« Il y a une jouissance qu’il est facile d’imaginer, à savoir qu’un corps, c’est fait pour qu’on ait le plaisir de lever un bras, puis l’autre et puis de faire de la gymnastique et de sauter, et de courir, et de tirer et de faire ce qu’on veut… »[1]. Mais il y en a aussi une autre dont les sportifs témoignent, qui échappe à la signification phallique et pousse leur organisme au-delà même de la douleur.
La conversation « Corps douloureux et sports », lors du colloque qui s’est tenu à Metz le 5 mars dernier, a permis d’entendre comment des approches singulières peuvent être originales tout en répondant à des logiques communes. Le sport et la danse, pratiques corporelles, relèvent du mouvement. Roland Huesca avait pour projet d’explorer différents modes de respiration dans une chorégraphie à plusieurs danseurs. Par l’épure d’un mouvement partant de la plante des pieds jusque la tête, le corps disparaissait derrière une respiration pratiquée à plusieurs en reconstituant un corps de ballet. L’entraînement était sans relâche, huit heures par jour. L’artiste, tout en témoignant avoir été « au meilleur de sa forme », fut saisit progressivement d’étouffement ayant nécessité une hospitalisation puis un traitement régulier par Ventoline pour parer à ces manifestations. Il lui faudra écrire sur ce que fut ce phénomène corporel pour s’en libérer définitivement, seul traitement définitif. Quelle était cette nécessité d’écrire ? Roland Huesca nous explique que dans son écriture, il retrouvait la même exploration ou projection dans l’espace que dans la danse. Comme chorégraphe, il est sensible à la dimension d’écriture du corps : corps-lettre ou corps parlant à pouvoir lui faire dire des signifiants nouveaux selon les chorégraphies. Mais dans sa tentative de ne devenir qu’une respiration, les sensations nouvelles ne trouvaient pas de nouage dans le corps. Est-ce là la nécessité d’une écriture ?
Jean-Louis Bourgon, cycliste sur piste de haut niveau, nous donna une autre version de cette nécessité. Pris dans la douleur extrême de l’exercice, le champ visuel se rétrécissait pour ne se focaliser que sur la potence du guidon, seul point fixe dans cette course effrénée. C’est le son d’une cloche qui lui indiquait qu’il fallait encore aller plus vite pour se lancer dans un relais avec son frère, enchaînement fraternel pour une destinée commune, faire corps à deux. Son corps, par contre, était ravalé au rang de machine. Il fallait mesurer, chiffrer ou scruter ce corps traversé par la douleur. C’est donc dans un discours bio scientifique qu’il trouvait un premier nouage. Les idéaux étaient convoqués à travers la fraternité ou la performance. Mais dans l’élaboration de ce discours, on entend aussi la tentative de cantonner la douleur à un quantum invariable et désubjectivé. Alors la (bonne) forme tenait par le nouage phallique de l’idéal. Ce fut la vision d’une trousse de dopage manipulée par un coéquipier qui vint faire chuter le corps glorieux dans les poubelles de l’arrière salle. Il arrêta tout du jour au lendemain après en avoir averti son père, son premier entraîneur. On peut tout demander à une machine (ou presque) mais pas à un corps. Eddy Riva, marcheur au 50 km, nous dira : « la douleur est nécessaire, pas la souffrance ». La réalisation de son rêve d’aller aux JO commencera, en 2003, au championnat du monde à Paris, où il vit une expérience exceptionnelle. À l’entrée du stade de France, il est « cramé physiquement », fatigué. Il fait le dernier kilomètre le plus rapide de sa carrière. 30000 personnes applaudissaient debout, non pas Eddy Riva, mais le mythique maillot bleu de l’équipe de France. « J’avais des frissons au niveau des bras, mes poils se dressaient, je volais littéralement, une euphorie totale, plus aucune douleur, une émotion très forte. » Il ne voit que deux personnes, son entraîneur et son épouse sur la ligne d’arrivée et l’horloge qui marquait 3, 58, 18, le chrono minimal qui allait lui permettre de participer aux JO d’Athènes en 2004. Son grand regret, c’est de n’avoir jamais retrouvé cet état particulier.
Les enjeux de la compétition participent à l’effacement de la douleur et au forçage des performances, cette exultation ne se retrouve nulle part dans la vie ordinaire. Le graal pour Eddy Riva, depuis ses douze ans, c’était les JO. Après il fait une saison blanche, le doute s’installe, c’est un préparateur mental qui contribuera à lui ré-ouvrir les portes de la compétition. Plus tard une douleur sciatique qu’aucun soin ne fait céder, l’empêchera également de retrouver le geste technique juste qu’il aimait tant répéter. Il était prêt à accepter la douleur de l’effort, mais à force de la vivre, il y avait confusion avec l’alerte à l’entraînement qu’il ne déchiffrait plus comme le signe d’une blessure possible. Alors on ne sent plus les limites du corps. Ce rapport au corps qui ne lui obéissait plus et qui menaçait son intégrité physique le fera arrêter. Maintenant il s’amuse en faisant du triathlon.
[1] Lacan J., 1974, Le Séminaire, « Les non-dupes errent», séance du 12 Juin 1974, inédit.