Impossible de rester indifférent au dernier travail que l’espagnole Angelica Liddell a écrit et mis en scène au Théâtre de l’Odéon, en décembre 2014 – You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia) – avec sa compagnie « La Bile Noire ». Impossible, car telle est la couleur du réel. Impossible, car sa nudité crue fait de la mise en scène un théâtre du réel. Elle nous traverse. Elle peut choquer, scandaliser, dégoûter, révolter, effrayer autant qu’ensorceler, captiver, émerveiller ou fasciner.
Cette auteure, née en 1966, fille d’un militaire franquiste, fit ses études d’art dramatique après des études de psychologie. A. Liddell est aussi poète, metteur en scène et performeuse. Elle travaille avec son propre corps qu’elle exhibe en beauté, tout autant qu’elle le châtie et le meurtrit, car selon elle « le corps engendre la vérité ». Sa langue n’est pas étrangère à la psychanalyse. Elle travaille aussi avec ses rêves et ses cauchemars.
L’action de You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia) se déroule à Venise sous le son parfois étourdissant des cloches et d’un chœur formé par trois choristes ukrainiens. Ils chantent Haendel, juchés sur des décors en carton rappelant les colonnes gothiques du Palazzo Ducale, du pont du Rialto, ou de la piazza San Marco. A. Liddell revient là sur ses anciennes blessures dans une sorte d’exorcisme de ses humiliations « avec la nécessité de rendre aux hommes leur fragilité pour ainsi les absoudre »[1].
Le Viol de Lucrèce est un thème classique qui explore la vertu de la femme et a inspiré de nombreux peintres, auteurs d’une iconographie richissime, depuis les XVe, XVIe et XVIIe siècles (avec Titien, Rubens, Tintoret, Luca Giordano, ou Belluci) jusqu’au XXe siècle avec Balthus. Chez Lucas Cranach, A. Liddel puise son inspiration pour donner forme à son Eve qui, dans la pièce, apparaît tel un double de Lucrèce. A. Liddell compose ses actes comme des tableaux, d’un esthétisme rare et violent.
A. Liddell s’approprie une œuvre de Shakespeare – The Rape of Lucrece– qu’elle revisite avec Artaud (son mentor), Bergman et Derrida, dans le souvenir de Dante et de Virgile, en nous guidant dans un voyage à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, là où elle entend trouver la paix et la quiétude – non pas avec une Béatrice dantesque, mais avec les Hommes. Le viol de Lucrèce, commis par Sextus Tarquin en 509 av. J.-C., est l’un des faits mythiques de l’histoire de la Rome Antique. Il marque la transition entre la monarchie décadente et la République. Lucrèce, la femme de Collatinus, fut déshonorée et violée par le fils du roi, séduit tant par sa vertu que par sa beauté. Lucrèce se suicida après avoir été violée.
A. Liddell réinvente l’histoire en s’insurgeant contre l’insupportable de la vertu féminine. Elle se rebelle contre cette vision trop plate des choses, contre l’éloge de la pudeur inébranlable de la femme. Elle perçoit chez le violeur une débilité et une vulnérabilité absolues qui finissent par faire succomber Tarquin à son irrésistible passion pour Lucrèce. Elle inverse ainsi les rôles, en faisant de Tarquin non pas un criminel mais un homme faible qui, devant la beauté, cède à l’amour. A. Liddell invente une histoire d’amour où Lucrèce se tue pour rejoindre Tarquin dans la mort, accomplissant ainsi son destin:
« Et voilà comme un violeur fit de moi son amante. Car de tous les hommes qui m’entouraient, père, époux et ami, fanatiques de ma vertu […], le seul qui m’ait parlé d’amour, le seul qui ne m’ait pas parlé de patrie, le seul qui ne m’ait pas parlé de gouvernement, le seul qui ne m’ait pas parlé de guerre, le seul qui ne m’ait pas parlé de politique, le seul qui ait préféré tout perdre en échange d’un instant d’amour, c’est le violeur, c’est Tarquin ».[2]
A. Liddell soulève la question de la nature des femmes, de l’amour et du sexe. Autant de questions qu’elle avait explorées dans Todo el cielo sobre la tierra, El sindrome de Wendy. Dans cet exercice de la beauté, alors même qu’elle mettait en scène son journal, sa vie, ses obsessions et ses vices, ses tourments et ses péchés, elle cherchait à voiler l’horreur qu’elle laissait entrevoir.
Le théâtre d’A. Liddel nous coupe le souffle. Dans You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia), elle décuple le personnage de Tarquin, incarné par dix hommes qui montrent la nudité de leurs corps forts et virils tout autant que chétifs et piteux. Un premier tableau muet, assourdi par le son des tambours, puise son inspiration chez Buñuel ou Saura, et met en scène les tambours de la nuit du jeudi saint de la semaine sainte aragonaise. Dix hommes robustes jouent du tambour de plus en plus violemment, quinze minutes durant – quinze longues minutes de douleur où l’on regarde ces dix hommes malmenés. Seule la beauté du tableau rend la scène supportable. Un deuxième tableau met encore en scène ces dix hommes : à l’équerre, dos au mur. Longues minutes d’effort où on les voit tenir la position jusqu’à la brûlure, avec des soupirs de détresse. Insupportable maltraitance menant jusqu’à l’épuisement physique face à un public, pris en otage, qui souhaiterait que cesse ce supplice. Moment où les voiles tombent, moment où le réel se révèle. A. Liddel prendra soin d’eux, en ayant pitié de leur fragilité, en leur offrant amour et rédemption. Elle les aura menés à la limite de la souffrance pour les sauver par une espèce de conjuration – du mariage – du Ciel et de l’Enfer.
Dans ce dernier travail You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia), A. Liddel semble toutefois moins convaincante. Lorsqu’elle montre ces corps en souffrance, un certain visage de l’horreur pointe à l’horizon de son questionnement sur la vie, la mort et le sexe. Les voiles tombent par moments, par manque de mots ou de paroles, et non pas lorsque la crudité du langage se montre. C’est plutôt par absence ou par manque de poésie que surgit le réel, et qu’il se dévoile étouffant.
[1] Emission de France Inter du 12/12/2014 par Laure Adler, Studio théâtre: http://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/10629-12.12.2014-ITEMA_20700408-0.mp3
[2] A. Liddell, Le cycle des résurrections, Épitre de saint Paul aux Corinthiens, You are my destiny ( le viol de Lucrèce) Tandy,suivi du journal La fiancée du fossoyeur, édition Les solitaires Intempestifs, 2014, p. 35.