Cette nuit, j’ai fait un rêve : « je suis à l’aéroport, je vais m’envoler vers l’île de la Réunion. Une annonce : l’avion va décoller dans trois minutes. Je m’aperçois alors que j’ai laissé ma valise dans le hall ». Angoissée, je me réveille et le premier mot qui me vient, c’est « impossible » : pas de solution à cette situation. Ce rêve est à l’image du sentiment de désorientation que j’éprouve dans cette période de tous les dangers, où l’on tremble pour les autres et parfois pour soi.
C’est aussi un condensé de mes préoccupations actuelles dans cette situation de confinement forcé que l’on souhaite salutaire, dans ce moment inédit et incertain. J’associe au rêve la difficulté que représente la privation de réunions, de colloques, de rencontres, et mon envie d’échapper au confinement.
Puis, encore plongée dans mon rêve, je pense au fait que je ne peux pas avoir laissé mon bagage sans surveillance, je sais que dans un lieu public « tout bagage abandonné sera détruit », selon la formule. Et puis, ça ne me ressemble pas. Grâce au réveil, l’angoisse se dissipe, me voilà rassurée, comme tout bon rêveur, par le fait que cette histoire ne m’est pas arrivée pour de vrai.
Ah oui, sauf que ce n’est pas ça la solution de ce cauchemar, de cet « être questionneur » [1]. Et en effet, après ce bref instant de soulagement, l’angoisse revient, un affect qui « ne trompe pas » [2], ainsi que le démontre Lacan dans son Séminaire X : « L’angoisse, c’est cette coupure – cette coupure nette sans laquelle la présence du signifiant, son fonctionnement, son sillon dans le réel, est impensable –, c’est cette coupure s’ouvrant, et laissant apparaître ce que maintenant vous entendez mieux, l’inattendu » [3].
Dans cette période de confinement qui va durer, serais-je en train de découvrir la vanité de toute chose, serais-je sur le point de tomber dans le confort trompeur d’avoir tout mon temps, gagnée par le risque d’abandonner le bagage amassé depuis des années ?
Ce rêve me plonge dans un malaise symptomatique que je n’avais pas éprouvé depuis fort longtemps, dans un temps d’avant la fin de mon analyse : me voilà brusquement transportée dans un lieu qui pourrait susciter une agoraphobie et qui me fait ressentir la peur d’une perte de repères. Heureusement, le rêve, à bien le considérer, comporte acte manqué, signifiants et leur cortège de significations, équivoques, symptômes… Autant de formations de l’inconscient qui m’interprètent et me remettent en selle : l’inconscient, c’est « le travailleur idéal » [4].
Ma crainte reste néanmoins de n’avoir plus de boussole pour lire les événements actuels, où les opinions varient entre confinement et immunité, entre médication et attente patiente de la fin des symptômes, entre priorité donnée à la santé ou à l’économie. Le risque est de me laisser submerger de façon métonymique par les informations, les bilans, les analyses, les rapports, les alertes, toutes centrées sur le coronavirus dans une recherche de clés, pour déchiffrer ce phénomène et ses conséquences encore incalculables. Ou bien encore, je pourrais tomber dans un travers auquel pousse le confinement, celui de me lancer dans des tâches infinies de nettoyages, tris, rangements, classements. Est-ce par peur du vide ? Pas seulement, cela peut être utile, et permettre de retrouver un document ou un objet, oubliés dans un tiroir, dans un placard. Mais cela ne donne pas une orientation.
Un recentrage se profile : un espace de temps s’ouvre pour reprendre à nouveaux frais la lecture de l’œuvre de Freud, de l’enseignement de Lacan, des cours de J.-A. Miller, des textes de mes collègues, tous ces travaux précieux de notre communauté de travail. Cependant, ce voyage livresque n’est pas sans comporter un réel à affronter, car vite il apparaît que ce n’est pas le bagage amassé qui importe, ni non plus celui qui pourrait se constituer. Non, c’est le trésor que recèle chaque signifiant rencontré, y compris dans sa part de non-sens qui donne son sel à l’existence. Mais comment border les bouts de réel auxquels cela me confronte ? Comment, au bord d’un trou, trouver le mot d’esprit qui allège, le trait d’humour qui égaye ? L’inconscient se réveille, se signale, percuté par un mot, une phrase, un texte : « Ce qui est ontique, dans la fonction de l’inconscient, c’est la fente par où ce quelque chose dont l’aventure dans notre champ semble si courte est un instant amené au jour – un instant, car le second temps, qui est de fermeture, donne à cette saisie un aspect évanouissant. » [5]
L’important est que ce rêve m’a réveillée, au sens où Carolina Koretzky le développe dans son ouvrage Le Réveil, Une élucidation psychanalytique [6]. Ma véritable crainte est de ne pas mettre à profit cette période de confinement pour orienter mes lectures et mes pensées dans le droit fil de ce qui fait mon désir. Une expression m’est alors venue : donner un coup de pied au fond du puits pour prendre appui sur la dimension de non-sens de mon rêve, et sur cette perte brusque de repères, cette confusion, ce soudain risque d’errance, pour se saisir de chaque signifiant comme « ce qui ainsi fait trou dans le réel » [7].
Alors, place à un programme d’oisiveté, celui que Montaigne réalise dans ses Essais [8], et au sens où le développe Lacan dans son Séminaire XVI : « Otium cum dignitate » [9]. Place à l’humour si le tragique ne frappe pas trop durement à notre porte. Place à un travail « en accord avec soi-même selon le discours analytique » [10] comme le propose Dalila Arpin. S’orienter avec l’inconscient comme boussole, en se souvenant avec Laura Sokolowsky que la « psychanalyse n’est pas une thérapie du genre humain » [11]. En revanche, « Tout ce qu’on peut penser, c’est que [avec la psychanalyse] les drames seraient peut-être moins confus. » [12]
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 76.
[2] Ibid., p. 92.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 518.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 33.
[6] Koretzky C., Le Réveil. Une élucidation psychanalytique, Rennes, PUR, 2012.
[7] Miller J.-A., « Quatrième de couverture », in Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011.
[8] Montaigne (de) M., Essais, 1595, disponible sur internet.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 111.
[10] Arpin D., « L’inconscient, ce ‘‘travailleur idéal’’ », La Cause du désir, n°99, juin 2018, p. 110.
[11] Sokolowsky L., « L’entretien de Lacan de mai 1957 et son actualité », La Cause du désir, n°99, op. cit., p. 55.
[12] Lacan J., « Les clés de la psychanalyse », La Cause du désir, n°99, op. cit., p. 53.