Ouvrons Encore, et déplions son chapitre « Le savoir et la vérité » [1] et ses conséquences. Lacan y élabore l’impossible, non pas sur le versant clinique de « l’impossible à supporter » [2], mais d’abord comme ce qui ne peut pas s’écrire. Ce réel, que Lacan situe dans les « impasses de la formalisation » [3], est logé au niveau du rapport sexuel qui ne s’écrit pas. Mais ce n’est pas un constat dont nous serions quitte. Ce qui ne s’écrit pas induit en effet une modalité temporelle, celle du ce qui ne cesse pas, ce qui se répète. Cette répétition diffère de l’insistance du trait qui relève de la nécessité, c’est-à-dire du symptôme [4].
Cette modalité temporelle n’est pas un destin, ça peut cesser de ne pas s’écrire – c’est un des enjeux d’une vraie rencontre et d’une analyse : ce nécessaire du symptôme qui insiste, travaillé par l’impossible du non-rapport, peut avoir chance de faire émerger et de produire à rebours du contingent [5]. Le sinthome, comme évènement de corps, peut alors serrer au plus près ce qui, autrement, ne s’écrit pas.
L’impossible n’est pas unique, il y a des « points-nœuds, points d’impossible » [6] : « l’impossibilité à dire » [7] en est un, qui n’est pas « l’impossible à écrire ». Ce qui ne peut se dire peut s’écrire – Lacan le note d’ailleurs S de (Ⱥ). Mais il situe ce qui ne s’écrit pas dans les « limites, points d’impasse, de sans-issue, qui montrent le réel accédant au symbolique » [8]. Comment l’impossible dessine-t-il une limite ?
Lacan inaugure ce même chapitre d’Encore avec son schéma en triangle [9] pour situer ce que Jacques-Alain Miller souligne comme « trois limites » [10], indexées aux trois termes de S(Ⱥ), Φ et a, termes dépréciés [11], indique Lacan, dépréciés au regard de la jouissance.
« Il y a d’abord une vertu certaine à mettre en série ces trois limites que sont S(Ⱥ), petit a et grand Φ. […] Ces trois lettres nous évitent de nous contenter au singulier de la limite. On saisit la réfraction de cette limite dans trois dimensions. S(Ⱥ) […] concerne la limite de ce qui se dit. Pour le dire de la même façon suggestive, grand Φ […] est à la limite de ce qui se montre. À cet égard, on peut dire que petit a, sur le vecteur du symbolique au réel, concerne ce qui se fait, ce qui est à situer à la limite de ce qui se fait. C’est à quoi Lacan a donné, dans un sens spécialisé, le nom d’acte » [12].
Ces trois limites sont au plus près de notre clinique, tout à la fois individuelle et collective : chacun y discerne ce qui ne peut se dire, se montrer, se faire, et qui n’obéit plus à la logique de la transgression [13]. Rapprochons cette limite de ce qui se montre de ce que J.-A Miller épingle comme « symptôme » de notre univers technique [14] : « Que dit, que représente l’omniprésence du porno au commencement de ce siècle ? Rien d’autre que le rapport sexuel n’existe pas » [15] !
Ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ne s’articule plus au couple exception paternelle/transgression de l’époque victorienne. J.-A. Miller évoque à ce propos, le bouleversement propre au XXIe siècle dans les mœurs sexuelles, mais qui se diffuse sans doute au-delà : « désenchantement, brutalisation, banalisation » [16]. Il nous faudrait décliner les conséquences individuelles et collectives de ce moment – le nôtre – où ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire modifie notre rapport aux trois limites évoquées : l’image ne voile plus – du porno aux inventions de l’art contemporain, en passant par la surveillance de l’intime –, le symbolique s’avère toujours plus comme semblant [17] – de la vérité menteuse à la post-vérité –, et les émergences du réel se délient des semblants qui les coincent pour donner de nouvelles tournures à notre lien social : de la ségrégation plus ou moins soft aux nouvelles identifications qui mettent en jeu le corps glorieux. Le martyr peut alors témoigner de la jouissance sacrificielle qui l’anime, comme la bande peut assembler autour d’un acte ceux qui n’ont en commun que l’exil.
On peut lire dans Le Monde « Mourir pour son quartier » [18] comment un pur S1 attaché à la violence de la pulsion non déplacée vient souder le groupe, là où aucune identification ne tient. Lacan évoquait le « comportement […] de troupe […] dans la quête ou la chasse sexuelle [où] les garçons s’encouragent en groupe » [19]. La « norme mâle » [20] n’est ici nullement situable et encore moins aujourd’hui. Dès lors, ce qui ne peut s’écrire ne cesse plus, dans un rapport à « le Hautre » [21] qui peut inclure la haine du prochain dans une jouissance insituable dans l’Autre.
Hors de la bande sans doute, dans des rencontres singulières, chacun peut tisser une manière de faire avec ce qui ne peut se dire, se montrer ou se faire. Passer de l’impossible au contingent de cette nouvelle écriture du symptôme et/ou du lien social est un des enjeux de la psychanalyse dans l’actualité.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 83-94.
[2] Lacan J., cité par M. Czermak, in Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ?, n°9, avril 1977, p. 11.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 85.
[4] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 10 décembre 1997, inédit.
[5] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 539.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 118.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 87.
[8] Ibid., p. 86.
[9] Ibid., p. 83.
[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 22 janvier 1986, inédit.
[11] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 87.
[12] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’extimité », op. cit., cours du 22 janvier 1986.
[13] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 119.
[14] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 106, disponible sur le site de Cairn.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 106.
[17] Ibid., p. 113.
[18] Marteau S. & Telo L., « Mourir pour son quartier : la guerre des bandes à Evry », Le Monde, 28 mai 2021, disponible sur internet.
[19] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 97-98.
[20] Ibid., p. 98.
[21] Ibid., p. 99.