Sarah Dibon : Alors, qu’est-ce que c’est au juste l’intrigue au théâtre ?
François Regnault : En s’appuyant sur un certain nombre d’auteurs sur ce sujet on s’aperçoit qu’ils utilisent beaucoup le mot « fable », « fable d’une pièce de théâtre ». Il faut partir de là je pense. C’est la traduction de muthos en grec, qui veut dire le mythe. Et que Aristote [1] utilise comme la fable de la pièce, l’histoire. C’est-à-dire l’intrigue, ce que nous appelons aujourd’hui « l’intrigue de la pièce ».
Corneille dit « intrique [2] », « intrication ». Il l’utilise une fois comme ça de temps en temps, ce n’est pas tellement courant. C’est devenu courant dans la littérature. Quand on dit « l’intrigue de théâtre », « Raconter l’intrigue », etc. Et à partir de là, « intrigant », « intrigante », « intrigué », « je suis intrigué », etc.
Qu’est-ce que c’est l’intrigue d’Œdipe ? Il se demande pourquoi il y a la peste à Athènes. Il découvre qu’il a tué son père et épousé sa mère. Et c’est une grande enquête, une grande intrigue, pour essayer de trouver. Et lentement, les choses nous sont révélées dans l’horreur, il se crève les yeux et il quitte Thèbes. Voilà l’intrigue. C’est ce qu’on appelle la fable à partir d’Aristote. Pour un Grec, entre le mythe d’Œdipe et la fable d’Œdipe, c’est exactement la même chose. Simplement le mot « fable » a été très utilisé au XVIIe siècle, et au XVIIIe siècle.
Je partirais d’un exemple qui m’a toujours intrigué – si j’ose dire – dans la seconde préface d’Andromaque [3]. Racine est surpris parce qu’il lit une tragédie d’Euripide dans laquelle Hélène n’est pas allée à Troie. Alors vous voyez c’est compliqué, parce que toute l’Iliade [4] porte sur le fait qu’Hélène a été enlevée par Paris et qu’elle est allée à Troie, mais là Euripide a inventé une scène dans laquelle elle n’est pas allée à Troie. Alors on dira « mais qu’est-ce qui s’est passé alors ? ». Et ben c’est une autre Hélène, une Hélène feinte, une Hélène fantomale, qui a fait de la figuration à Troie. Pendant ce temps-là, Hélène était particulièrement tranquille en Crète, ou quelque chose comme ça, avec Protée qui la protégeait. Et Ménélas l’a retrouvée saine et sauve et sans qu’elle l’ait trompé. Alors évidemment Racine dit mais c’est quand même bizarre parce que toute l’intrigue fout le camp là. Vous voyez, toute la fable n’est pas la même. Racine dit ça parce qu’il essaye de s’autoriser des changements dans ses pièces en disant « Je voudrais avoir à faire quelques changements dans les intrigues anciennes, et pas les recopier ».
Je prends un exemple très simple : dans l’Iphigénie ancienne, on sacrifie une biche à la place d’Iphigénie. Donc c’est tant mieux pour Iphigénie, mais lui il dit que ça n’aurait pas marché auprès de ses spectateurs. S’il avait dit aux spectateurs du XIIe siècle « J’écris la tragédie d’Iphigénie, mais rassurez-vous, à la fin, c’est une biche qu’on sacrifie », les gens auraient dit : « c’est pas très intéressant ça ».
Pour traduire Aristote, muthos, ce que les Allemands ont appelé avec Brecht « la fable [5] », c’est ce que nous appelons dans le langage le plus courant, « intrigue ». Mais c’est un terme qui ne s’inscrit pas dans les réflexions théoriques, dramaturgiques, sur le théâtre.
C’est un terme qui est sorti du théâtre, qui à l’origine a désigné le théâtre, mais qui veut dire finalement tout ce qui s’intrique, tout ce qui est intrigant, tout ce qui est emmêlé, noué. Parce qu’on parle beaucoup, dans le théâtre, de dénouement. Pourquoi ? Parce qu’à la fin on dénoue le nœud. Mais au début c’est noué.
