Dans son texte « Le stade du miroir »[1], Jacques Lacan cite le livre de Roger Caillois Le mythe et l’homme, qui reprend le propos de ce dernier paru dans le numéro 7 de la revue Le minotaure où il introduit un symptôme qu’il appelle « psychasthénie légendaire »[2]. Lacan y loue le pénétrant développement du sociologue sur des cas de captation par l’espace de certains sujets, à partir de considérations sur le mimétisme animal, plus précisément le morpho-mimétisme. Une captation, une tentation de l’espace, que Lacan reformule comme activée et intégrée lors du stade du miroir. Mais cette opération peut aussi rester en plan, laissant alors le sujet dans un état de dissociation spatiale. C’est à dire de sa présence physique qu’il localise certes précisément à l’endroit où il se trouve, mais qui ne donne pas lieu chez lui au sentiment correspondant d’y être. « Le corps alors se désolidarise de la pensée, l’individu franchit la frontière de sa peau, et habite de l’autre côté de ses sens »[3].
Sentiment d’être ailleurs donc, quelquefois à quelque pas de là. Comme cette jeune femme reçue il y a quelques années dans le cadre d’une association membre de la FIPA, dont l’obsession était de ne pas risquer d’avaler le mégot de cigarette qui gisait au fond d’un cendrier à l’autre bout de la table. Ce fut aussi très probablement le cas pour la patiente de Freud, dont nous connaissons maintenant le nom, Elfriede Hirschfeld, poussée à descendre de sa voiture pour s’assurer qu’elle n’avait écrasé aucun enfant en reculant, ce qui l’obligea par la suite à délaisser tout à fait la conduite. Cette patiente nous offre également, pour paraphraser Freud, un type d’entrée dans la mélancolie, lorsqu’elle s’effondre à l’annonce de son mari qu’ils ne pourront avoir d’enfants[4]. Ceci du fait d’une azoospermie qu’on venait de lui diagnostiquer.
Comme le martèle Freud – « C’est aussi une fille qui veut aider son père comme Jeanne d’arc »[5] – aider son père, voilà quelle était la puissante motivation qui lui avait fait épouser cet homme quasiment deux fois plus âgé qu’elle. Mais riche aussi, permettant ainsi de soutenir pécuniairement la famille de la patiente. Et surtout de remédier à la défaillance du père qui ne pouvait subvenir aux besoins. On peut ainsi gager que se vouer à aider le père avait aussi englobé la relation à son mari, dans sa version d’aider le père en l’homme, d’une aide à la procréation pour ainsi dire. En somme, se vouer à aider l’autre comme père pour déjouer un sentiment de vie en défaut. Ce n’est pas ici l’avoir, mais le donner, le se donner, se vouer, qui pallie le manque d’être versus « désordre au joint le plus intime au joint du sentiment de la vie »[6]. D’où ce paradoxe d’un symptôme médical affectant le mari, cependant que c’est sa femme qui s’effondre. Un moment plus tard elle s’attachera les vêtements avec des épingles, en proie à un sentiment d’impureté. Ainsi se marier revêtait-il une signification toute particulière pour cette femme qui demeura six ans en entretien avec Freud avant qu’elle ne soit adressée à Ludwig Binswanger pour une prise en charge dans sa clinique de Bellevue à Kreuzlingen en Suisse.[7]
[1] Lacan J. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique », Écrits, Paris Seuil, 1966, pp. 93-100
[2] Caillois R., « Mimétisme et psychasthénie légendaire », Le Minotaure, Paris, Skira, N°7, 1935, p. 8
[3] Ibid.
[4] Freud S., « Psychanalyse et télépathie », Résultats, Idées, Problèmes, tome 2, 1921-1938, Paris, PUF 1985
[5] Sigmund-Freud-Ludwig Binswanger, « lettre à Binswanger du 24 avril 1915 », Correspondance, 1908-1938, Paris, Calman-Levy, 1995.
[6] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
[7] Dossier médical, Archives Binswanger, Elfriede Hirschfeld, Université de Tübingen.