« a-corps parfaits », un titre en forme de Witz pour le Colloque annuel de l’ACF-Estérel Côte d’Azur du 11 octobre 2014 dont vous lirez l’introduction faite par Armelle Gaydon.
Les corps remaniés par la science, que notre époque rêve sans limites, résonnent dans le titre « a-corps parfaits », ainsi que dans le titre choisi par notre invité. Il a bravé une météo fort aléatoire pour venir nous parler des « Paradoxes de la prédiction »… : avouons qu’hier soir nul ne se risquait à prédire s’il finirait par se poser à Nice. Mais François Ansermet a parié sur son désir et non sur le calcul de probabilité. Et voilà ! Il est là.
Lacan aimait à dire qu’« il n’y a de science que fiction »[1]. Il accordait son estime à ces fictions futuristes qu’il qualifiait tantôt de « variations sur le thème du savoir absolu » tantôt d’« amusettes »[2]. Prendre le propos de Lacan au sérieux, c’est s’apercevoir qu’un thème récurrent du cinéma campe des héros aux corps glorieux, ayant réalisé la promesse de la science d’éradiquer les limites du corps[3]. En somme, la science-fiction dévoile en quoi les corps sont devenus les « victimes toutes désignées » de la science[4].
Dès 1974, Lacan prédit le retour de la religion, y compris la religion des corps. Mais la science avec ses « tripatouillages » lui paraît « autrement plus despotique, obtuse et obscurantiste » que la religion[5]. Il est temps d’ajouter aux trois professions impossibles – gouverner, éduquer et psychanalyser – « une quatrième, la science. À ceci près, dit-il, que les savants ne savent pas que leur position est insoutenable ». Il évoque une science « folle » « avançant à tâtons » et « sans juste milieu » au point qu’elle commence à effrayer les savants eux-mêmes qui soudain se demandent : « Et s’il était trop tard ?… Et si tout sautait ? »
En riant il ajoute : « Je ne suis pas pessimiste. Il n’arrivera rien. Pour la simple raison que l’homme est un bon à rien, même pas capable de se détruire lui-même. […] Je trouverais merveilleux un fléau total produit pour l’homme. Ce serait la preuve qu’il est arrivé à faire quelque chose […]. [Ce serait] le triomphe de l’homme ». Il conclut : « Mais ça n’arrivera pas » !
Lacan restait optimiste. Certes, nous les savons tenaces, ces fantasmes de « corps parfaits » ainsi que ces vertiges des sciences de la vie qui réalisent une autre prophétie de Lacan : l’avènement du corps « détaill[é] pour l’échange »[6].
Le mérite de ces films est de mettre en scène le pouvoir d’effraction et la puissance subversive qui résulte du fait que ces corps qui rêvent de perfection soient aussi des corps parlants et désirants. La science-fiction oppose souvent aux sociétés futuristes et totalitaires pilotées sur écran, une poignée de rebelles déguenillés qui n’ont pour trouer cette toute-puissance que leur courage physique, leur incompréhensible volonté de continuer à faire l’amour pour se reproduire et leur étrange énergie à continuer de vouloir lire des livres imprimés sur papier. La clinique nous l’apprend : on pourra toujours compter sur l’incroyable capacité du parlêtre à se prendre les pieds dans son fantasme, son inconscient et sa jouissance et à faire buguer, dérailler et rater ces projets de sociétés pures.
En matière de prédiction, la seule chose à peu près sûre c’est que les parlêtres continueront d’avoir affaire, dit Lacan, au réel qui toujours « prend l’avantage »[7]. Céder à l’inquiétude n’est donc pas de mise tant que le psychanalyste gardera une orientation vers le réel. Pour cela, là où « les savants [dont parle Lacan] ont leurs alambics et […] leurs montages électroniques » [8], notre « couteau-suisse » à nous – je rappelle que François Ansermet vient de Suisse ! – c’est… de rendre au parlêtre sa parole.
[1] Lacan J., interview pour le magazine Panorama (1974), republiée dans le Magazine Littéraire, n° 428, février 2004, p. 24 : « Pour moi, la seule science vraie, sérieuse, à suivre, c’est la science-fiction. » Disponible en ligne (octobre 2014).
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre IX, L’identification, inédit, Leçon du 22 novembre 1961.
[3] Cf. Armelle Gaydon, « Limitless », a-corps parfaits n°4, newsletter préparatoire au Colloque de l’ACF-ECA du 11 octobre 2014, en date du 29/09/2014, disponible en ligne (octobre 2014) sur le Blog de l’ACF-ECA.
[4] En paraphrasant Jacques-Alain Miller qui parlait des « enfants victimes toutes désignées du savoir ». Cf. Jacques-Alain Miller, « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, Navarin Editeur, 2011, p. 13-20.
[5] Lacan J., interview republiée dans le Magazine Littéraire, op.cit., ainsi que les citations qui suivent.
[6] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 369.
[7] Lacan J., interview republiée dans le Magazine Littéraire, op.cit.
[8] Ibid.