Freud décrit, dans la schizophrénie, le dénouage du corps et du langage. Lacan reprend cette problématique, d’abord à partir de l’existence de l’Autre, symbolique, qui décerne un corps au sujet : le sujet schizophrène « n’arrive pas à faire mordre [le langage] sur un corps et en effet, à partir de là, on peut considérer que le corps est sans organes.[1] » Puis, dans son dernier enseignement, Lacan substitue au binaire âme/corps une notion nouvelle : « la substance jouissante du corps parlant », faite des résonances sémantiques introduites par le langage dans le corps et produisant des effets de jouissance.
Dans le séminaire proposé par l’ACF MAP à Toulon[2], « Le mystère du corps parlant » [3] il a été proposé de parcourir les étapes épistémiques de cette question du corps à partir d’un moment de rupture dans l’œuvre d’Antonin Artaud.[4]
De juin 1946 à mars 1948, les portraits de proches et les autoportraits réalisés par Artaud marquent une rupture avec les œuvres classiques de la période précédente (1919-1935) où s’affirmait une « maîtrise technique admirable mais apparemment peu inventive[5] ». Un événement majeur a produit ce bouleversement fondamental. Le langage est parti : « Dix ans que le langage est parti / qu’il est entré à la place / ce tonnerre atmosphérique / cette foudre / devant la pressuration aristocratique des êtres / de tous les êtres nobles […][6] »
À partir de là, Artaud cherche à défaire la bonne forme qui unifie imaginairement au miroir (« Le visage humain est une force vide, un champ de mort[7]. »), au profit de la force (« Le corps est une multitude affolée, une espèce de malle à soufflets qui ne peut jamais avoir fini de révéler ce qu’elle recèle[8]. ») Il fait du « visage humain le champ d’une bataille effrénée où forces de vie et de mort s’entrecho[quent]. »[9]
« Le visage humain, nous dit Artaud, n’a pas encore trouvé sa face […] c’est au peintre à la lui donner […] Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage dont c’est au peintre justement à le sauver en lui rendant ses propres traits[10]. »
Ce qu’Artaud cherche à produire, et non à représenter, c’est le « secret d’une vieille histoire humaine qui a passé comme morte dans les têtes d’Ingres ou d’Holbein[11] » – morte car soumise à l’assomption d’une figure unifiante, totalisante, celle du miroir, celle-là même qu’il fait voler en éclats. Il défait l’affinité du corps et de l’imaginaire et met en question la représentation à l’œuvre dans la peinture depuis des siècles.
Artaud réalise désormais, à même le support du dessin, des gestes, et non des représentations : « Or ce que je dessine / ce ne sont plus des thèmes d’Art / transposés de l’imagination sur le papier, ce ne sont plus des figures affectives, / ce sont des gestes, un verbe, une grammaire, une arithmétique, une Kabbale entière et qui chie à l’autre, qui chie sur l’autre, / aucun dessin fait sur le papier n’est un dessin, / la réintégration d’une sensibilité égarée, / c’est une machine qui a souffle […][12] »
Il conjoint sur le papier la représentation des visages avec des signes kabbalistiques, c’est-à-dire graphiques : « Et depuis un certain jour d’octobre 1939 je n’ai jamais plus écrit sans non plus dessiner.[13] » Ces signes sont de véritables « xylophénies », terme inventé par Artaud et apparu pour la première fois dans les cahiers en octobre 1945 qui désigne[14] la discordance entre le visuel et l’auditif dans la perception. C’est ce que donnent à ressentir les dessins de visages d’Artaud, faisant ainsi résonner le mystère du corps parlant.
[1] Lacan J., « Séance extraordinaire de l’École belge de psychanalyse », 14 octobre 1972 (inédit).
[2] Le groupe de travail est constitué de Philippe Devesa, Pierre Falicon, Jean-Louis Morizot. Invités : Sylvie Goumet, Nicole Guey, Pamela King.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p.118.
[4] sous le titre « Visages du parlêtre »
[5] Derrida, Jacques, Artaud le Moma, éditions Galilée, Paris, 2002, p. 55.
[6] Cf. Castanet, Hervé, « Antonin Artaud “extra-lucide” », Entre mots et images, éditions Cécile Defaut, Nantes, 2006, p. 187.
[7] Artaud, Antonin, Œuvres, édition établie, présentée et annotée par Évelyne Grossman, Quarto-Gallimard, Paris, 2004, p. 1534.
[8] Artaud, Antonin, Histoire vécue d’Artaud le Mômo (1946), in Œuvres Complètes, t. XXVI, Gallimard,1976, Paris, p. 187.
[9] Thévenin, Paule, Derrida, Jacques, « La recherche d’un monde perdu », Artaud – Dessins et portraits, Gallimard, Paris, 1986, p. 15.
[10] Artaud, Antonin, Portraits et dessins par Antonin Artaud du 4 au 20 juillet 1947, Paris, Galerie Pierre, 1947, texte écrit à l’occasion de l’exposition des dessins de l’auteur à la Galerie Pierre, in Artaud, Antonin, Œuvres, op. cit., p. 1534.
[11] Ibid., p. 1535.
[12] Artaud, Antonin, Œuvres, op. cit., p. 1513.
[13] Ibid.
[14] Cf. Grossman, Évelyne, « Antonin Artaud – La danse des corps », Artaud/Joyce – Le corps et le texte, Nathan, Paris, 1996, p. 183.