Un fil d’Ariane
« Parent », c’est le semblant choisi par le CPCT de Rennes qui permet à Mme D. de venir parler d’elle. « Pourquoi mes enfants me font ça ? J’ai besoin d’aide. » Cette femme d’origine étrangère arrive perdue. Son énonciation est confuse, elle donne l’impression de chaos et un effort d’historisation à deux semble l’urgence.
À l’âge de seize ans, Madame D. tombe amoureuse d’un homme de trente- trois ans son aîné. Elle le rencontre dans son pays où il a un premier foyer, avec femme et enfants. Ils se voient en cachette, mais une grossesse inattendue la précipite à s’installer en France où il habite la majeure partie de l’année. Elle découvre en arrivant que cet homme y a un second foyer, là encore avec femme et enfants. La polygamie acceptée dans sa culture permet ces deux unions, mais Mme D. ne pourra jamais devenir sa femme puisqu’on ne peut avoir deux épouses en France. La « honte » la suit dès lors car dans son pays il est très mal vu d’être une mère célibataire.
Toutefois, l’amour prend le dessus et elle a cinq enfants avec cet homme qu’elle voit par à-coups. Madame D. explique avoir décidé de le quitter il y a deux ans. Il est violent verbalement, la qualifie de « traînée » et de « clocharde ». Elle se dit menacée et fuit avec ses enfants. Malgré une décision judiciaire lui accordant la garde totale, elle accepte le souhait des deux aînés d’aller vivre chez leur père. Ce dernier est marabout et elle redoute les conséquences fâcheuses que son refus pourrait engendrer. Elle pense d’ailleurs qu’il a jeté un sort aux aînés et a peur qu’il fasse de même aux trois plus jeunes.
Installée avec « les petits », elle dit son désarroi : ils ne font pas ce qu’elle demande, elle a peur de les frapper. « J’ai donné une gifle à ma fille de treize ans. Après, j’ai pleuré parce que je me trouve méchante. Je suis une mauvaise mère. Le père me dit que je finirai sur le trottoir avec mes enfants. » Parler du père des enfants la fixe en place de « putain » côté femme et de « ratée » côté mère. Tout est réel et fait retour dans le corps sous forme de maux de tête terribles ainsi que dans la poitrine. Elle est aussi envahie dans ses pensées, ce qui l’empêche de dormir : « J’entends ce qu’il dit sur moi. » Elle s’appuie toutefois sur des petits autres, notamment une sœur et une assistante sociale. Elle aime « s’occuper des gens » et entreprend pour cela des petits jobs comme la coiffure à domicile ou le baby-sitting. Elle insiste sur ce point qui sera le fil d’Ariane durant le traitement : « Lorsque je travaillerai, j’arrêterai de penser. »
La question des enfants
Elle évoque le dernier qui la mord et la gifle. En grande détresse, elle repère que lui rendre en miroir les coups n’est pas la solution, ni pour lui car la crise empire ni pour elle qui devient « la méchante ». Soutenir cette position nouvelle aura des effets. Elle confie également ne pouvoir adopter les conseils de l’assistante sociale : il ne faudrait plus dormir avec les enfants. Mais Mme D. insiste : « Je ne peux pas dormir seule depuis que B. [second de la fratrie] est parti. » La présence d’un corps réel vient tamponner son angoisse.
Faire le pari du sujet
Madame D. est aussi débordée par les questions administratives. Elle a besoin de s’appuyer sur un autre qui soutient son discours ainsi que ses actes. Des soucis peuvent revenir et il faut de nouveau s’en occuper, mais pas seule. La manœuvre s’attache à décomposer un réel massif pour traiter ensemble des éléments chiffrables, au un par un. De cette opération découle un produit : la construction d’un partenaire pour le sujet. « Je voulais voir avec vous pour nos rendez-vous car je voudrais m’inscrire à un stage.» Ses formations vont dès lors ponctuer le traitement, une ponctuation décisive. Un pari est fait à lui laisser la main sur le temps. Un battement entre formations et CPCT émerge, un battement entre deux savoirs.
Présentifier le désir sans la demande
Ce battement n’est possible qu’à incarner un partenaire à la bonne heure, c’est-à-dire à celle du sujet. Madame arrive à sa séance très fermée. « Ça ne sert à rien, tout va de travers, j’ai eu mal à la poitrine toute la nuit. » Quand je lui demande de préciser ce « tout », elle dit qu’elle ne veut plus parler. Mon silence, ou plutôt ma non demande, ré-enclenche son discours et lui permet de préciser la pente persécutive autour de sa sœur qui sait tout pour elle. Incarner un Autre barré qui soutient sa parole sans la boucher par des signifiants prêts à porter permet de mettre à distance la persécution et la pente à se percevoir comme déchet.
Pluralisation des partenaires
Une articulation entre ses deux, voire trois partenaires, se dessine alors. Les conseils de l’assistante sociale sont énoncés au CPCT, confirmés par l’école où son fils va entrer, non sans mal pour lui et pour elle, mais progressivement, à leur rythme. La violence s’apaise en même temps que l’apparition fulgurante du langage, ce qui émerveille Madame. Donner du poids à sa parole permet l’émergence de celle de son fils. Dormir seule devient possible. Au titre de ce mouvement de séparation, elle isole une anecdote autour du biberon qu’elle ne peut jeter malgré l’insistance de son fils. « Je ne peux pas m’en séparer ! », sourit-elle. L’objet, dans sa poche, s’est déplacé de l’enfant au biberon. Une métonymie opère, ayant pour fonction de garder un petit bout tout en se séparant de son enfant. Un quatrième partenaire essentiel se construit au rythme de ses formations, qui lui permet d’autres identifications : « Je croyais que j’étais seule à ne rien savoir mais non. Il y a plein de pères et de mères de famille à ma formation qui le vivent aussi. » Là où elle était prête à tout accepter sous l’impératif « Travaille ! », Mme D. a isolé ce qu’elle aimerait, à savoir « travailler dans la petite enfance » et est en formation pour préparer un CAP.
Une ébauche de subjectivation
Madame D. me dit en riant ne plus être la même personne. « J’ai repris confiance en moi, à mon rythme. Je suis une autre S. [énonce son prénom]. » Le sujet a amorcé une tentative de subjectivation là où elle se situait entièrement comme objet de l’Autre. Il n’y a d’ailleurs plus de retour dans le corps ni de pensée envahissante. Elle est moins persécutée. Son énoncé « chacun a son caractère » recouvre la volonté énigmatique de l’Autre.
La proposition d’un nom d’analyste en libéral lui sera faite au terme du traitement. Un travail de chiffrage, appuyé sur le dispositif institutionnel du CPCT, a permis de petites coupures et une ébauche de séparation pour ce sujet.