S. D. : C’est embrouillé.
F. R. : C’est embrouillé, voilà. Dans l’intrigue, il y a toujours l’idée d’une embrouille, il y a toujours l’idée que c’est embrouillé. Et un intrigant ou une intrigante, ce sont des gens qui embrouillent à plaisir.
S. D. : Dans votre ouvrage récent sur Claudel, vous avez eu « le souci de cerner le plus souvent possible ce que l’on cherche quand on répète toute pièce digne de ce nom : l’enjeu d’une scène [6]». Est-ce que l’enjeu pourrait être un nom de l’intrigue ?
F. R. : Pas tout à fait, parce que je pense que l’intrigue traverse la pièce du début jusqu’à la fin. Tandis que l’enjeu c’est une chose singulière qui apparaît à un moment. L’idée de l’enjeu de la scène m’est venue dans la fameuse leçon du Séminaire de Lacan [7] sur Athalie de Racine [8].
Il y a un enjeu dans chaque scène importante. Mais il faut aussi que ce soit un objet important qui est découvert, qui n’est pas évident. Par exemple, on dira : l’intrigue de L’École des femmes [9], c’est que Arnolphe ait élevé une jeune fille toute sa vie pour pouvoir l’épouser quand elle aurait 20 ans et que finalement elle trouve un jeune homme de son âge et elle le laisse. Et ça, c’est l’intrigue, si vous voulez. Mais l’enjeu, c’est plus compliqué, parce que l’enjeu, c’est évidemment qu’il arrive à épouser Agnès. Mais c’est pas vraiment ce que j’appelle l’enjeu. L’enjeu, c’est plus difficile, l’enjeu c’est un objet.
En termes lacaniens – c’est là où je reprendrai un exemple chez Lacan –, ça veut dire qu’à un moment il y a quelque chose, un objet est en jeu et qui va être ce autour de quoi tourne l’affaire. Alors, on pourrait dire que dans L’École des femmes, l’enjeu, c’est Agnès, vous voyez ? C’est-à-dire tout le monde tourne autour d’elle : l’un pour l’épouser, elle pour se faufiler ailleurs, Horace pour la conquérir. On pourrait dire qu’elle est l’enjeu de la pièce, ou que l’enjeu de la pièce, c’est comment un barbon veut réaliser son désir, le désir d’un vieillard. On pourrait dire ça, l’enjeu de la pièce, c’est le désir d’un vieillard dont Molière se moque d’un bout à l’autre.
S. D. : Si l’enjeu est du côté de l’objet cause du désir, est-ce qu’on pourrait dire que l’intrigue c’est toutes les embrouilles autour de cet objet ?
F. R. : Voilà. Oui, je suis d’accord, on pourrait dire ça. Toutes les embrouilles autour d’un objet qui doit, à la fin, quand même, apparaître clairement, c’est-à-dire ce qu’on appelle le dénouement.
Comment démêler un nœud ? Dans les grandes pièces classiques de ce temps-là, vous aviez des intrigues simples et des intrigues complexes.
Prenons par exemple, Bérénice [10] de Racine. L’intrigue est très simple. Titus ne peut pas épouser Bérénice parce qu’elle est reine, et que les Romains ne supportent pas que l’empereur épouse une reine. C’est pas du tout parce qu’elle est juive, c’est pas le problème. Parce que, aujourd’hui, quand vous demandez aux gens pourquoi il veut pas l’épouser, ils projettent les idées de Marguerite Duras là-dessus. Quand Racine veut dépeindre le problème judaïque, il écrit Esther [11] et Athalie. Mais là les Romains, depuis le meurtre de Lucrèce à la fin de la République romaine, sont hostiles aux rois. Ou bien il va l’épouser et les Romains vont être scandalisés ou bien il ne va pas l’épouser, mais il faut qu’il renonce à elle et il va être très triste et elle aussi. Et c’est ce qui se passe. Ils consentent à ne pas mourir. L’intrigue est très simple.
