Une vignette clinique issue d’une pratique en CMPP * [1]. Des collègues, à l’ère du tous pareil, proposent de constituer un groupe d’enfants, présentant les mêmes difficultés, ici étiquetées sous un signifiant-symptôme unique : « précocité ».
Très rapidement, le groupe est « ingérable », les collègues sont épuisées, rien ne fonctionne, ce qu’elles proposent est refusé, contesté, les modalités de réponses des enfants se contaminent les unes les autres… Ils ne font pas groupe, eux qui pourtant étaient logés sous un signifiant unique, « précocité », bien au contraire, la rivalité semble attisée générant de forts mouvements d’agressivité.
Que se passe-t-il ?
L’altérité disparait, au profit d’une scène en pur miroir, l’axe a-a’ fonctionnant à plein régime… L’identité de chacun se noie dans l’autre, comme un reflet insatiable et aspirant….
Ce sont les enfants eux-mêmes qui ont trouvé la solution à cette impasse en constituant chacun une cabane, une maison, bricolée dans l’espace, un chacun chez soi, d’où ils pouvaient s’inviter, se croiser ou s’isoler, converser ou se disputer ! Ils ont matérialisé leur maison, leur chez-soi singulier, permettant ainsi une circulation, se distinguant les uns des autres, réintroduisant une altérité perdue.
Ne s’agissait-il pas ici de préserver la dimension subjective du symptôme afin de pouvoir faire lien social ?
La psychanalyse ne minimise pas, bien au contraire, la question du lien social, les travaux de Freud puis les perspectives de Lacan en attestent largement.
Le lien social, s’y inscrire oui mais comment ? Loger sa singularité dans le lien social constitue un véritable défi en soi : comment faire avec ses autres, comment faire chacun avec la différence, avec l’étranger qui, par définition, est l’autre, comment faire avec l’étrangeté qu’il peut me renvoyer parfois ? Cette étrangeté n’est-elle pas ma propre étrangeté que je ne peux / veux pas voir ? C’est la question qui était au travail lors d’une soirée du séminaire de Toulouse en octobre et de laquelle ce travail est issu.
Le symptôme participe de mon inscription dans le lien social au sens où il détermine la couleur de mes modalités relationnelles, ma façon d’habiter le monde, de le voir, de le percevoir…
Il est aussi l’élément qui m’encombre, dont je me plains, qui m’empêche mais dont je ne peux me passer, il est « ce qui ne cesse pas de s’écrire ».
Le symptôme est ce que j’ai de plus intime, de plus précieux, mais aussi de plus étranger, celui que je méconnais le mieux… Le symptôme me découvre étranger à moi-même.
Comment dès lors vivre avec son symptôme ? Puis-je faire de cet étranger un partenaire ?
Le symptôme, intime et étranger
« Mon symptôme, cet étranger » écrit Éric Laurent dans « L’étranger extime [2] », où il nous rappelle que la question de l’étranger est une dimension familière dans l’existence humaine.
Le symptôme est en quelque sorte un étranger familier où se condense la jouissance, une jouissance étrangère, qui surgit de la contingence, des mauvaises rencontres. Dans ces moments, le sujet ne se reconnait plus, il se sent étranger à lui-même, alors même que ce qui se dévoile là est son plus intime. N’est-ce pas ce que la psychanalyse nous indique ? Le symptôme, c’est le sujet !
Pour É. Laurent : « Le statut ordinaire du sujet est de se sentir étranger à lui-même. Surtout qu’en lui, au cœur de son être, il rencontre un étranger qui lui est pourtant familier, son symptôme, soit ce qui se présente sous la modalité logique du ne cesse pas de s’écrire. Quoi que le sujet veuille, il ne peut pas ne pas en passer par les chemins que lui trace son symptôme, dont il a tant de mal à se défaire. [3] » On se plaint du symptôme car il s’avère lourd, voire insupportable tant il vient rouvrir la faille du trauma initial mais dans le même mouvement, on jouit de son caractère répétitif…. De l’écho de l’impact du langage sur le corps, des traces pétries de jouissance, des restes déterminants dans le mode de jouir du sujet qui vont l’orienter, le désorienter, le malmener ou le réjouir… à son insu.
Ce rapport à la jouissance teinte nos modalités relationnelles, non sans conséquences dans l’accueil de l’autre. C’est un véritable challenge qui attend le sujet : être dans le lien social dans un mouvement incessant où la jouissance de l’autre et son symptôme entrent continuellement en résonance et se confondent… On rencontre l’autre par son symptôme. Comment sortir de l’impasse ? Est-il possible de dompter la jouissance étrangère dont le symptôme se nourrit et produit à la fois .
Le concept de partenaire
Rappelons la manière dont le sujet se constitue, le moment où se forge son identité, à partir d’un corps perçu morcelé vers une perception d’un corps unifié, total. Le sujet lacanien est un sujet incomplet, fragile dans ses appuis identificatoires, ce qu’illustre le stade du miroir. En effet, c’est dans ce moment structural que le sujet se lie à son image. Mais c’est aussi une perception tronquée, du fait même du statut de l’image qui est illusion : l’« image dont il s’agit dans le stade du miroir est à la fois l’image de soi et une image autre [4] ». Un jeu de miroir duquel le sujet sort perdant avec des assises narcissiques bancales et instables du fait d’une identité fondée sur une altérité. Les effets sont de taille : le sujet y trouve certes une unité mais aussi un autre spéculaire, semblable et différent, à la fois modèle et rival. Nous y trouvons-là les racines de l’agressivité, de la rivalité, de la haine…
Ce sont sur ces fondations chancelantes que le recours à un partenaire s’impose, ce qui conduit J.-A. Miller à avancer que le « sujet lacanien est impensable sans un partenaire [5] ».
