Lorsque dans le Séminaire VI[1] Lacan aborde, à la suite de Freud, le rêve du père mort, à partir de l’énoncé du patient, « Il ne savait pas qu’il était mort », on pourrait s’attendre à ce qu’il s’appuie sur la problématique du deuil, telle qu’on la trouve dans « Deuil et mélancolie ». Or surprise, c’est un cas de mélancolie qui sert d’appui à Lacan, pour reprendre les éléments en jeu. Un événement de corps et un affect du sujet servent ici de fil conducteur à Lacan, soit la douleur atroce ressentie par le sujet, lorsque l’existence se présente comme inextinguible dans sa nécessité, alors que tout désir de vivre est aboli. Cette douleur est présentée par Lacan selon trois modalités qui se font écho, mais qui ne relèvent pas de la même configuration subjective.
D’abord celle du père du sujet à l’agonie, et dont les tourments de la maladie l’affrontent à cette existence dans sa limite, contre laquelle il se cogne, quand la douleur tend à abolir tout désir de vivre, celui-ci se révélant « indéracinable ». Une douleur produite par la maladie physique, redoublée par la confrontation à une existence hors-sens mais inexorable, car liée à l’indestructibilité de la chaîne signifiante.
Ensuite le rêve de la patiente mélancolique de Lacan[2], bouleversée de douleur de s’y trouver confrontée à une existence qui sans cesse rejaillit, « sentiment d’exister » d’une façon « indéfinie », patiente qu’il faut supposer par ailleurs être en proie à ce « tarissement » du sentiment « qui vous attache à la vie » dont parle Lacan dans son séminaire Le transfert[3].
Enfin, la douleur du patient rapportant son rêve à Freud, et la mettant en relation avec le fait d’être confronté à l’image de son père mort, et qui ne savait pas qu’il était mort. Outre l’ignorance attribuée au père par le sujet, et manifeste dans le rêve, Lacan fait valoir une autre ignorance qui est celle du fils dans le rêve.
Si lors de l’agonie du père, le sujet a bien su la douleur du père, douleur qu’il a éprouvée et à laquelle il a participé, c’est par la vertu du rêve que ce savoir lié à la douleur d’exister a pu muter en un « Je ne sais pas ». Dans le même temps, c’est sur l’image de l’autre paternelle qu’il transfère ce « Je ne sais pas » qui devient un « Il ne savait pas (qu’il était mort) », se réservant un « Je sais qu’il est mort », « mince passerelle »[4] préservant le sujet de l’angoisse de mort. Ainsi le sujet ne saura pas « qu’il n’y a au terme de l’existence que la douleur d’exister »[5]. De cette douleur d’exister, le sujet est désormais protégé par le rêve qui, officiant comme un voile, a valeur de fantasme. C’est ce qui lui permet dans le rêve d’assumer cette douleur, c’est-à-dire à la condition qu’elle ne soit pas rapportée à la concaténation inflexible de l’existence lorsque : « tout désir s’en efface, quand tout désir s’est de cette existence évanoui »[6]. Le « sentiment d’exister [….] d’une façon indéfinie » n’est pas « le sentiment de la vie », dont il est question pour le Président Schreber, quant au « désordre au joint le plus intime du sentiment de la vie »[7]. Le premier surgit avec sa douleur intolérable quand le second fait défaut. Le premier se manifeste quand la vitalité a quitté ou quitte le corps, emportant avec elle l’énergie du désir.
Le rêve du père mort est ainsi pour le sujet, dans sa relation à la douleur sous sa forme de douleur d’exister, un rêve de séparation. Le sujet se sépare d’un savoir qui aurait pu explicitement se manifester comme celui de la douleur d’exister, douleur à laquelle il avait participé lors de l’agonie du père. Par la grâce du rêve, c’est comme douleur produite par l’image du père défunt qui ne savait pas qu’il était mort qu’il l’assume désormais.
Cette ignorance, bénéfique, propre au sujet, est déterminée par un refoulement qui, s’il peut bien être le vœu de mort de l’enfant pour le père comme rival œdipien n’est cependant pas là l’essentiel, non plus que l’articulation de ce vœu de mort au souhait du sujet que soit mis fin aux tourments de son père malade.
Il importe plus à Lacan de souligner que le refoulement, moteur du rêve, porte sur le signifiant « selon » (nach), ceci en important sa propre expérience clinique. Si la participation du sujet à la douleur d’exister du père, lors de son agonie, a pu être une épreuve au caractère empathique douloureux, pouvant en toute virtualité,ouvrir sur un abîme, la production du rêve et son énoncé adressé à Freud interpose un désir entre lui et l’existence insoutenable. Par contre-coup, voir ainsi en rêve son père mort et qui ne le savait pas fait subsister et pérenniser le sujet désirant dans le rêveur, désirant puisqu’il éprouve cette douleur devant l’image. Si, dans l’interprétation du rêve par Freud, un signifiant de ce désir est prélevable, ce n’est pas « son vœu » qui, comme nous l’avons vu, véhicule deux significations, deux modalités du vœu de mort, en annulant toute autre virtualité. Mais le signifiant « selon », hors sens, pouvant détenir cette propriété de faire subsister le sujet votif autant que volitif, c’est à dire « comme un être sujet à vouloir, un être sujet à un vœu. »[8]
[1] Lacan J., Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013, p. 112 à 124 et p. 140 à 145.
[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 114 ; Écrits, « Kant avec Sade », Paris, Seuil, 1966, p. 777 ; autre cas de mélancolie relevant lui de la psychiatrie : Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 278.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, Seuil, 1991, p. 458.
[4] Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 144.
[5] Ibid., p. 117.
[6] Ibid., p. 144.
[7] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.
[8] Lacan J., Le désir et son interprétation, op.cit., p.153.