Écoutons ce poème de Robert Desnos, « La Voix », tiré de Contrée :
« Une voix, une voix qui vient de si loin
Qu’elle ne fait plus tinter les oreilles,
Une voix, comme un tambour, voilée
Parvient pourtant, distinctement, jusqu’à nous.
[…]
Je l’écoute. Ce n’est qu’une voix humaine
Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,
L’écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.
Et vous ? Ne l’entendez-vous pas ?
Elle dit ‘‘La peine sera de courte durée’’
Elle dit ‘‘La belle saison est proche.’’
Ne l’entendez-vous pas ? » [1]
« Ce n’est qu’une voix humaine » dit le poète, mais c’est une voix, des voix si présentes en ces temps inquiétants. Ce poème résonne comme résonne l’objet voix dans la conjoncture actuelle du confinement. Les corps sont confinés, les objets lacaniens en sont-ils modifiés ?
En ces temps de confinement, les voix de chacun se font entendre, font silence ; cris ou appels sur fond de bruits médiatiques assourdissants. Nous sommes en effet submergés en continu par les informations, les bilans, les statistiques, les analyses, les rapports, les alertes, toutes centrées sur la pandémie. Comment y échapper alors que l’instant de voir n’a pas eu lieu ? Le temps pour comprendre les analyses de l’état du monde et les conséquences du virus n’est-il pas nécessaire pour se faire une opinion et poser des actes ? Construire son propre savoir est urgent car la passion de l’ignorance [2] a atteint ses limites au vu du réel en jeu. Marie-Hélène Brousse l’a formulé très justement : « Le temps pour comprendre permet de réinterpréter l’instant du regard qui a fait défaut, un regard après coup, en anamorphose. » [3]
On reste chez soi ; entendons le silence des rues auquel fait écho la voix de chacun. En l’absence des corps, les regards sont soustraits, mais pas tout à fait. Depuis le début de ce confinement, la dimension du visuel est récupérée par les canaux de la technologie moderne. Multiplication des appels – Skype, WhatsApp, Messenger, etc. Ce n’est pas bien nouveau mais devient un médium quasi exclusif pour que chacun se côtoie, échange, travaille, se parle. Cela en change la dynamique, voire le statut. Les voix, elles, résonnent au téléphone – X disait qu’elle a passé neuf heures d’affilées avec son ami rencontré sur Tinder –, un support visuel peut en cacher un autre !
Lacan souligne l’importance de ces deux objets a, objets séparés du corps, objets du désir : le regard et la voix. Il élabore l’un en s’appuyant sur l’autre et réciproquement. Nous savons que le regard n’est ni la vision ni l’image. La voix, ce n’est pas non plus l’oreille, c’est ce qui s’efface dans ce qui s’entend. Lacan introduit un rapport foncier entre le silence et le cri par son commentaire du tableau d’Edvard Munch qu’il rebaptise « le silence » [4]. Le silence naît du cri, aussi imperceptible soit-il. Il ne montre que le silence, en creux.
L’objet voix est supporté par le semblant culturel, le téléphone, « appareil porteur et accumulateur de voix » [5]. On regarde des vidéos sur YouTube, Facebook, on communique ainsi, on s’enregistre, on écoute, on s’écoute ; on entend aussi nos patients, certains inquiets, d’autres angoissés. La voix et l’image sont omniprésentes. Les séances, corps présents, sont en suspens ou se poursuivent au téléphone pour celles et ceux qui le souhaitent. Une question traverse ces nouveaux usages, qu’ils soient généralisés ou renouvelés par la circonstance : Comment maintenir ouverte la porte de l’inconscient dont la structure pulsative a si vite tendance à se refermer ? À situation exceptionnelle, réponses inédites.
[1] Denos R., « La Voix », Contrée, 1936-1940.
[2] Cf. Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 627.
[3] Brousse M.-H., « Les temps du virus », Lacan Quotidien, n°876, 25 mars 2020, publication en ligne (lacanquotidien.fr).
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 17 mars 1965, inédit.
[5] Laurent É., « Les enjeux du Congrès de 2008 », La Lettre mensuelle, n°261, septembre-octobre 2007, p. 18-20.