« À quoi ça sert de se marier ? »
Patrick Monribot
« Rien ne nous permet d’abstraire ces définitions de l’homme et de la femme de l’expérience parlante complète, jusques et y compris dans les institutions où elles s’expriment, à savoir le mariage. »
Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant.
Pourquoi se marie-t-on ?
Je pose cette question car ma pratique d’analyste et ma propre cure m’ont appris que le mariage est un semblant – au sens lacanien du terme. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de répondre à une impasse structurale qui vaut pour tous : la relation entre les sexes (qu’elle soit homo ou hétéro) ne figure pas au menu de l’inconscient des êtres parlants. La civilisation a tenté de répondre à ce gap par un éventail de suppléances : le mariage en est une parmi d’autres. En cela, il entre bien dans la définition des semblants.
Dès lors, le rapport de chacun à cette catégorie est en jeu dans les motivations d’un mariage. Deux analysants ont récemment illustré cela.
Une jeune femme a longtemps attendu – non sans impatience – que son compagnon la demande en mariage. Quand ce fut (enfin !) fait, à l’orée du « grand jour », elle me dit, sur le divan : « Mais au fait, à quoi ça sert de se marier ? »
La veille, un jeune homme qui, lui aussi, allait convoler, me dit, d’un ton plus assertif : « C’est juste pour me mettre en conformité ! »
Ces deux propos ont des significations subjectives différentes, mais c’est bien une façon d’appréhender le non-rapport entre les sexes qui se profile derrière leur parole d’analysant à propos du mariage. Quel usage font-ils du semblant ?
La question se pose d’autant plus qu’il ne faut pas confondre « être dans le semblant » et « faire semblant » : ce sont deux postures radicalement opposées.
La jeune femme, ici, adhère avec sincérité et enthousiasme à son projet de noces, même si le semblant vacille un peu au dernier moment – cure analytique oblige…
Quant au jeune homme, il se présente comme carrément moins dupe : il va se marier pour faire plaisir à sa partenaire ou pour se mettre « en conformité » – mais il ne croit guère à la vertu du semblant.
Nous voilà dans le droit fil de la phrase du Séminaire XVIII [1] de Lacan, qui sert de boussole à notre séquence [2]. On peut alors se demander si le rapport subjectif au mariage, dépend – oui ou non – de la partition homme-femme énoncée par les formules de la sexuation que Lacan propose dans le Séminaire Encore [3].
C’est une question paradoxale.
En effet : pourquoi un homme dont toute la jouissance est régulée par les semblants (en l’occurrence par la bannière phallique et le cadre fantasmatique) serait-il, lui, moins dupe du mariage qu’une femme qui, elle, a à se confronter à une jouissance supplémentaire, spécifiquement féminine, bien réelle, et qui, justement, n’est pas organisée par les semblants ? Pourquoi serait-il moins dupe qu’elle ?
Je crois que l’une des réponses à cette question réside dans le Séminaire L’envers de la psychanalyse où Lacan explique que « l’homme, le mâle, le viril […] est une création de discours », tandis que, dit-il, « on ne peut en dire autant de la femme » [4]. Pour cette raison, ajoute-t-il, une femme « a à bénéficier [d’une] certaine culture du discours » – justement parce qu’elle n’est pas-toute créature de discours !
Autrement dit, n’étant pas-toute prise dans le jeu discursif des semblants, elle aura une affinité spontanée d’autant plus forte pour cette catégorie-là. Or, c’est tout bénéfice pour elle ! Pourquoi ? Parce que face au non-rapport sexuel, une femme utilise volontiers l’amour pour y remédier. Or, ce n’est pas incompatible avec le mariage, au contraire : le fameux « mariage d’amour » en témoigne.
