Depuis 1992 et son premier roman, Hygiène de l’assassin, qui rencontra un grand succès, Amélie Nothomb en publie un nouveau à chaque rentrée littéraire. Populaire, la production de cette « graphomane », comme elle se désigne, est à la fois teintée d’humour et de cruauté, mêlant fictions romanesques et autobiographiques. Son style est clair, vif, caustique, a priori abordable et facile, sans être dénué d’élégance – une élégance simple qui drape un certain sens clinique, produisant des subjectivités de personnages sensibles et marquées par les étrangetés de l’inconscient. Ceux-ci entretiennent un rapport gentiment malmené, voire franchement aberrant et fou, au langage et à ses effets, au corps et à ses excès, à l’autre insondable, au trop de jouissance de l’oralité, du regard ou de la voix. Avec ses romans, dont un tiers est autobiographique, elle s’écrit, écrit une trame à sa vie et se fait un nouveau (pré)nom d’auteur, ce qui semble palier sa « terrible » et « angoissant[e] » « conviction de ne pas exister ».
Écrire l’énigme du langage
L’une des énigmes qu’Amélie Nothomb investigue, avec la fraîcheur de ses premières années, est pour une grande part celle du langage. Elle explique : « quand j’écris, je reconstitue les conditions de l’enfance […], cette espèce de rapport direct au langage. Quand on est petit, le mot, c’est vraiment la chose. On a une impression d’immédiateté du rapport au langage. C’est aussi pour cela que j’ai tellement besoin d’écrire. »
Cette agrégée de philologie romane témoigne de ses premiers barbotements dans le bain du langage, tout particulièrement dans Métaphysique des tubes. Elle y narre pour commencer les deux premières années de sa vie apathique en qualité de « tube », qui vient dire quelque chose de la plomberie jouissante que nous sommes finalement tous avant que d’avoir consenti plus ou moins bien à être humanisé par le langage. Elle raconte ensuite comment son existence tubulaire, celle de l’infans, a été fondamentalement et définitivement bousculée, contaminée, au moment de son entrée dans la subjectivité langagière qu’elle décrit comme un « accident ». Dans ses textes qui ne portent pas spécifiquement sur l’enfance et qui sont a priori moins autobiographiques, elle continue à s’étonner et à interroger la puissance de dévastation ou de jouissance des mots, par la bouche de ses héros de papier. Que « les pires accidents de la vie […] soient langagiers », comme elle l’écrit dans Péplum, c’est parfois même ce qui commande l’intrigue. Par ailleurs, dans Attentat, les paroles d’Épiphane à Ethel s’avèrent plus efficaces que l’étreinte de son adversaire. Dans Les Catilinaires, Émile, quant à lui, face à l’épais silence de son envahisseur de voisin, « va sombrer dans le langage comme dans un bourbier ». En somme, le maniement du langage comme instrument de jouissance et de pouvoir est systématiquement en jeu au cœur des dialogues vigoureux qui font bien souvent la trame de chaque roman nothombien.
Écrire pour raccommoder le corps
Amélie Nothomb témoigne qu’au cours de son adolescence, face à l’insoutenable du corps pubère, elle n’a pu trouver d’autre recours que le traitement radical par l’anorexie. La haine du corps qui se féminise est récurrente chez les personnages de ses romans : Prextextat Tach de l’Hygiène de l’assassin le ravale, le liquide, en étouffant sa cousine bien aimée dès qu’elle a ses premières règles. La petite Amélie du Sabotage amoureux décrète : « dès la puberté, l’existence n’est plus qu’un épilogue ». Ou encore : « Les femmes […] étaient des infirmes. Leurs corps présentaient des erreurs dont l’aspect ne pouvait inspirer autre chose que le rire. Seules les petites filles étaient parfaites. Rien ne saillait de leurs corps, ni appendice grotesque, ni protubérances risibles. » Dans Biographie de la faim, la jeune Amélie évoque qu’au moment de l’adolescence, une nouvelle voix poussa en elle, en même temps que poussaient les signes de sa féminité. Cette voix fit rapidement taire la voix inventive de l’enfance, mais fut bientôt rabrouée par l’« antidote à la puberté » qu’est l’anorexie – tout comme fut rabrouée la moindre once d’émotion ou de désir amoureux, au profit de ce qu’elle nomme : « l’ivresse du vide ». Un jour néanmoins, malgré elle et dans un ultime réflexe de survie, son corps est allé se nourrir. Elle écrit : « les souffrances de la guérison furent inhumaines. La voix de haine que l’anorexie avait chloroformée pendant deux ans se réveilla et m’insulta comme jamais ». La disjonction entre son corps et ce qu’elle nomme son « âme » lui a alors fait horreur et tout le travail qui a suivi a consisté, explique-t-elle, à « ressouder » l’un avec l’autre. C’est à ce moment-là que, sans grande ambition, « par tâtonnement et bricolage », elle s’est essayée à l’écriture. Cette pratique a peu à peu « réussi la suture » de son âme et de son corps, parvenant « à raccommoder le