir récuser le substantif de « violence » dont il a usé dans son Histoire de la folie[14]. Nous faisons ici l’hypothèse d’une application possible des termes de Jacques-Alain Miller : d’« un rapport de méfiance, un rapport biaisé, tordu, au signifiant maître »[15]. Foucault, parti d’un vécu douloureux, rejoint, selon Deleuze, « un profond nietzschéisme » dans lequel « le pouvoir n’est pas essentiellement répressif puisqu’il « incite, suscite, produit »[16]. Il extrait donc sa conception du pouvoir d’un pathos primordial pour l’élever à la dignité d’une fonction physique, voire vectorielle, mathématique, comme semble l’indiquer le terme de « microphysique » qu’il promeut alors dans une réduction drastique du sens oppressif initial, peut-être à l’origine de son esseulement.

À quelques adhérences près (qu’il aimait les métaphores chirurgicales !), repérables par exemple dans sa fascination pathétique du tableau du roi Georges III nu et couvert d’excréments[17], et malgré une conception du pouvoir qui fait fi de l’amour, Foucault, inexpugnable Contr’un[18] et insoumis magnifique, aura produit une véritable déconstruction aux allures lacaniennes en concluant à l’hétérogénéité et à la pulvérulence des sources du pouvoir, à l’inexistence de La société[19]. Nous faisons l’hypothèse qu’il y est parvenu en traitant l’archive, dans un processus d’historisation subjective du savoir (qui lui est d’ailleurs reproché). Est-ce ainsi qu’il s’est, lui-même, « guéri » de son lien social défait, selon le mot même de son ami Althusser[20] ? Il est possible, en effet, que le rejet de l’ontologie, à l’origine d’une certaine irréalisation, ait constitué le vecteur à même de l’éloigner durablement de l’abjection primordiale à la source d’un certain sentiment initial d’infamie.

Après lui son enseignement se diffracte en des usages opposés[21], conformément au mathème du discours universitaire et comme, ironiquement, il l’avait souhaité : faute de l’amour forclos, le rejet de toute ontologie laisse les convives au banquet sans lien social véritable, et la voie est ouverte à tous les constructivismes sociaux, voire au transhumanisme qui trouve en Foucault une inspiration. Il nous laisse néanmoins l’exemple étourdissant de sa réinvention subjective singulière : « Écrire, c’est se transformer, c’est se déprendre soi-même. Si je savais où j’allais, je n’écrirais pas. »[22]

[1] Michel Foucault déclarait, dans les années 70 : « mon premier problème ça a été la psychopathologie et la psychanalyse ». [2] Foucault M., Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF, coll. « Initiation philosophique », 1954, p. 17. [3] Lacan J., « Lituraterre » Autres écrits, Seuil, 2001, p. 13. [4] Eribon D., Michel Foucault, Paris, Flammarion, coll. Champs Biographie, 2011, p. 11. [5] Foucault M., « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », conférence prononcée par M. Foucault le 27 mai 1978 devant la Société française de philosophie, Bulletin de la société française de philosophie, 84e année, n° 2, avril-juin 1990. [6] Eribon D., Michel Foucault, op. cit., p. 17. [7] Voetzel T. Vingt ans après, Paris, Grasset, p. 55, cité in Eribon D., ibid., p. 31. [8] Defert D., « Michel Foucault ou les jeux de la vérité », France Culture, 1988. [9] Foucault M., « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », op. cit., p. 39, cité in Eribon D., op. cit., p. 12. [10] Eribon D., Michel Foucault, op. cit., p. 49. [11] Eribon D., ibid., p. 51-57. [12] Droit R.-P., Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 94-95, cité in Eribon D., Michel Foucault, ibid., p. 53. [13] Interview à la radio, par Jacques Chancel, 1975. [14] Foucault M., Le pouvoir psychiatrique. Cours au collège de France. 1973-1974, Paris, Gallimard, 2003, p. 15-18. [15] Miller J.-A., « Les semblants de l’Un », Conversation sur le signifiant-maître, Paris, Agalma/Seuil, 1998, p. 141. [16] Deleuze G., Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986-2004, p. 78. [17] Foucault M., Le pouvoir psychiatrique, op. cit., leçon du 14 novembre 1973. [18] La Boétie É. de, Le discours de la servitude volontaire ou le Contr’un, 1549. [19] Lagasnerie G. de, « Que signifie penser ? », Foucault contre lui-même, sous la direction de François Caillat, Paris, PUF, 2014, p. 30-33. [20] Althusser L., L’avenir dure longtemps, Paris, Stock/IMEC, 1992, p. 40. [21] Caillat F., Foucault contre lui-même, op. cit., p. 9. [22] Cité in Lagasnerie G. de, Foucault contre lui-même, op. cit., p. 45.

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L’accueil psychanalytique : faire déconsister l’Autre

Intervalle-CAP est un centre d’accueil et de consultations psychanalytiques ouvert à Paris 13e uniquement le week-end. Une quinzaine de praticiens se relaient chaque samedi et dimanche pour assurer les accueils et les consultations, gratuits et ne nécessitant pas de prise de rendez-vous préalable. Intervalle-CAP est destiné à des hommes et à des femmes en situation de grande détresse psychique et pour qui les temps du week-end renforcent l’isolement.

Le cas qui va suivre rend compte de la fonction que peut avoir le dispositif si particulier d’Intervalle-CAP pour ces patients confrontés à un Autre jouisseur persécutant qui les empêche de nouer un lien social ou thérapeutique stable.

