La pulsion « forme supérieure de la demande »
Le 14 mars dernier, le CPCT-Paris recevait Philippe La Sagna pour une après-midi de travail autour du concept de pulsion. La pulsion, nous le savons depuis Freud, est un concept fondamental de la psychanalyse. Elle le sera pour Freud comme pour Lacan qui lui consacrera toute une section de son Séminaire charnière de 1964, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Lacan commencera d’ailleurs par se défendre contre ceux qui, à l’époque, taxaient son enseignement d’intellectualisation et l’accusaient d’avoir laissé le concept de pulsion de côté : « Il n’est nul besoin d’aller bien loin dans une analyse d’adulte, il suffit d’être un praticien d’enfants, pour connaître cet élément qui fait le poids clinique de chacun des cas que nous avons à manier, et qui s’appelle la pulsion. »[1]
Pourtant, Lacan va travailler le concept de pulsion d’une manière qui lui est tout à fait singulière. En cela, il ne fera que suivre Freud qui, dans « Pulsions et destins des pulsions », rappelait que si une science « doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis […] le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité dans les définitions »[2]. En effet, Lacan abordera la pulsion comme une demande et pas n’importe laquelle. Il l’écrira $◊D. Avec la pulsion, nous ne sommes plus dans le registre de la demande parlée, de la demande d’amour éventuellement adressée à l’analyste. Car, pour reprendre la formule de Jacques-Alain Miller, « la pulsion est une demande, une demande que l’on ne peut pas refuser […] c’est une exigence du corps »[3]. On entend ici la demande au sens anglais de demand, d’une exigence. Car la pulsion exige – elle ne demande pas poliment – et qu’exige-t-elle ? Elle exige satisfaction. Ce qui fera dire à J.-A. Miller que la pulsion est une « demande de jouissance »[4]. La pulsion comme demande donc. Mais une demande dont on ne peut dire qu’elle soit adressée à un Autre. Elle ne demande aucun signe de l’Autre et c’est en cela qu’elle n’est pas une demande d’amour.
Les deux premiers cas présentés l’après-midi du 14 mars furent l’occasion d’articuler le concept de pulsion avec celui du transfert. Comme le rappelait P. La Sagna, la pulsion n’a rien à voir avec l’amour : c’est bien parce que l’amour, le rapport sexuel, ne marchent pas qu’il y a la pulsion. Or, dans la demande d’amour, il y a une demande de savoir. Et dans le transfert, il s’agit d’utiliser l’appétit du sujet pour le savoir.
Comment interpréter le transfert au CPCT où le traitement est limité dans le temps ? s’interrogeait alors P. La Sagna. Il y a l’interprétation classique, freudienne, qui vise la répétition dans le transfert. Les patientes d’Andrea Castillo et de Caroline Leduc en témoignaient : pour l’une, la mise en évidence d’une répétition à l’œuvre dans sa vie avait déclenché l’entrée dans le transfert ; pour la seconde, c’est l’incapacité (assumée par la patiente) à transférer sur la personne de l’analyste qui, se répétant, avait fait l’objet de l’interprétation.
Lacan nous a indiqué que la bonne interprétation du transfert se situe au niveau de la pulsion. Le fameux acting-out du patient aux cervelles fraîches de Kris (dont il fut souvent question au cours de l’après-midi) nous montre que c’est bien la dimension pulsionnelle qui apparaît dans le transfert. Or, que fait Kris ? Il interprète l’objet dans la réalité au lieu d’interpréter la pulsion orale.
Au CPCT, l’interprétation lacanienne du transfert par la pulsion s’avère difficile. Pour autant – et il ne faut l’oublier – l’interprétation classique par la répétition fait bel et bien surgir l’objet en tant que la répétition est toujours celle d’un ratage. Cette interprétation (qui met en évidence un ratage) n’est donc pas sans rapport avec la pulsion puisque l’objet saisi comme raté n’est autre que celui de la pulsion.
La pulsion « forme supérieure de la demande »[5] ? La formule fut remise en question par P. La Sagna : on pourrait croire que la pulsion est une forme « inférieure ». N’est-elle pas, après tout, muette ? Ne peut-on pas l’opposer en ce sens à la pulsion de vie, où « ça parle », ça se métaphorise ?
Les deux derniers cas de l’après-midi furent l’occasion d’éclairer cette formule. Eve Miller-Rose mit en évidence les effets vertueux de la pulsion : la pulsion, chez son patient, lui aura permis de créer constamment une marge où il est ni « dedans » (où il serait persécuté) ni « dehors » (où il serait seul). Philippe Jonquet, quant à lui, présenta le cas d’un patient qui rejette toutes les interventions de l’analyste. La pulsion de mort œuvre en coulisses. Avec elle, c’est le savoir que refuse le patient. En ce sens, donc, la pulsion est bien une « forme supérieure de la demande », à l’œuvre quand le patient préfère la mort au fait de savoir.
Ces deux derniers cas furent également l’occasion d’illustrer les destins possibles des pulsions. Le patient de P. Jonquet, qui s’offrait sans retenue aux regards et à la jouissance des autres, choisira, au terme de son parcours au CPCT, de se former à un métier rare de l’artisanat, opérant ainsi un renversement de la pulsion quant à son objet et à son but. Le patient d’Eve Miller-Rose, qui est constamment « jeté », « éjecté », parviendra à canaliser, satisfaire cette pulsion qui manque de tout faire « exploser », dans le « parlementage ». On songe à la boutade qu’employa Lacan pour évoquer la sublimation : « pour l’instant, je ne baise pas, je vous parle, eh bien ! je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais »[6].
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 148.
[2] Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 11-12.
[3] Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n° 77, Paris, Navarin, 2011, p. 140.
[4] Miller J.-A., « La pulsion est parole », Quarto, Bruxelles, n° 60, juillet 1996, p. 9.
[5] Ibid., p. 141.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 151.