corps avec la nourriture ». Cet exercice lui a permis de remettre en marche d’un désir son corps, de le rebâtir, de l’alimenter, de traiter autrement son activité pulsionnelle que par la négation anorexique. « C’était d’abord un acte physique, [que l’écriture, précise-t-elle] : il y avait des obstacles à vaincre pour tirer quelque chose de moi. Cet effort constitua une sorte de tissu qui devint mon corps. » Il n’est pas anodin que l’on trouve dans ses écrits un effort permanent pour tenter de formuler un certain vécu corporel cru et disgracié. Elle-même le remarque : « Très vite, je me suis aperçue […] que mon écriture était en grande partie une écriture du corps. Mes personnages existent par leur corps, leur corps est presque toujours problématique. »
Écrire pour donner la réplique à l’ennemi intérieur
Amélie Nothomb explique, lors d’interviews, que lorsqu’elle est seule, elle se trouve « tout le temps en dialogue […] musclé, à l’intérieur [d’elle], avec [un] ennemi qui ne cesse de [lui] faire remarquer à quel point [elle a] tout raté, à quel point [elle] fait du mal au monde entier, […] à quel point quand quelqu’un pense du bien [d’elle], il se trompe, à quel point [elle ment] donc pour donner de bonnes impressions à quelques personnes qui tombent dans le panneau ». Cet « ennemi intérieur », repère-t-elle, est né « à un moment charnière » : suite à la rencontre avec l’émergence de la sexualité. Elle le nomme encore : « la voix nouvelle », « la voix intérieure », qui couvre celle, plus fantaisiste, de l’enfance. Après la version anorectique du traitement de cette voix, qui parvint à la museler, mais au prix de sa santé, Amélie Nothomb s’est faite écrivaine. Et pour cause : « Quand j’écris, [explique-t-elle] l’ennemi intérieur trouve à qui parler. C’est le moment où ma parole devient assez forte, et parfois même plus forte que cette présence hostile. » Donc en plus de raccommoder le corps, l’écriture, et particulièrement celle des dialogues de ses romans, confère à sa parole une solidité à l’épreuve de « l’ennemi intérieur », nom de baptême qui épingle ce ravage intérieur surmoïque qui semble avoir partie liée avec la pulsion de mort qui la divise. Elle remet chaque jour ce bricolage avec son altérité intime sur le métier, pour en renouveler les effets qui se ratiboisent et se défont la nuit, durant laquelle, dit-elle, « l’ennemi intérieur […] a le champ libre ». Ainsi, avec « la sensation physique d’une descente intérieure », elle explore le petit discours intime de sa vie psychique, ayant là l’intuition d’avoir affaire à un fait psychique humain généralisé qu’elle insuffle dans la subjectivité de ses personnages. En certains de ses textes, cet ennemi intérieur est « cet adversaire inconnu que tous nous logeons dans l’ombre de nos entrailles », qui « détruit ce qui en vaut la peine » et qui semble relever d’une certaine division à l’œuvre, la pulsion de mort faisant son office. Cet ennemi intérieur est encore, selon elle, ce que l’on s’applique à ignorer grâce, notamment, à ce que l’un de ses personnages de papier appelle « la religion du moi ». Amélie Nothomb évoque dans un exemple du quotidien à quel point les zébrures de sa propre division ne se laissent nullement colmater par une quelconque « religion du moi » :
« Je rencontre quelqu’un qui me charme. Le quelqu’un me fixe un rendez-vous pour telle date. Je me réjouis. La date approche, ma joie grandit. Le jour J, je me rends au lieu du rendez-vous et en chemin, je sens que toute énergie me déserte. […] Cette pulsion de néant est d’une puissance folle. Je n’y ai jamais cédé, mais je l’ai éprouvée mille fois, sans qu’aucune explication me convainque. […] j’imagine qu’il doit y avoir des gens qui cèdent à cette pulsion profonde […]. Je vois le peu qui me différencie de ceux qui se laissent écraser par l’appel du vide. Et ce constat m’emplit de terreur. […] cette pulsion cherche à anéantir mes désirs les plus vrais. »
Ainsi, elle pressent qu’il puisse y avoir un autre choix que celui de ne pas céder sur sa jouissance. Et elle produit de ce savoir des personnages marqués par une certaine monstruosité, qui tient finalement à ceci qu’ils n’ont pas trouvé, eux, de réplique, de formule propre à domestiquer leur jouissance. C’est ce qu’elle met en scène dans le roman Cosmétique de l’ennemi, dans lequel elle rend finement compte du déclenchement psychotique du personnage Jérôme Angust, suite à l’effondrement de ses « cloisons » jusqu’alors « étanches » à la « partie de [lui] qui ne se refuse rien. » Ployant sous le flux insistant et dès lors ininterrompu des mots de son persécuteur, il le tue, mais en attaquant l’ennemi qu’il hallucine, c’est finalement lui-même qu’il tue. Ce récit rend compte de façon épatante que le passage à l’acte témoigne d’une séparation d’avec l’Autre du langage, et comment, en y recourant, le sujet psychotique se frappe lui-même en frappant l’autre.
