Hélène Le Guével : La grande originalité de ce film, je crois, c’est d’avoir réussi, à travers une narration très fragmentée, à mettre en images la pensée mémorielle de chacun des trois hommes de cette histoire (Le père et ses deux fils). Joachim Trier nous donne à voir trois mémoires différentes sans aucun didactisme, sans aucune lourdeur. Tous les registres d’images sont conviés : Photos, internet, jeux vidéo, Smartphone… On est tenu par l’action jusqu’au bout, les personnages évoluent en se dévoilant petit à petit. La construction est très bien faite. Au centre une mère absente et pourtant omniprésente.
Omniprésence d’une mère absente
Cette mère, jouée par Isabelle Huppert, n’est connue du spectateur qu’à travers les images mémorielles livrées par les deux fils et le mari. Joachim Trier fait une utilisation peu habituelle du flash back, images croisées qui vont petit à petit donner existence à cette mère.
La construction de ce personnage se fait de manière non chronologique, par une juxtaposition de ressentis contradictoires exprimés par des personnes différentes et malgré tout, on peut en tirer une synthèse relativement cohérente qui serait donc le personnage voulu par Joachim Trier.
On mesure là le travail d’écriture scénaristique particulièrement réussi. Cette mémoire de la mère, mise en images, va également révéler l’impact traumatique provoqué par sa disparition, et on va découvrir que malgré les apparences données par le comportement des deux garçons, c’est le fils ainé qui est le plus en difficulté. La construction du film place la mère au centre, toutes les images mentales produites se ramènent à elle. Le père et les deux fils ne communiquent pas, l’espace est occupé par la morte, une absence qui va leur donner bien des difficultés pour affronter la vie.
Rémi Lestien : Le personnage central de ce film est une femme contemporaine, une active qui ne craint pas d’affronter des situations de guerre en se postant au plus près de ce qui fait le réel de l’actualité mondiale. Au début du film on apprend qu’elle s’est tuée accidentellement et son collègue de reportage soupçonne un suicide et souhaite l’annoncer au cours d’un hommage qui doit lui être rendu.
À sa mort, cette femme, prête à tout pour des photos qui ont fait le tour du monde et obtenu de très belles récompenses, a laissé ses deux grands enfants ainsi que son mari aux prises avec leur solitude. La caméra se glisse dans leurs souvenirs, dans leurs rêves et même dans leurs fantasmes avec délicatesse et précision. Tous les trois ont eu, depuis longtemps, affaire à ce déjà là de la pulsion de mort et ont dû composer avec cette volonté de s’approcher au plus près de la mort et d’y risquer sa vie.
L’amour d’une mère est en effet toujours mêlé à un versant du désir féminin qui s’enracine dans ce qui ne peut être dit et qui n’a pas non plus d’image. Cet au-delà des limites du langage a fasciné la mère du film – elle lui a voué une partie de sa vie en l’imposant plus ou moins brutalement à sa famille et plus particulièrement à ses enfants. Le cinéaste montre avec délicatesse comment chacun d’eux y a répondu.
Un père sacrificiel
HLG : Joachim Trier nous montre d’un autre côté un père actuel très « papa poule » avec ses fils. L’attention qu’il leur porte, parfois de manière trop intrusive et maladroite, compense sans doute pour une part la disparition de la mère. Il fait des erreurs, notamment quand, face à la colère de son fils qui vient de découvrir la liaison amoureuse de son père avec sa prof, au lieu de lui expliquer la situation en affirmant son droit à une vie amoureuse, il lui promet de ne plus revoir cette femme. Faiblesse et sacrifice idiot qui ne peut aider l’adolescent à se construire mais il n’est pas que faible et inexistant.
Quand sa femme Isabelle parcourait le monde en reporter de guerre c’est déjà lui qui assurait le quotidien et la gestion des enfants, et de ce point de vue, la mort de la mère n’a rien changé. Les images mémorielles qu’il nous donne à voir de sa femme morte sont ou d’ordre sexuel (elle lui raconte un rêve où elle se fait violer et où lui regarde sans agir) ou d’ordre conflictuel. Pour moi ce n’est pas le père le nœud du problème mais bien la mère. On pourrait dire que c’est un père qui aime mais que cela ne suffit pas.
RL : Joachim Trier décrit chaleureusement un père qui se soucie avec générosité du devenir de chacun de ses enfants. L’on pourrait dire que c’est un bon père tout tourné vers le bien de ses responsabilités. Mais voulant faire le bien, il ignore le véritable enjeu de la fonction paternelle qui est d’assumer pour lui le sans limite de sa femme. L’on pourrait dire : « aux enfants la mère, au père la femme et son rapport à la pulsion de mort ». C’est moins ses maladresses qui laissent en plan les deux enfants, que son incapacité à affronter le hors sens de la vie et du féminin.
Ce texte est issu d’une interview croisée d’Hélène Le Guével et Rémi Lestien, à la suite d’une soirée Cinéma-psychanalyse qui s’est tenue le vendredi 5 février à Nantes.