Il détache ce concept de l’enseignement de Lacan et le théorise, l’élabore afin d’en extraire la logique à l’œuvre. Il nous réfère à l’étymologie du terme, importé au XVIIIe siècle : un associé avec lequel on travaille, on échange, on joue. Un partenaire, c’est donc celui avec lequel on joue sa partie.
Ce partenaire est un « partenaire multi-figural », car à chaque sujet son partenaire. J.-A. Miller nous donne ainsi une indication précieuse, une boussole pour nous orienter dans la clinique en nous invitant à chercher le partenaire-symptôme : « Beaucoup de variétés, de diversités, mais cherchez toujours le partenaire. Ne pas s’hypnotiser sur la position du sujet, sinon poser la question : avec qui joue-t-il sa partie ? [6] ».
Il s’agirait donc d’instaurer un rapport plus confortable avec son mode de jouir, avec son symptôme, le rendre moins étranger, afin de tranquilliser le lien social.
Le symptôme est médiation, il permet de faire un rapport là ou précisément il n’y a pas de rapport, il est métaphore du non-rapport sexuel et c’est toujours un rapport symptomatique. C’est pourquoi J.-A. Miller peut avancer que le partenaire est symptôme quand c’est le bon ou encore que le vrai fondement du couple c’est le symptôme. Précisément là où les symptômes de l’un et l’autre se rencontrent. Seul le symptôme réussit à rendre partenaires les parlêtres, en ce sens, on peut considérer le symptôme comme un socle du lien social.
« Aimer son symptôme »
Dès lors quel accueil est fait au symptôme au XXIe siècle ? Quel accueil du symptôme dans nos institutions ? Des institutions, qui revendiquent le prendre soin… Mais cela suffit-il ? Il y a toujours à compter avec le réel qui alimente le symptôme, la jouissance résiduelle tapie.
Or on assiste plutôt à un mouvement d’éradication du symptôme, on veut le voir disparaître dans un souci thérapeutique (sa disparition équivalant à une guérison) ou à défaut, on l’uniformise, afin de loger des sujets sous une même bannière, tous pareils avec le même symptôme ! Se découvre des symptômes avec le vent en poupe mais n’est-ce pas là un leurre ? Et à quel prix pour le sujet ? Un sujet assigné sous un signifiant commun, imposé, où le symptôme singulier disparait pour laisser place à un signifiant unique.
À n’en rien vouloir voir ou savoir, le symptôme demeure exclu, maintenu à distance, et conduit à son envers : il restera l’étranger à sortir, l’ennemi, à extraire en vain…. À trop vouloir l’ignorer, il demeure un étranger à résidence et pourrait conduire au pire, comme l’exemple du CMPP le montre.
Comment vivre avec son symptôme ? Il s’agit de l’accueillir, le faire moins étranger car le « symptôme ne se franchit pas, on ne le fait pas tomber, il ne se traverse pas. C’est dire que l’on doit vivre avec, faire avec, s’en débrouiller [7] ». C’est un savoir y faire avec son symptôme, au sens d’en faire un bon usage, ce qui est très différent du savoir-faire. Ce dernier restant une technique à appliquer, qui s’apprend et s’enseigne dans une dimension universelle. Tandis que le savoir y faire prend en compte l’imprévisible. Savoir y faire avec son symptôme est directement connecté à l’indomptable de la jouissance, Il n’y a pas de savoir universel qui en résulte, mais un savoir au cas par cas, valable pour un sujet pour un temps donné…
Le symptôme, on en use, on s’en sert, et c’est à ces conditions qu’il est partenaire du sujet et qu’il peut perdre un peu de sa dimension étrangère. S’accorder sur son symptôme, l’apprivoiser, l’aimer alors ?
Pour J.-A. Miller, la fin de l’analyse consisterait à aimer son symptôme pour nous faire parvenir sur l’autre rive, celle de l’envers de la haine : la « fin de l’analyse, ce n’est pas de ne plus avoir de symptôme – qui est la perspective thérapeutique, mais au contraire d’aimer son symptôme comme on aime son image, et même de l’aimer à la place de son image [8] ». Il va jusqu’à dire qu’il s’agirait « de prendre plaisir à sa jouissance, d’être syntone avec sa jouissance. Très inquiétant sans doute [9] » précise-t-il d’ailleurs…
* Texte issu du Séminaire de Toulouse « Accueillir la différence », organisé par l’ACF Midi-Pyrénées en 2018-2019.
[1] Centre Médico-Psycho-Pédagogique.
[2] Publié en deux parties : Laurent É., « L’étranger extime (I) », Lacan Quotidien, n° 770, 22 mars 2018, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr) & « L’étranger extime (II) », Lacan Quotidien, n° 771, 16 avril 2018, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[3] Laurent É., « L’étranger extime (I) », op. cit.
[4] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, juillet 2002, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 10.
[5] Ibid.
[6] Ibid. p. 8.
[7] Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 72.
[8] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », op. cit., p. 30.
[9] Ibid.