Le cartel Cinéma-psychanalyse d’Orsay a organisé une soirée préparatoire aux Journées « Femmes en psychanalyse [1] » autour du dernier film de la réalisatrice Céline Sciamma Portrait de la jeune fille en feu [2]. Après la projection, en duo avec Camilo Ramirez, plus-un du cartel, vous êtes intervenue devant un public « tout venant ». Qu’auriez-vous envie de nous transmettre de cette expérience ?
Le film de Céline Sciamma fait événement, il a reçu le prix du scénario au festival de Cannes et au débat où j’étais présente à Saint-Ouen, la réalisatrice a pu dire l’importance de ce film pour elle : il est celui auquel elle a pensé le plus longtemps, pour lequel l’écriture a été la plus difficile et qui s’est « le plus refusé ».
J’ai été frappée par l’attention du public à Orsay. L’émotion était sensible, le débat que nous avons animé avec C. Ramirez en portait la marque. Un spectateur qui n’avait osé prendre la parole m’a dit sur le seuil qu’il était lui-même peintre et qu’il trouvait le traitement de la peinture dans le film d’une grande justesse, c’est un film tout en « caresses du pinceau et de l’image » a-t-il dit.
Cela m’a évoqué ce que dit Lacan de la peinture qui « invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard, comme on dépose les armes. C’est là l’effet pacifiant, apollinien, de la peinture, Quelque chose est donné non point tant au regard qu’à l’œil, quelque chose qui comporte abandon, dépôt, du regard [3] ».
Le film est un regard sur la naissance de l’amour et du désir, des troubles de l’âme et du corps. Pour en parler, vous êtes partie d’un signifiant : « retournement ».
« Prenez le temps de regarder » dit au tout début du film Marianne, la jeune peintre qui pose devant ses élèves, juste avant que son propre regard soit troublé par le surgissement d’un tableau qu’une de ses élèves a remonté d’une remise. Le tableau de La jeune fille en feu, à partir duquel le long flash-back qui constitue le film va se déployer, est le pivot du premier retournement.
Comment re-venir sur un amour qui s’est interrompu ?
Tout à la fin de ce flash-back, Marianne se découvre triste dans les esquisses de son élève et s’en étonne tout en notant qu’elle ne l’est plus – « abandon, dépôt du regard » – la tristesse est traversée. La gravité, le deuil, sont les traces sur lesquelles la réalisatrice prend appui sans qu’elles pèsent, la toile et le cadre dans lesquels vont se peindre et se dire ce qu’une rencontre porte et emporte, longtemps après.
Le film s’ouvre sur le tableau de la jeune femme en feu, et se termine avec celui d’Orphée et Eurydice, leur retournement, peint par Marianne et exposé sous le nom de son père. Si une femme ne peut encore signer au XVIIIe siècle, il s’agit aussi de transmission : le père de Marianne lui a transmis son lien à l’art – et d’autres traits prélevés par la jeune femme lui donnent son accent de liberté (elle peut reprendre son « commerce » et ne pas être obligée au mariage, elle voyage, fume, sait nager. Elle lit et joue du clavecin).
De la condition de cet art Marianne a fait son objet le plus précieux. Cet objet précieux est celui du film lui-même, annoncé dans l’une des toutes premières scènes : pendant que les hommes rament, la jeune femme se jette à l’eau sans hésiter pour sauver les toiles.
Le mythe d’Orphée surgit au milieu du film au cours d’une scène de lecture très vivante : une discussion entre les trois jeunes femmes, Marianne, Héloïse et Sophie. La fin du mythe les tient en haleine, elles se querellent sur cette fin de façon très contemporaine, prennent les protagonistes à parti, un peu comme si elles débattaient d’une série d’aujourd’hui. « Là où le mythe nous aide à vivre dit C. Sciamma, c’est dans la tension de son interrogation – qu’est-ce que je ferais moi ? – qui ouvre à en débattre ensemble ». Après avoir salué l’insistance d’Orphée pour arracher Eurydice au royaume des ombres, l’instant du retournement soulève questions et interprétations. La jeune suivante est scandalisée « pourtant il savait qu’en faisant cela il allait la perdre », pour Marianne, Orphée a fait « le choix du poète plutôt que de l’amoureux », et Héloïse interroge « peut-être que c’est elle qui lui dit de se retourner ? »
L’acte et sa conséquence, pris dans la passion des jeunes femmes à le déchiffrer, résiste. Y tremblent le mystère du corps parlant, l’inconscient en réserve dans le mythe il s’agit bien de se retourner sur ce retournement.
Et lorsqu’à la fin du film Héloïse, devenue Eurydice dans sa robe de mariée, lance à Marianne « retourne toi! », la jeune peintre joue à la fois sa partition et celle de la réalisatrice : elle se retourne, et cet instant de voir fait coupe, il clôt le temps pour comprendre que le flash-back avait ouvert, il sépare, et le moment de conclure coïncide avec la porte qu’elle ouvre sur le dehors et le monde où la création va pouvoir s’écrire.
