Il existe un mouvement dont on connaît mal l’agent, qui défie le temps et le rend à un paradoxe ; un mouvement délié du commun comme il est lié aux nécessités [*]. L’actualité en est, et la teinte vive et le pointillisme, d’un plan déformé de multiples décalages qui s’imposent pour voir autrement – que l’on s’éloigne, que l’on s’approche, les couleurs qui s’éparpillent ou s’ordonnent façonnent ce que l’on appelle parfois l’univers quotidien, celui des sens. Présentement, l’actualité est éditoriale, avec Lacan ; les quarante ans de sa disparition, cette année 2021, un jalon multiple de dix – un multiple qui compte dans son enseignement.
Cause
Avec Lacan, on ne saurait dire si les présents sont disjoints, ou alors sans cesse réunis dans un voisinage qui attrape chacun et le distingue, de l’Autre à l’Autre qui n’existe pas, puis match retour. Par son nom, Lacan contre Lacan, comme le souligne Jacques-Alain Miller ; ce n’est pas on passe à autre chose dans le genre le bon air serait plus clément ailleurs sortons, au diable les conséquences. C’est, on y est. C’est ce que démontre Pourquoi Lacan [1] sans que les auteurs se soient passés le mot mais sous l’égide d’un nom, puisqu’il n’existe pas de comparaison possible entre les contributions. Un Pourquoi Lacan qui n’a pas de causalité et qui inscrit sa cause, celle dont chacun rend compte.
Style
Soustraire la perception des préjudices de l’habitude, des adhésions ordinaires, des mystifications faciles, du commerce des superlatifs. En russe on dit ostranienie à propos de cette opération ; quelque chose comme la singularisation. Le terme en français est estrangement, qui apparait dans Pourquoi Lacan, évoque ce lointain proche, cette transformation qui change chacun et nous évite les relents de la petite histoire avec la grande Histoire et son H – les deux ne font pas rapport, ce en quoi Pourquoi Lacan n’est ni une biographie de Lacan, ni un bruit de couloir de ceux qui l’ont connu ou de ceux pour qui c’est Lacan après Lacan.
Moment
Ce jour de la quarantième année qui succède au 9 septembre 1981 – ce quarante dont les résonances sont changeantes et se prêtent peu aux assonances – en début de matinée sur les réseaux dits sociaux, un journaliste constate : il y a du monde rue de Rivoli sur des engins à plus ou moins deux roues. Il dit : « Je suis impatient de voir le compteur de passage ce soir. » Dans la rue, certains téléphonent, on entend des phrases qui passent, ralentissent, doublent : « Quand tu vas sur le site, en fait, tu as les chiffres et, mais non, il faut… » Un autre : « Il doit ouvrir le tableau pour regarder si… » Encore un autre : « Sauf s’il dit que l’on doit en parler, mais moi… » On, je, nous, moi comptent sur le tableau. On arrivera à quatre mille le soir, plus demain peut-être ; être impatient.
Les multitudes, précisément. Lacan, concernant le message télégraphique transmis de Paris à New-York, épingle ceci : « le miracle ne serait pas plus grand de télégraphier à deux centimètres » [2]. Le paradoxe nous intéresse : le déplacement doit contenir en même temps un impossible dans l’unité de lieu comme telle. Sans quoi, Lacan parle d’un effondrement du mirage subjectif [3]. Pourquoi Lacan s’oppose au mirage des compteurs et ne connaît pas le temps ; c’est un lieu du moment.
[*] L’ouvrage collectif, dirigé par Anaëlle Lebovits-Quenehen, Pourquoi Lacan, paru aux Presses Psychanalytiques de Paris en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.
[1] Lebovits-Quenehen A. (s/dir.), Pourquoi Lacan, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2021.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 48.
[3] Cf. ibid.