Tout autre est la position masculine qui, généralement, se défend du non-rapport autrement : par une sexualité orchestrée par le fantasme. Les conditions d’accroche au partenaire relèvent souvent de la fétichisation de son corps, comme l’a jadis explicité J.-A. Miller. Or, contrairement à l’amour, la jouissance phallique (amenée par le biais du fantasme) n’a rien à gagner avec le mariage. C’est un poncif : tout processus symbolique comme peut l’être un dispositif de semblants, a un effet mortifiant sur la jouissance. Lacan le dit clairement dans Le Séminaire XI : le symbole a un effet d’oblivium [5] – un effet d’effacement de la jouissance. Et ce qu’il en reste sur le plan phallique est limité par la castration…
On comprend que ce jeune homme banalise la portée symbolique de son engagement nuptial. Un autre analysant s’étonnait de cela, il y a peu. Après une année de mariage, il me dit : « Mes noces n’ont été qu’une simple formalité, mais ce n’est plus comme avant entre nous… ». « Avant » : ce sont les six ans de concubinage qui ont précédé. Cela semble indiquer que le semblant produit un effet sur la jouissance, même chez qui affirme ne pas en être dupe…
Alors, s’agit-il, entre hommes et femmes, du mariage de la carpe et du lapin ? Sans doute. Et que dire du mariage homo ? Pas mieux…
Pourtant, si le mariage a l’air d’une institution increvable, en dépit des autres possibilités de faire couple, c’est peut-être parce que, au-delà du fantasme des sujets impliqués, l’inconscient qui motive les époux a changé de statut avec la contemporanéité. Comme disait Serge Cottet : ce n’est plus « l’inconscient de papa » [6] qui prévaut.
Aujourd’hui, à l’heure de l’inconscient réel, se dévoile à ciel ouvert l’inexistence de l’Autre et se banalise le Nom-du-Père. Il se pourrait bien que l’inscription au champ de l’Autre du conjugo soit devenue, pour chaque protagoniste, un traitement plausible de la jouissance en excès.
L’être parlant n’est plus aux prises avec un manque-à-jouir comme à l’époque victorienne – époque où le mariage avait une fonction réparatrice permettant une vie sexuelle –, mais il est aujourd’hui confronté à un trop de jouissance à portée de main. Il ne s’agit plus seulement de sujets qui doivent s’accommoder du non-rapport sexuel, mais de parlêtres ayant à affronter une jouissance en trop – laquelle n’a rien de phallique –, une jouissance qu’il s’agit de border ou de condenser, à défaut de pouvoir la barrer.
Le mariage prend ainsi fonction de symptôme au sens d’un nouage – c’est-à-dire au sens d’un sinthome –, sous la forme d’un lien tressé avec ce que J.-A. Miller a appelé « le partenaire‑symptôme » [7]. Dans la même veine il peut aussi délivrer une nomination – « Tu es ma femme, je suis ton mari ». Tout cela converge pour condenser la jouissance en excès.
On peut ainsi répondre à la question de la jeune femme – « À quoi ça sert de se marier ? » –, en utilisant la remarque de Lacan à propos du nouage [8] : « ça sert à rien, mais ça serre. » Pour ceux qui choisissent une telle option, le nouage sinthomatique qui fait tenir le parlêtre se trouve renforcé, resserré par le mariage tandis que la jouissance en excès en est plus solidement arrimée.
La clinique du siècle passé – celle du sujet animé par son fantasme – laisse donc clairement la place à celle du parlêtre animé par son corps parlant, lequel en appelle au symptôme. Du coup, on ne se marie plus aujourd’hui pour les mêmes raisons que jadis : on se marie pour faire symptôme.
À cet égard, posons-nous la question du mariage à l’aune de la passe. Le chantier est ouvert : qu’en est-il du mariage après une analyse ?
Du mariage à la famil
Jacques Borie
Le mariage ! Quelle surprise ! Voilà bien une institution qu’on aurait pu croire obsolète, vouée à dépérir à la mesure du remaniement des groupes sociaux annoncé par Lacan dans les années 60 comme conséquence de l’universalisation de la science et de la destruction des traditions qui l’accompagne.
