Cécile Wojnarowski : Vous venez de publier Ⱥdolescents, sujets de désordre1, dans la collection de Philippe Lacadée, Je est un autre, aux Éditions Michèle. Vous y témoignez de votre expérience d’un dispositif d’accueil à l’adresse d’adolescents en difficultés, Entrevues. De quel désordre l’adolescence est-elle le nom ? Quel écart faites-vous entre le désordre et le symptôme ?
Chacun convient que l’adolescence est une période de « désordre » : celui-ci s’exprime aussi bien en famille qu’au collège, au lycée, jusque dans la rue parfois. Il prend des formes variées, de la rébellion à l’isolement, de l’addiction aux jeux à la « phobie scolaire », c’est le temps des choix difficiles pour le meilleur et quelquefois, pour le pire. Ce désordre est à lire surtout comme l’écho d’un désordre plus intime que rencontre le sujet dans sa pensée, son corps et ses liens, face à la rencontre du nouveau qui surgit dans sa vie Après l’enfance2 et le confronte à un impossible, celui du non rapport sexuel, indexant un point de béance, source de bouleversements.
Marie-Hélène Brousse, dans l’interview qu’elle nous a accordée, le formule d’une autre façon : » Les « Figures du désordre » et les vignettes que nous avons choisies pour témoigner de cette expérience résonnent de ce désordre de la pulsion.
CW : Qu’est-ce qui a nécessité la création de ce dispositif ? Quel est ce pas de côté que vous opérez par rapport à des jeunes pas forcément « demandeurs » voire en position de refus ?
Le CMPP où est né Entrevues accueillait déjà de nombreux adolescents, mais nous avions l’idée que pour nombre d’autres, la demande d’un rendez-vous, son attente, s’avérait rédhibitoire : certains évènements-symptômes ne souffrent pas les délais des listes d’attente. Il s’agissait aussi de se régler sur la hâte, moment propre à l’adolescence. La souffrance bruyante ou silencieuse de ces jeunes était à entendre, même sans demande, comme modalité d’appel et nécessitait une réponse nouvelle. Nous avons imaginé, à l’instar d’autres institutions de psychanalyse appliquée, un dispositif souple, permettant un accueil rapide de la souffrance subjective, à durée limitée, six rendez-vous dans un premier temps. Bien entendu, il ne s’agit pas d’offrir six petits tours et puis s’en vont ! Mais de tenter de créer les conditions pour qu’un désir émerge et de viser une poursuite au-delà, avec le même partenaire.
CW : Votre ouvrage témoigne de la façon dont vous accueillez chaque sujet dans sa singularité. Vous faites une offre de rencontre « pour essayer ». Qu’est-ce qui permet parfois que l’essai soit transformé au cas par cas ? Qu’est-ce qui oriente votre intervention ?
C’est en effet une question toujours à remettre sur le métier, raison pour laquelle nous continuons d’affirmer qu’il s’agit d’un dispositif expérimental, bien qu’il ait aujourd’hui dix ans d’existence. Les adolescents que nous recevons sont souvent peu enclins à parler, plutôt dans le refus ou la réticence, malgré tout il s’agit de permettre au sujet de trouver le chemin de la parole, de l’accueillir dans sa singularité, son « incomparable ». Réduire la demande de notre côté, par exemple, ou mettre à l’écart les normes surmoïques de l’Autre, sont autant de façons d’indiquer que malgré l’inadéquation du langage à dire ce qui se rencontre, tout sujet n’a guère que cet outil-là. « Essayer », sur un temps limité, suppose donc une opération de soustraction du côté du clinicien, soit un calcul entre compte à rebours et temps logique du sujet. L’expérience nous montre que même sur une temporalité réduite, le pari sur un nouage transférentiel peut infléchir le parcours de certains sujets et prêter à conséquences.
CW : Qu’est-ce que votre expérience vous enseigne sur ces adolescents?
Tout d’abord, la pertinence de l’enseignement de Lacan et sa lecture par Jacques-Alain Miller, pour aborder cette clinique contemporaine, bien souvent hors les normes. Le fait que bon nombre de jeunes ne viennent pas avec un désir de savoir, mais sur une mise en avant de leur jouissance, nous conduit à utiliser les outils de la fin de l’enseignement de Lacan : en particulier, la logique des Uns-tout-seuls et de l’absence de rapport sexuel sont des clefs pour élucider les symptômes contemporains. Pour autant, nous ne renonçons pas à nous servir des catégories de la clinique classique telles que la logique du stade du miroir ou celle de l’automatisme mental, par exemple. Les adolescents nous enseignent surtout qu’en matière de nouveauté, il est nécessaire de se mettre à l’école de leurs désordres et de leurs dires. L’Autre se doit d’accueillir le nouveau, l’étranger, l’unheimlich. C’est une leçon éthique et aussi politique qu’ils nous donnent. Nos quatre contributeurs à cet ouvrage – Marie-Hélène Brousse, Philippe Lacadée, Laure Naveau et Daniel Roy – apportent aussi leur précieux éclairage sur cette clinique résolument contemporaine.
1 Donnart J.-N., Oger A., Ségalen M.-C., Ⱥdolescents, sujets de désordre, Paris, éditions Michèle, 2016.
2 Après l’enfance, 4ème Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant.