L’addiction est un concept récent où l’accompagnement du « toxicomane » peut être standardisé, protocolisé, avec des idéaux de substitution et d’abstinence. Éric Taillandier et Julien Berthomier sont tous deux psychologues, membres de l’ACF-VLB à Rennes. Ils travaillent dans le Champ freudien au sein du réseau international du TyA (Toxicomania y alcoholismo) et nous permettent d’envisager1 une psychanalyse hors-norme, une psychanalyse lacanienne où la dimension du sujet est centrale afin d’y faire valoir la fonction et l’usage de « l’objet »-drogue.
La consommation de toxique vise une satisfaction solitaire où la question de l’Autre n’existe pas. Freud s’interroge sur « la relation qui existe entre le buveur et le vin », l’accoutumance resserre toujours davantage le lien entre le sujet et la sorte de vin qu’il boit. Freud le nomme comme un « modèle de mariage heureux »2 qui aboutit à une satisfaction certes toxique mais pleine et entière. C’est en cela que la drogue se substitue au rapport sexuel qui n’existe pas. Le sujet est intimement lié avec Un objet qui le satisfait pleinement, un objet de jouissance privilégié. Une jouissance qui s’éprouve au-delà du plaisir jusque dans la douleur, dans le ravage du corps. Cette aliénation aux toxiques est une tentative de se séparer, de se dégager de l’emprise de l’Autre. En 1975, Lacan propose une définition de la drogue reprenant la notion de mariage, mais en tant que rupture de contrat, c’est l’envers du mariage : le divorce. La drogue est ce qui permet de « rompre le mariage »3 avec le phallus, de ne plus dépendre de la question du phallus, de localiser la jouissance sexuelle hors-corps.
Le toxicomane est-il demandeur d’un savoir sur sa jouissance ? Ce sujet-toxicomane ne jouit pas de la parole. Il jouit d’un objet réel, un court-circuit sans médiation. C’est une rupture avec le signifiant phallique, sans compromis, quelque chose du désir de l’Autre est évacué par le recours aux toxiques, sans en passer par l’Autre. La consommation passe par une solution pour traiter cette jouissance du trop-plein jusqu’à devenir un ratage. Le sujet devient alors un objet-déchet, ce contre quoi il lutte. Jacques-Alain Miller, dans « l’être et l’Un »4, distingue l’addition de l’addiction. En effet, dans l’addition, il y a une accumulation du même Un : un gain. Dans l’addiction, il y a une réitération du même phénomène de jouissance, mais il n’y a aucun gain nouveau. C’est la marque sur le corps où le sujet a été impacté par les excès du langage de l’Autre, qui se réitère sans cesse, une morsure du signifiant sur le corps, une réitération inextinguible du même Un5.
Mais alors, comment nous orienter sur cette jouissance qui est aux commandes ? Comment intervenir sur les mots qui ont percutés le corps ? Sur ce traumatisme du langage? De quelle façon un traitement par la parole peut-il être possible ? Comment la psychanalyse opère-t-elle dans une situation de « radicalisation de la jouissance »6, quand le sujet n’en passe plus par l’Autre objet de sa souffrance, « mais par un savoir autoérotique »7 ?
Julien Berthomier va partager une présentation clinique singulière qu’il a intitulée « Addiction 2.0 de la solution au ravage ». Il s’agit d’un jeune garçon de 14 ans dont la scolarité est difficile. Sa jouissance est débordante, cela le rend hors d’atteinte. Il reste enfermé dans sa chambre avec les écrans, l’addiction se substitue à la question sexuelle, à la question de l’Autre. C’est un sujet contrarié par la parole, traumatisé par le langage. Au-delà de l’addiction même, il s’agit de s’occuper de ce qu’elle vient traiter, du traumatisme auquel elle répond. Parier sur la psychanalyse dans le traitement des addictions, c’est parier sur le lien qu’il y a, pour chaque corps, entre l’opacité de sa jouissance et son nouage avec le langage. La position analytique suppose d’accueillir d’emblée le mode de jouissance afin que le sujet-addict puisse reprendre peu à peu la parole.
La jouissance est hors-norme, de ce fait, la psychanalyse n’a pas d’autres choix que d’être hors-norme, il n’existe pas de solution prêt-à-porter. Il ne s’agit pas de normativer un sujet, mais d’extraire du sujet une jouissance mauvaise, d’humaniser la jouissance.
1Notamment lors de leur intervention à Tours en avril dernier dans le cadre d’une invitation de l’ACF VLB
2Freud Sigmund., Psychologie de la vie amoureuse, La vie sexuelle, PUF, 1969, p.63-64.
3Jacques Lacan, Journées d’étude sur les cartels de l’Ecole, 1975, inédit.
4Jacques-Alain Miller : Cours d’orientation Lacanienne, « l’être et l’Un »
5Jacques-Alain Miller : Cours d’orientation Lacannienne, « l’être et l’Un »
6Eric Laurent, Lacan Quotidien, n°528, Jouissance et radicalisation, Pipol 7 , « Victime ! »
7Jacques-Alain Miller, En direction de l’Adolescence, Institut psychanalytique de l’Enfant.