Écrire l’altérité
Dans ses romans, Amélie Nothomb oppose quasi systématiquement le protagoniste à un autre qui l’accapare, le commande, le contredit, l’aime follement, lui pompe l’air, s’infiltre dans ses failles, voire le persécute ou l’étripe. À ce propos, elle explique que ses romans sont pour elle le moyen de traiter la question fondamentale : « comment aborder l’autre […] comment faire pour [lui] parler […], sans que ça se termine par un meurtre ? » Et, à l’image de cette altérité toujours problématique, elle met en texte des personnages qui aiment, envahissent, « absorbe[nt] l’autre ». Dans ce duel, le protagoniste se débat contre cette absorption et sa dilution dans l’autre. À cet égard, le psychanalyste Michel David écrit qu’« Amélie Nothomb décrit là le processus structural de l’aliénation, et ce au-delà des catégories cliniques […]. Elle nous dit […] : ‘‘vous êtes vous-même objet de l’Autre ; on est tous/toutes passé(e)s par là !’’… Et elle n’a pas tort. Dans ses romans, ça va effectivement assez loin sur ce plan, souvent jusqu’aux ravages de la folie, de la perversion ou du meurtre. » Ainsi, à travers l’écriture de l’altérité, qu’elle soit intérieure ou qu’elle concerne un semblable, Amélie Nothomb interroge « l’insondable décision de l’être » de ses protagonistes qui les conduit à trouver une assise inventive et tenable, ou bien à l’inverse à baisser les armes face à la pulsion de mort qui désintègre le désir, et opter pour la folie du passage à l’acte.
La nécessité d’écrire pour corseter l’excès
La pratique d’écriture d’Amélie Nothomb se fonde avant tout dans l’acte corporel ritualisé et drastique qu’il suppose – sans quoi, pour elle, la vie « serait juste l’enfer » –. Apparentant sa vie à « une longue grossesse de livres », elle explique aussi que la majorité d’entre eux n’est pas partagée, que la publication n’est pas le but premier. Cela étant, être publiée la fait tout de même exister au regard de ses lecteurs que ses écrits concernent, qui importent beaucoup pour elle et avec qui, pour une part d’entre eux, elle entretient une correspondance épistolaire fidèle et dont elle attend qu’ils la renseignent sur ce qu’elle a voulu dire. D’autre part, il s’agit aussi pour Amélie Nothomb de dompter sa production foisonnante dont elle confesse qu’elle la dépasse à la façon d’« un continuel dégât des eaux ». Ainsi, si l’écriture de ses débuts était de l’ordre d’une « extraction hasardeuse », elle s’apparente aujourd’hui, dit-elle, à « la grande poussée, la peur jouissive, le désir sans cesse ressourcé, la nécessité voluptueuse » qu’elle tente d’orienter par sa mise en forme esthétique et rythmique, transmet-elle, exposant que « l’écriture est certainement le plus efficace de [ses] corsets ».
Conclusion : une artiste nous fraie la voie
Amélie Nothomb nous livre un certain savoir qu’elle possède sur son propre rapport à la jouissance, mais qui nous concerne et nous commande tous, que ce soit la structure ou la civilisation en malaise qui peinent à l’apprivoiser. Elle la rend lisible sous les espèces de l’insupportable et de la monstruosité. Ses protagonistes qui l’incarnent, en côtoyant de près leurs objets pulsionnels, s’en trouvent peu à peu dissous, voire totalement atomisés. Son art de la narration la mène ainsi, comme elle le dit si bien, « sur la frontière entre l’endroit où il y a encore du sens et là où, tout à coup, on verse dans la folie pure. […] Cette frontière, [elle] la sent physiquement. »
Ce texte a été initialement prononcé dans le cadre du colloque de l’ACF-CAPA, « Folies, ce qui ne cesse pas », qui s’est tenu à Amiens le 5 décembre 2015.