L’Hebdo-Blog : Vous avez choisi, dans votre enseignement à Rennes, d’aller contre une certaine doxa d’inspiration psychanalytique qui professe l’échec de la sublimation face au triomphe de la pulsion et de l’objet. En quoi peut-on dire que la sublimation dans son lien au sinthome apparaît comme une solution particulièrement appropriée à notre malaise dans la culture dans ses formes les plus contemporaines ?
Jean-Luc Monnier : Freud a très peu varié sur cette question de la sublimation, au changement de but il a apporté en 1933, dans son texte « Angoisse et vie pulsionnelle », le changement d’objet. Sans doute sa conception de la sublimation est-elle paradoxale, notamment parce qu’elle est indemne de refoulement et pourtant conséquence de la répression sociale de la pulsion ou conséquence encore de la désexualisation de la libido après son passage par le moi.
Mais plutôt que de considérer la sublimation comme un concept imprécis, flou, il faut au contraire, comme Lacan nous l’a appris, plutôt considérer sa parenté en tant que paradoxe avec le réel.
Il y a plusieurs textes importants concernant la sublimation, mais il y en a un qui me paraît peut-être plus propre à approcher la réponse à votre question ; ce texte s’intitule « Pour introduire le narcissisme ». Dans ce texte Freud différencie très précisément sublimation et idéalisation.
Au regard de ce texte, je ne crois pas que « La montée au zénith social de l’objet a », en un mot son triomphe, soit synonyme d’échec de la sublimation : sans doute marque-t-il plutôt sa promotion, si l’on considère comme le fait Lacan que ce sont les objets créés par l’homme (au sens générique) qui viennent peupler le vide de la chose.
À contrario, le monde contemporain est un monde dans lequel l’idéalisation, bat en retraite depuis déjà un certain temps : alors certainement nos sociétés occidentales contemporaines sont celles du triomphe de la pulsion mais toujours plus sublimée à la mesure même de l’effacement de l’idéal.
Et c’est sans doute là que s’assure l’une des prises de la sublimation et du sinthome.
H.B. : Vous proposez de mettre à l’étude la nouvelle approche de la sublimation à partir notamment de la notion d’escabeau, un terme introduit par Lacan à la lecture de Joyce. Cela permet de penser la sublimation avec le corps qui n’est plus celui de l’image captée par le miroir. Comme l’indique Eric Laurent dans son livre L’Envers de la biopolitique , Rembrandt, dans ses autoportraits, manipule l’image d’une telle façon qu’il traverse le miroir, qu’il traverse le corps image. Comment le saisir ?
J.-L. M. : Je me suis réglé en effet pour mettre à l’étude ce terme de sublimation sur ce la proposition de Jacques-Alain Miller dans son texte « L’inconscient et le corps parlant » : « L’escabeau, c’est un concept transversal. Cela traduit d’une façon imagée la sublimation freudienne, mais à son croisement avec le narcissisme. Et voilà un rapprochement qui est proprement de l’époque du parlêtre. »
La sublimation « version » escabeau permet de la penser avec le corps comme trou. C’est-à-dire un corps non plus capté par l’image dans le miroir et validé par l’Autre mais décerné par la frappe signifiante sur la substance vivante.
Néanmoins l’image est toujours convoquée, mais d’une autre manière, elle surgit et la sublimation comme « croisement avec le narcissisme » revisite la version freudienne de 1915 dans la mesure où le narcissisme s’inscrit dans un rapport de croyance. Lacan le précise clairement dans cette citation issue de la conférence de Nice : « Le phénomène lacanien », que rappelle Eric Laurent dans son livre : « l’homme aime son image comme ce qui lui est le plus prochain, c’est-à-dire son corps. Simplement son corps, il n’en n’a aucune idée, il croit que c’est moi. Chacun croit que c’est soi. C’est un trou. Et puis au-dehors il y a l’image. Et avec cette image, il fait le monde . » Nous sommes là dans un au-delà du miroir, sa traversée si on peut dire.
Rembrandt n’est pas le seul peintre à s’être représenté dans le miroir, Van Eyck, Dürer, Velasquez dans les Ménines avant lui se sont peints « dans le miroir ». Mais Rembrandt, Eric Laurent le montre dans son livre, cherche à soutirer à l’image quelque chose d’autre. Ce n’est plus le « je suis là », de Van Eyck ou le « je suis moi » de Velasquez. Ce n’est pas non plus l’inventeur du selfie[1].