Mais, si vous prenez par exemple, je prends le contraire. Dans Corneille, vous avez une pièce qui s’appelle Héraclius [12]. Elle est très tordue, parce qu’au dernier moment on a substitué un enfant à un autre dans un berceau royal. Et donc il y a ceux qui savent le secret et ceux qui ne le savent pas. On est tout le temps en train de se demander qui est vraiment l’héritier et les vers sont tellement compliqués que, quand on parle de l’un, on croit qu’on parle de l’autre. Là c’est une intrigue très complexe, incompréhensible.
S. D. : Il y a un gout pour l’intrigue complexe. Aujourd’hui ont dit avec cet anglicisme qu’il ne faut pas spoiler l’affaire. Il ne faut surtout pas révéler le dénouement. Avec le système des séries d’ailleurs ça ne se dénoue jamais tout à fait.
F. R. : Très juste. Moi je ne suis pas de séries mais Gérard Wajcman a écrit sur les séries [13]. C’est vrai que là vous avez une intrigue non seulement complexe mais à rebondissements, qui n’en finit pas. Et alors je reviens à une phrase de Corneille à propos d’Héraclius, il dit « L’intrigue est tellement compliquée qu’il faut la voir deux fois, il faut voir la pièce deux fois pour en remporter une entière intelligence ». C’est-à-dire beaucoup de gens sortent la première fois en disant « Mais j’ai rien compris », et puis ils arrivent la deuxième fois à comprendre. Donc il calcule lui-même, on va dire qu’il fait une série, avec une pièce, il la met en série.
S. D. : Et concernant les intrigantes ? Dans L’École des femmes le stratagème d’Arnolphe, est de maintenir une fille dans l’ignorance pour qu’elle ne devienne pas une intrigante, pour qu’il n’y ait pas d’embrouille, pas d’intrigue.
F. R. : Absolument, il faut qu’elle soit une bécasse. Il est tellement content quand elle dit qu’on fait les enfants par l’oreille. Il dit : « Elle est tellement idiote que comme ça je serai tranquille ».
S. D. : Et Lacan de rétorquer que c’est justement là que ça aurait dû lui donner la puce à l’oreille. (Rires) Aussi idiote soit elle dit-il c’est d’être un être de parole qu’elle désire. «Simplement, du fait qu’elle est dans le domaine de la parole, son désir est au-delà, elle est charmée par les mots, elle est charmée par l’esprit. » [14] Elle désire en prenant appui sur la parole, c’est-à-dire sur les mots doux que lui dit Horace. C’est par la parole « c’est à dire par ce qui rompt le système de la parole apprise et de la parole éducative. C’est par là qu’elle est captivée. » [15]
F. R. :
« Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon,
Et qu’on vienne à lui dire, à son tour : ‘‘Qu’y met-on ?’’
Je veux qu’elle réponde, ‘‘Une tarte à la crème’’ »
Qu’est-ce qu’on met dans le corbillon ? Au lieu de répondre comme on le lui demanderait, avec « tarte à la crème » elle sort du champ, elle déjoue complètement le jeu. Et qu’elle comprenne ou qu’elle ne le comprenne pas, ça n’a aucune importance, elle envoie la tarte à la crème à la figure, elle sort du champ. On pourrait presque dire que c’est la jouissance infinie. Elle trouve quelque-chose d’un autre ordre, ce qui lui échappe complètement à lui. Les moindres paroles d’Horace, en effet, elle les trouve formidables.
Ce qui est intéressant, c’est qu’elle n’est pas du tout une intrigante non plus. Ce qui serait intéressant, c’est de parler des femmes que tout le monde tient pour une intrigante. Mais qui – pas dans un sens péjoratif – est en réalité d’une naïveté absolue.
