Antigone, cette « victime si terriblement volontaire1 », nous fascine par la beauté et l’éclat de son héroïsme face au supplice qui lui est infligé : « Celui d’être enfermée vivante en un tombeau.2 » En s’opposant à la loi que son oncle Créon, roi de Thèbes, a décrétée, interdisant à son frère Polynice d’avoir une sépulture et condamnant à mort quiconque oserait la violer, Antigone, sans crainte ni pitié, est « celle qui a déjà choisi sa visée vers la mort3 ». Ce qui intéresse Lacan dans l’acte d’Antigone, qui la pousse « sur les frontières de l’Atè4 », c’est l’affranchissement de la limite de la vie humaine, illustrant « le point de visée qui définit le désir5 ».
En quoi l’obstination de Créon à ne pas céder sur la loi qu’il incarne, à faire valoir les lois de la Cité, diffère-t-elle du « volontarisme » d’Antigone ? Nous considérons que Créon occupe une position consistant à faire entendre l’impératif de « la voix du devoir6 », sic volo, sic jubeo (« ainsi je le veux, ainsi je l’ordonne7 »). Cette position évoque la jouissance surmoïque et l’amène non pas vers l’Atè, mais plutôt, tel que précise Lacan, vers la faute ou l’erreur8, dans la mesure où il « recueille de son obstination et de ses commandements insensés, [son] fils mort qu’il a dans ses bras9 ». Si Créon est celui qui ne veut pas céder sur sa jouissance, Antigone, elle, ouvrant le chemin vers sa propre mort, est celle qui ne cède pas sur son désir.
En ce qui concerne le rapport d’Antigone à la jouissance, Jacques‑Alain Miller cite notre héroïne dans son texte « Les six paradigmes de la jouissance10 », lorsqu’il déploie le paradigme de la « jouissance impossible11», jouissance « assignée au réel12», car hors de ce qui est symbolisé. Structurellement inaccessible, l’accès à celle-ci implique, selon J.‑A. Miller, forçage, transgression. D’où, dit-il, l’éloge fait par Lacan de la transgression d’Antigone, qui franchit d’abord la barrière symbolique, celle de la loi de la Cité, puis la barrière imaginaire du beau, pour s’avancer jusqu’à la zone de l’horreur que comporte la jouissance réelle.
Pour conclure, Antigone, en allant jusqu’aux limites de l’Atè et en atteignant le « déchirement de la jouissance13 », incarne ce que Lacan appelle le désir pur, à savoir « le pur et simple désir de mort14 ». Dans l’expérience analytique, en opposition à ce désir pur d’Antigone, Lacan indique que le désir de l’analyste, « n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir15 ». Contrairement à Antigone qui paie de sa vie, l’analyste, « pour tenir sa fonction », « paie de mots – ses interprétations. Il paie de sa personne, […] par le transfert16 », « pour l’accès au désir17 ».
Nayahra Reis
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 290.
[2] Ibid., p. 291.
[3] Ibid., p. 332.
[4] Ibid., p. 307.
[5] Ibid., p. 290.
[6] Miller J.-A., Lakant, Paris, Navarin, 2013, p. 40-41.
[7] Ibid., p. 40.
[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 323.
[9] Ibid.
[10] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 12-13.
[11] Ibid., p. 12.
[12] Ibid.
[13] Ibid., p. 13.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 329.
[15] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 248.
[16] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 337.
[17] Ibid., p. 371.