Madame A. s’adresse une première fois à Intervalle-CAP en juillet 2010 car quelque chose revient dans sa vie, une angoisse, qui concerne la relation à sa mère, dit-elle. À la fin de l’année scolaire 2011, elle décide de partir au Canada pour ses études. Elle revient à Intervalle-CAP de janvier 2012 à juillet de la même année. Ce n’est que deux ans plus tard que cette femme de quarante-deux ans s’adresse à nouveau à Intervalle-CAP car le vendredi précédent elle s’est sentie comme une pute, dit-elle.

Durant toutes ces années d’entretien avec les différents accueillants, il y a juste à suivre son dire pour se rendre compte que ce sujet est très proche de ce qui est au fondement même de la parole. En effet, notre patiente témoigne avec éloquence de cela : les signifiants que nous utilisons ne sont que les signifiants de l’Autre ; au sein même de cet ensemble, il y a une barre, un trou. Je la cite : « le langage fait obstruction de l’individu, c'est-à-dire que quand on veut faire une demande pour obtenir quelque chose, on doit passer par le langage avant que cela fasse retour sur soi ». Autre citation : « Dans le langage, des choses n’existent pas. J’emploie des mots, je me pose sur des mots mais ce que je ressens, mon mal n’est pas tout à fait ça. Les mots ne traduisent pas les mots ». Madame A. illustre aussi avec précision que le langage marque le corps du parlêtre, et surtout qu’il y produit des phénomènes. Par exemple, après que sa mère lui ait dit au téléphone de ne pas avoir d’enfants, Madame A. dit ressentir que son ventre a gonflé comme si elle était enceinte. Lors d’une autre séance, elle explique qu’elle a senti des sensations étranges au niveau de ses yeux, après qu’un homme lui ait dit « tes yeux sont mieux que l’an dernier ».

À cette trop grande proximité vis-à-vis de la vérité langagière, s’ajoute, pour ce sujet, une perplexité omniprésente vis-à-vis de la signification de l’autre qui s’adresse à elle. Madame A. évoque, à plusieurs reprises, qu’elle ne comprend pas ce que disent ou ce que veulent dire les personnes qui lui parlent. En entretien, toute interprétation sémantique de l’accueillant génère de la perplexité et donne lieu à des interrogations : « Pourquoi vous me dites ça ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? » De plus, lorsque l’on reprend certains signifiants énoncés par ce sujet, ceux-ci perdent de leur empreinte énonciative et deviennent des signifiants de l’Autre, porteurs de perplexité.

Le rapport à la parole de cette patiente nous permet de faire l’hypothèse de l’absence du Nom-du-Père. Cette absence laisserait ce sujet aux prises avec le trou dans l’Autre et l’aliénerait sans médiation symbolique à l’envahissement du monde imaginaire, de ce monde fait de transitivisme, de rivalité, d’agressivité. Face au trou du non-rapport, la machine à interpréter se met alors en route et la réponse que trouve Madame A. serait que l’Autre lui veut du mal, jouit d’elle. L’identification de la jouissance se ferait ainsi au lieu de l’Autre. Madame A. se rend principalement à Intervalle-CAP pour se plaindre que tous les petits autres qu’elle rencontre, et principalement les hommes, la manipulent, la consomment, la convoitent sexuellement, la dénigrent, etc. Elle se défend avec ardeur de leurs propositions, de leurs remarques humiliantes, pour protéger son être, dit-elle. Cette certitude délirante vis-à-vis du désir de l’Autre prendrait son origine dans sa relation à sa mère. En effet, selon Madame A., sa mère l’aurait excisée à l’âge de douze ans et lui aurait dit : « laisse passer l’homme ». Face à cet énoncé de la mère, à ce signifiant tout seul, Madame A. dit avoir compris qu’elle doit s’écraser en tant que femme, qu’elle doit céder la place aux hommes. Sa mère, affirme t-elle, aurait fait d’elle un objet sexuel. À se faire l’objet de la jouissance de l’Autre, Madame A. se retrouve en grande détresse dans le lien social et dans la rencontre amoureuse. Détresse qu’elle qualifie « de solitude effroyable, sans horizon ». À plusieurs reprises, elle manifeste son impossibilité à pouvoir dire non aux avances des hommes, et le résultat, nous précise t-elle, est que « l’on se sert de moi et on me jette ».

Venir à Intervalle-CAP chaque week-end permettrait à Madame A. de pouvoir se déloger quelque peu de cette place d’objet, de déchet qui revient inlassablement, et de mettre un peu d’ordre dans ses relations aux autres, envahies par le registre imaginaire. Depuis quelques mois, Madame A. entretient une relation amoureuse avec un homme qui semble faire exception dans la série des hommes qui la draguent, la consomment. Cet homme, qu’elle a rencontré dans un bar, est bienveillant avec elle et ne semble pas vraiment intéressé par les relations sexuelles. En se désintéressant du sexe, cet homme permettrait à notre patiente de pouvoir s’autoriser à aimer. Malgré tout, la perplexité présente au sein de son rapport à la parole, et sa position à se faire rejeter par l’autre, laissent toujours ce sujet dans une profonde détresse et dans un impossible de la rencontre amoureuse. Intervalle-CAP semble donc être un lieu qui, de par son dispositif (uniquement le week-end et roulement des accueillants), permettrait à ce sujet, lors de chaque entretien, de pouvoir faire déconsister quelque peu cet Autre jouisseur, persécutant, et de trouver diverses solutions pour faire avec le lien social et amoureux.

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