S. D. : Alors les dénommées « intrigantes » au théâtre…
F. R. : Je prends un exemple qui est Lulu, la Lulu de Wedekind [16]. C’est une femme dont on pourrait dire elle est perverse parce qu’elle met dans son jeu le père et le fils, elle corrompt tous les hommes, tout le monde lui court après. Mais en même temps il y a une espèce d’évidence naïve. Beaucoup de gens ont dit « C’est un Don Juan femme ». C’est vrai qu’elle est donjuanesque, mais l’idée qu’elle serait intrigante et perverse, c’est ça qui ne marche pas, parce qu’elle est pas du tout ça. Elle a simplement un désir, on ne peut pas dire simple, elle a un désir compliqué, mais un désir tel, que partout où on s’imagine qu’elle va compliquer les choses, elle les simplifie. Alors elle les simplifie aux dépends de ceux qui voudraient qu’elle les complique. Ce que tout le monde dit, l’idée de femme fatale au fond…
La femme fatale n’est pas forcément une intrigante. La femme fatale est une femme qui peut être toute simple et qui va droit au but. Alors c’est pas du tout la même chose qu’Agnès, mais ça n’est pas non plus la marquise de Merteuil dans les Liaisons dangereuses [17]. Vous pouvez avoir des femmes fatales, mais vous pouvez avoir aussi des emmerdeuses aussi qui compliquent tout à plaisir, vous pouvez avoir des hystériques qui ne régissent pas non plus. Prenez par exemple Arsinoé elle réussit à rien du tout. Elle voudrait avoir Alceste dans le Misanthrope [18], mais elle a embrouillé le truc, elle dénonce…
S. D. : Oui, c’est l’intrigue sordide.
F. R. : Oui, l’intrigue sordide, qui dégoute finalement.
Et il y a l’intrigue du désir infini, du désir immense, du désir sans limite. Comme Lulu qui est comme Don Juan. On a souvent dit que c’était une version féminine de Don Juan, de Don Juan l’éternel, et, en effet, elle a tous les hommes pour elle, tous les hommes lui font la cour, même les femmes d’ailleurs. À un moment, elle est l’objet d’une assiduité féminine de la part d’une comtesse. Et alors ça finit mal parce qu’elle est assassinée. Jack l’Éventreur : ça finit mal.
Lulu était divisé en deux pièces. La première pièce s’appelait Erdgeist, L’Esprit de la terre, comme si c’était le démon, vous voyez ?
Et l’autre s’appelait La Boîte de Pandore, Die Büchse der Pandora. Hésiode a inventé la boîte de Pandore. À la fin il reste l’espoir. Mais la boîte de Pandore est telle que de la boîte de Pandore en sortent toutes les intrigues féminines possibles et imaginables. Il reste l’espoir, mais je ne pense pas qu’il faille en donner une version morale du genre « tout finira bien ». Il reste quelque chose en plus. Il y a quelque chose en plus qui sort de là, un désir fort qui dépasse la situation, un désir qui dépassera toujours la demande.
S. D. : À propos de l’intrigue hystérique dont parle Lacan, notamment avec le cas Dora, l’intrigante peut-être celle qui pose sa question « Qu’est-ce qu’être une femme ? », en ayant affaire avec le désir de l’Autre qui lui fait question, ceci, à travers une certaine embrouille.
