Pour le compositeur Pascal Dusapin, écrire de la musique est vital : « Lorsque j’ai commencé à composer, il s’agissait surtout de recomposer mon propre corps[1]. » C’est une nécessité à laquelle il ne peut se soustraire que peu de temps sans éprouver un mal-être Au contraire, lorsqu’il écrit, il jubile[2].
Adolescent, Pascal Dusapin fut sévèrement touché par des crises d’épilepsie allant jusqu’au coma. Ces moments d’absence furent finalement fondateurs où il a puisé son inspiration. Il se souvient que les phases de réveil s’initiaient par la perception de sons. Puis les sens revenaient, suivis des mouvements du corps[3].
Le compositeur ne fait pas du flux une notion théorique, mais la présence de ce terme dans nombre de ses interventions apparaît comme étant à l’origine de son travail. Il lui faut traiter ce flux, non pour l’arrêter mais pour le ralentir et continuer. C’est ainsi que le travail d’écriture s’impose à lui.
Pour parler des différentes manières de ralentir, Pascal Dusapin utilise un vocabulaire qui ne relève pas du champ lexical de la musique. Pour dire comment son acte de composition le travaille, sa langue emprunte le langage courant. Dans le temps qui précède le travail d’écriture extrêmement précis, note à note, nous avons affaire à un écrivain de musique qui trace des formes, qui se plient, se replient, dérivent, bifurquent, se courbent, se détournent. Détournement qu’il décline en plusieurs variations. Par exemple, « détourner » : un terme qu’il emprunte à la sculpture, « désigne l’opération par laquelle on enlève la matière en excès[4]. »
Pascal Dusapin écrit : « Former, c’est inventer des bords. […] Une forme, c’est ce qui se déforme.[5] » C’est dire que pour le compositeur la forme est en devenir. Il ne s’agit pas d’une forme figée mais d’une forme en mouvement. Dans le flux continu, la formation de bords vient faire évènement. Ça déborde, ça flue, reflue, s’épanche… C’est tout un champ sémantique de la continuité que des évènements en bordure viennent transformer, en différentes ramifications.
« Ecrivain de musique », c’est ainsi qu’il se nomme. A sa table de travail, sa gestuelle, ses postures établissent un lien tout à fait personnel entre lettre, corps et jouissance. Les termes que le compositeur utilise ne sont pas sans faire écho à ceux de Lacan dans Lituraterre : « ruissellement, source, nuée, ravinement ». Lacan y souligne la fonction littorale[6] de l’écriture.
Au joint de la parole et du corps, quelque chose du vivant est dans le débordement et en même temps le menace. Il faut sans cesse ralentir, contenir, diriger, former, sans l’arrêter. A travers ce qu’il en dit, c’est ce que la musique de Pascal Dusapin recèle de précieux. J’ai tiré un enseignement de ce premier cartel : continuer, en construisant des bords qui ne soient pas des clôtures mais des ramifications, des obliques. J’ai saisi comment le mouvement de l’analyse se poursuit ailleurs qu’en séance, laissant ouverte la possibilité de l’inconscient. L’inconscient ici nommé comme respiration ou pulsation, temps où les savoirs se réorganisent, où la vie passe.
[1] Dusapin P., Une musique en train de se faire, Paris, Seuil, 2009, p. 18.
[2] Pascal Dusapin, Flux, Trace, Temps, Inconscient (Entretiens sur la musique et la psychanalyse), in Dechambre V. (s/dir.), Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2012, p. 47.
[3] op.cit., p. 72.
[4] Dusapin P., Composer. Musique, Paradoxe, Flux. Leçons inaugurales du Collège de France, Paris, Éd. Fayard, 2007, p. 49.
[5] Ibid.
[6] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 16-17.