À l’envers c’est même sous le slogan presque anachronique du « mariage pour tous » que les passions humaines ses ont enflammées récemment en France. Outre son style presque surmoïque de cette expression faisant de ce possible une injonction quasiment normative, nous pouvons aussi nous étonner que cet enjeu soit apparu à propos de la place à donner à la sexualité non normée par le binaire traditionnel homme-femme. Rappelons que lorsque le mouvement homosexuel apparait après des siècles de répression et de honte dans les années 70, c’est dans la foulée du discours libertaire de mai 68 sur « jouir sans entrave » ou « il est interdit d’interdire » ; le mariage apparait alors comme un vielle institution typiquement héritée d’un mode de vie bourgeois surtout apte à condenser la répulsion des jeunes croyant à la libération du désir. Il est donc de plus en plus frappant que quarante ans plus tard le droit au mariage apparaisse comme un progrès, une conquête dans le registre du « pour tous ».
Aussi la phrase de Lacan qui sert de chapeau à notre séquence, peut nous éclairer sur ce changement peu prévisible. Elle suppose que le mariage loin d’être une formation sociale précaire et provisoire pouvant disparaitre en fonction des variations sociales a une nécessité propre dont la « prévalence et la signification » n’est pas prête de disparaitre.
Cela sous-entend un socle réel dont Lacan reparle avec sa définition de la famille comme résidu. Ce socle réel est la conséquence du rapport sexuel comme impossible et donc de la nécessité d’y parer en inventant un mode de lien qui ne soit rapport mais relation. Cet abord n’est pas du tout sociologique mais part du réel du sexuel et de ses conséquences sur toute formation humaine dont l’essence est de « réfréner la jouissance » [9]. De quelle jouissance s’agit-il sinon de la jouissance féminine si incontrôlable et donc de ce qui fait souci aux maitres de toutes les époques.
C’est aussi ce qui explique que Lacan inventera le néologisme « famil » [10] pour indiquer la fonction de traitement de la jouissance féminine par le « il » dans la famille qu’il a d’abord réduite au conjugo.
Ainsi Catherine, jeune femme dont la vie sexuelle s’épuise dans de multiples rencontres sans issue dont le seul gain est de se sentir désirable. Pour ce qui est de l’amour vous repasserez. Trouver un homme « pour de vrai », soit pour le mariage lui semble alors le seul idéal qui pourrait la sortir de cette impasse.
La rencontre avec Didier augure bien d’un changement possible ; pour la première fois elle éprouve à la fois la conjonction de l’appétit sexuel et du désir de vie commune ; problème : cet homme est marié, père de trois enfants et vit à l’autre bout de la France. S’il acceptait de tout quitter (femmes et ville surtout) pour m’épouser ce serait enfin le bonheur total. Et c’est ce qu’il fait, sacrifiant tout ça pour sa nouvelle bien-aimée.
Le jour du mariage tant attendu arrive enfin mais la suite n’est pas vraiment celle espérée ; dès le lendemain son appétit sexuel s’effondre et elle ne ressent plus grand chose ; elle se prête comme absente au devoir conjugal mais ne retrouve jamais le plaisir exaltant des débuts.
Cela ne l’amènera pas à vouloir se séparer de cet homme pour autant, car elle l’aime, surtout pour son sacrifice : avoir quitté l’autre femme pour elle.
Mais c’est là-dessus qu’elle entrera en analyse ; le problème étant lié à la prééminence de l’amour comme condition de la jouissance féminine, ce qui rend difficile de donner aussi une place au versant du désir. Il faudra trouver une nouvelle alliance entre jouissance et désir par le médium de l’amour de transfert. Tel est l’enjeu de cette cure à ses débuts.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 32.
[2] Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 62.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 28.
[6] Cottet S., L’inconscient de papa et le nôtre, Paris, Ed. Michèle, 2012.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1997-1998, inédit.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 81.
[9] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 293.