F. R. : « Chercher un être pour le dominer », c’est une formule qu’il utilise. Et puis aussi « je te demande de refuser ce que je te donne puisque ça n’est pas ça ». On voit bien qu’il y a toujours un reste supplémentaire. C’est pas ça… On voit bien le pas-tout dans l’intrigue hystérique. Il y a toujours quelque chose que de toute façon c’est pas ça. J’y pense toujours, j’avais une amie américaine et, à chaque fois que je traduisais quelque chose, elle me disait « Mais non, mais c’est pas ça ». J’imagine une définition de l’intrigue, vous dites « to be or not to be » et alors on dit, je traduirais « être ou ne pas être », et l’hystérique dira « non non, c’est pas ça, to be, en anglais, c’est autre chose ». C’est toujours autre chose, mais vous n’arrivez jamais à traduire quoi que ce soit, parce qu’il y a toujours quelque chose que c’est pas ça. Lacan m’avait dit un jour « Vous savez, franchement, on ne peut traduire aucune langue dans aucune autre ». Et alors il avait ajouté « Et pourtant on y arrive ». Et on pourrait dire d’ailleurs, pour l’hystérique, on ne peut jamais traduire la langue de l’hystérique dans une autre langue, mais, dans l’analyse, il semble qu’on y arrive quand même.
S. D. : L’analyse comme une grande intrigue à dénouer.
F. R. : Oui, parce que nommer la cause de son désir, qui était proposé comme la fin première de l’analyse dans le premier Lacan, c’était censé dénouer l’intrigue. Dénouer l’intrigue y compris en obtenant ce que Lacan appelle à un moment « une fin plate ». C’est-à-dire « finalement c’était pas grand-chose ». Ce que Jacques-Alain Miller appelle « la chute des idéaux », c’est tout d’un coup s’apercevoir que bah c’était pas très compliqué, qu’on avait cru à la patrie, à une divinité, à quelque chose, et puis, finalement, c’est pas grand-chose. C’est le truc très simple de Swann disant à la fin dans Du côté de chez Swann[19], « Finalement, cette femme n’était pas mon genre ». C’est la fin de l’analyse.
Odette de Crécy est une intrigante de première. Enfin il la prend pour ça. C’est comme ça qu’il la voit lui. C’est-à-dire il suffit qu’elle dise qu’elle va visiter le château de Pierrepont le lendemain, c’est justement le château qu’il voulait visiter, mais il ne veut pas y aller, parce qu’il va la trouver avec un autre homme, etc. Dans ce cas-là on pourrait dire que l’hystérique, c’est lui.
Et puis « finalement, cette femme n’était pas mon genre ». On a une fin plate. Alors, évidemment, le roman Du côté de chez Swann s’arrête pour lui à ce moment-là. Dans les romans, on ne peut pas en rester là.
S. D. : Et Feydeau ? De l’amour au cœur de l’intrigue comique…
F. R. : Ah Feydeau (sourire) ! Il y a une référence que je prends toujours à propos de Feydeau, elle vient de Jean-Claude Milner. Il faut le citer. Il dit que les intrigues de Feydeau, c’est le rapport d’un imbécile avec une idiote. L’imbécile, en latin, ça veut dire quelqu’un qui s’appuie sur un bâton, c’est-à-dire quelqu’un qui est incapable d’assumer l’universel. Et alors l’imbécile, c’est le mari dans Feydeau, qui n’arrive jamais à avoir raison. Et l’idiote, ça veut pas dire qu’elle est l’idiote au sens bête, ça veut dire qu’elle est, en grec, ça veut dire quelqu’un qui est totalement imbu de soi et qui s’entête dans son idée. Alors, prenons par exemple l’intrigue à un moment dans Feydeau sur les îles Hébrides, On purge bébé[20]. Elle dit « Je sais pas où sont les îles Hébrides ». Alors ils décident tous les deux, le mari et la femme, de chercher dans le dictionnaire. Mais ils arrivent jamais à H, donc ils sont toujours à des Ébrides, E, et puis, à un moment Z, etc., ça dure comme ça… Et elle dit que des conneries, c’est-à-dire elle est idiote, elle s’entête, « mais évidemment tu ne sais pas où c’est ». Et à un moment « Pourquoi pas aussi dans les H ? » Et elle a trouvé finalement. Les bras lui en tombent parce que, à chaque fois, elle a raison. Il ne s’agit pas de savoir si elle a raison ou celui qui l’emporte, mais de voir où passe le désir.