Il y a dans les auto-portraits une intention, une logique ? qui se lit notamment dans la durée et la persévérance de l’entreprise -près de 100 auto-portraits sur plus de 40 ans- et dans la précision des stigmates singuliers de la vie. Rembrandt tente de saisir ce qui du corps ne se laisse pas voir mais dont les auto-portraits témoignent : la jouissance. Et c’est de ce point de vue, si l’on peut dire, en exploitant l’équivoque de Lacan dans Joyce le sinthome, que Rembrandt traverse le miroir et touche au hors-sens. Et c’est de ce même point de vue que l’on peut entendre l’expression « manipulation de l’image » : il s’agit de faire dire à l’image quelque chose de l’éprouvé du corps, de ce qui « se sent »[2], et cela a les plus étroits rapports avec ce qu’est une analyse quant à la place que Lacan donne à l’imaginaire dans son tout dernier enseignement.[3]
H.B. : Vous vous intéressez à Bacon, y a-t-il pour lui aussi une traversée ?
J.-L. M. : Je pense que l’on peut répondre à votre question par l’affirmative : son œuvre et ses commentaires sur celle-ci témoignent de la place qu’a cette oeuvre pour lui : il y traque le hors-sens et l’extime de la chose dans ses « représentations » moëbiennes du corps humain. La crucifixion, thème important dans sa peinture, dont Bacon dit qu’elle « est une armature magnifique à laquelle on peut accrocher toutes sortes de sensations et de sentiments », n’est pas sans référence à la nature de sa jouissance masochiste. Son art y puise sa puissance et sa violence dans une perspective sublimatoire où l’imaginaire se connecte directement au corps.
H.B. : Le prochain congrès européen de psychanalyse, Pipol 8, se tiendra en juillet à Bruxelles, et s’intéresse à la clinique hors-les-normes : les artistes que vous étudiez ne peuvent-ils donner une illustration précieuse du caractère unique et sur-mesure du sinthome pour un sujet qui s’en soutient dans l’existence ? Et pour un artiste comme Joyce, notamment, dirait-on que sinthome et sublimation sont synonymes ?
J.-L. M. : L’équivalence est plutôt entre escabeau et sublimation comme le note Jacques-Alain Miller dans la « note de fil en aiguille » dans l’édition du Séminaire Livre XXIII, p. 208 intitulée Escabeau=Sublimation. Dans son texte l’inconscient et le corps parlant il précise le rapport existant entre escabeau et sinthome en les répartissant selon deux modes de jouissance qui, ordinairement, ne se recouvrent pas : la jouissance de la parole et du sens relève de l’escabeau, tandis que la jouissance du corps relève du sinthome. Cependant elles ne s’excluent pas l’une l’autre : l’extraction de l’une, celle de l’escabeau, est coextensive de l’autre, celle du sinthome.
La singularité de Joyce est d’avoir fait converger sinthome et escabeau et la conséquence se porte sur son écriture qui est une écriture hors-sens. Elle est désabonnée de l’inconscient, c’est-à-dire que Joyce court-circuite la lalangue et opère une fusion entre la lettre et le langage, mais de surcroît, fait remarquer Lacan, c’est une écriture à énigmes : c’est une affaire d’énonciation, l’énigme portée à la puissance de l’énonciation.
Le séminaire de Jean-Luc Monnier se tiendra à Rennes les jeudis 26 janvier, 9 mars, 28 avril et 11 juin : http://www.sectioncliniquenantes.fr/wp-content/uploads/2016/10/2016-2017_programme_rennes_seminaireecf.pdf
[1] Alaster Sooke, « Did Rembrandt invent the selfie ? » http://www.bbc.com/culture/story/20141009-did-rembrandt-invent-the-selfie
[2] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Le Seuil, Paris, 2001, p. 565.
[3] Nous nous référons à la proposition de Jacques Lacan L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile a mourre « Connaître [ son symptôme] veut dire savoir faire avec ce symptôme, savoir le débrouiller, savoir le manipuler, savoir, ça a quelque chose qui correspond à ce que l’homme fait avec son image, c’est imaginer la façon dont on se débrouille avec ce symptôme. »