Céline Sciamma a fait du mythe d’Orphée le mythe d’Eurydice. Le retournement c’est ce que l’art permet, telle est sa proposition.
Loin des revendications égalitaires du « female gaze », que le discours des médias exploite pour alimenter un certain féminisme à partir du travail de C. Sciamma, vous avez mis en valeur ce que le film transmet de ce qu’il en est l’amour et de la création à partir du manque, ce que l’on peut peut-être désigner comme une jouissance féminine
Le film pose la question de l’invisibilité des femmes, chère à C. Sciamma, et s’élargit à la construction d’une langue : « Quand j’écris et que je fabrique des films, j’essaie d’être un peu primitive et je considère qu’il s’agit d’inventer avant tout la langue du film. Il faut se débarrasser, même si c’est difficile parfois, des envies d’être, qui s’incarnent beaucoup dans les clins d’œil qu’on peut faire aux cinéastes et aux films qui nous ont précédés. Il faut se départir des autres et de l’autorité des choses qui sont achevées, et se dire que les films inventent leur langue et que l’on va essayer de la parler, en étant la plus joueuse possible, et en fabriquant un espace mental dans lequel les spectatrices et les spectateurs se mettent à parler cette langue. » dit-elle dans un entretien à Marie Richeux à France Culture [4].
Pour cela prendre le temps de la création. Celui de regarder, d’entendre, ce qui procède d’une grande attention au regard et à la voix, à l’image désencombrée, au silence et à l’énonciation que le son ne vient pas saturer, « Je voulais enlever tous les autres éléments pour filmer la façon dont cet amour devient possible et lui donner toute sa puissance » – resserrée sur ce huis-clos. « C’est plus grand, plus vivant, le cœur brisé est ouvert, l’absence de l’autre laisse un vide, un espace pour autre chose. Les amours finies sont des conditions de curiosité pour la suite ».
Conditions de création frayant un savoir nouveau.
L’attention que la réalisatrice porte aux « images manquantes » des femmes dans l’histoire du cinéma ou de la peinture ne s’attache-t-elle pas justement aux lieux où comme le dit Lacan « on la dit-femme, on la diffâme [5] », c’est-à-dire où « ce qui de plus fameux dans l’histoire est resté des femmes, c’est à proprement parler ce qu’on peut en dire d’infamant » ? La délicatesse rare avec laquelle C. Sciamma cherche à rendre visibles ces images manquantes s’apparente à l’attention au « bien-dire », ici l’amour entre femmes mais aussi la scène inédite de l’avortement – elle rappelait à cette occasion dans le débat qu’Annie Ernaux avait souligné qu’on ne trouve pas dans les musées de représentation des « faiseuse d’anges », dont le recours était si fréquent à l’époque. Autre point, évoqué par Chantal Thomas dans La Cause du désir [6], celui de la sororité que le personnage de Sophie rend vibrant. La forme singulière d’amitié qui lie les trois femmes est allégée de leur différence de condition sociale et les rend solidaires. Cette jeune suivante, précise C. Sciamma, n’est pas traitée comme un élément du décor, elle est passeur dans deux scènes majeures : celle de l’avortement et celle du rassemblement des paysannes pour chanter. Le tableau en clair-obscur de ces femmes aux voix fortes dont le chant polyphonique en latin s’élève au bord du feu, fait trembler en arrière-fond les récits moyenâgeux sur les dites sorcières qui, du fait d’incarner l’autre jouissance, d’échapper à la logique phallique, furent brûlées par milliers.
« Plus on est intime plus on est politique », dit volontiers C. Sciamma, ce qui est bien autre chose qu’un programme préétabli. Cette déclaration est une boussole que cette œuvre parvient à faire vibrer. S’y joue « une expérience singulière, éprouvée et indicible [7] », à la façon des premières mesures des Quatre saisons de Vivaldi que Marianne interprète au clavecin, les mains glissées sous la jupe de toile qui recouvre le clavier.
De ces premières notes, elle dit à Héloïse qui lui demande « c’est joyeux ? » : « ce n’est pas joyeux, c’est vivant ».
[1] « Femmes en psychanalyse », 49e journées de l’École de la Cause freudienne, Paris, Palais des Congrès, 16-17 novembre 2019.
[2] Sciamma C., Portrait de la jeune fille en feu, film sorti en salles en 2019.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 93.
[4]Sciamma C., Richeux M., « Par les temps qui courent. Céline Sciamma : ‘‘Plus on est intime, plus on est politique’’ », France Culture, 11 septembre 2019, disponible en ligne www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/celine-sciamma
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 79.
[6] « Une autre écriture », entretien avec Chantal Thomas, La Cause du désir, n° 103, novembre 2019, p. 114.
[7] Caroz G., « Des hommes aussi bien que les femmes », La Cause du désir, n° 103, op. cit., p. 63.