Dans Mais n’te promène donc pas toute nue ! [21] Elle se promène en chemise devant son fils, le petit, qui est en bas âge. Alors, il lui dit « mais n’te promène donc pas toute nue devant ton fils », alors elle lui dit cet argument qui est formidable « C’est ça, parce que toi, parce que je t’ai dit oui à la mairie une fois et qu’on est mari et femme, tu as le droit de me voir toute nue quand tu veux, et mon fils qui est la chair de ma chair… » (rires). Alors ça c’est typique l’idiote. Qu’est-ce que vous voulez qu’il réponde ?
S. D. : Oui, pendant toute la pièce, elle ne donne que des arguments absurdes, qu’il n’arrive pas à contredire. Et on voit bien en effet que le désir passe par elle. À la fin, il y a Clémenceau…
F. R. : Qui est à la fenêtre. Oui, il n’y a pas de rapport sexuel, Feydeau illustre ça très bien. Dans Occupe-toi d’Amélie[22] – qui est une pièce absolument formidable –, à un moment il y a une soirée, ils ont bu les uns et les autres, elle se retrouve au lit dans un hôtel avec quelqu’un qui n’est pas son mari. Je me rappelle très bien, j’ai vu ça avec Madeleine Renaud, quand j’étais petit, c’était à mourir de rire. Et alors, elle a encore perdu ses bottines, elle est en chemise, et puis, à un moment, il lui dit « Mais qu’est-ce que tu fais dans mon lit ? », etc. Ils sont très inquiets, parce qu’ils se demandent s’ils ont baisé ou pas. Alors la question est la suivante : « Mais hier alors, on est rentrés, avons-nous ou n’avons-nous pas ? », et ils se rappellent pas. Occupe-toi d’Amélie, c’est la version comique de « il n’y a pas de rapport sexuel [23] ». Et elle a cette réplique formidable, elle dit : « Dieu seul le sait ! » et alors lui, il dit « Et je le connais ! Il ne nous le dira pas ! » (rires)
Sarah Dibon remercie François Regnault pour ces références :
[1] Aristote, La Poétique, Paris, Seuil, 2011.
[2] Corneille P., « Discours des trois unités d’action, de jour, et de lieu », 1660.
[3] Racine J., « Seconde Préface. Virgile au troisième livre de l’Énéide », Andromaque, 1667.
[4] Homère, Iliade, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1993.
[5] Brecht B., « Petit organon sur le théâtre », Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000. Et Brecht B., « Théâtre récréatif ou théâtre didactique ? », Écrits sur le théâtre, Paris, L’Arche, 1963.
[6] Regnault F., Claudel avec Lacan. Petit guide du théâtre de Paul Claudel, Paris, Navarin, 2018, p. 8.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 293-306.
[8] Racine J., Athalie, Paris, Folio, 2001.
[9] Molière, L’École des femmes, Paris, Flammarion, 2011.
[10] Racine J., Bérénice, Paris, Flammarion, 2013.
[11] Racine J., Esther, Paris, Folio, 2007.
[12] Corneille P., Héraclius, 1647.
[13] Wajcman G., Les Séries, le monde, la crise, les femmes, Lagrasse, Verdier, 2018.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 139.
[15] Ibid. p. 138.
[16] Cf. Wedekind F., L’Esprit de la terre, 1898 ; & La Boîte de Pandore, 1903.
[17] Laclos (de) C., Les Liaisons dangereuses, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2011.
[18] Molière, Le Misanthrope, Paris, Folio, 2013.
[19] Proust M., À la recherche du temps perdu, vol. 1, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1992.
[20] Feydeau G., On purge bébé, 1910.
[21] Feydeau G., Mais n’te promène donc pas toute nue !, 1911.
[22] Feydeau G., Occupe-toi d’Amélie, 1908.
[23] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 226.