L’opportunité était à saisir : faire résonner le thème des prochaines Journées de l’ECF avec celui du travail du cartel, comme veut le mettre activement en valeur la Soirée de rentrée des cartels de l’ACF en Belgique avec laquelle elle a pris l’habitude de débuter ses activités en septembre.
Cette année, celle-ci prit ainsi pour thème « Femmes dans la psychanalyse – Le travail des cartels, vers les J49 », car en premier lieu le dispositif du cartel a des affinités certaines avec la logique féminine : en valorisant les solitudes subjectives face au savoir sans les fondre dans un collectif [1] ou un tout, il fait la part belle à la discordance des voix et à la singularité des parlêtres. C’est le propre de la réponse subversive et vivifiante qu’offrent les cartels au désir de savoir qu’ils convoquent. Car si le cartel – défini comme « l’organe de base [2] » de l’École – est resté immuable dans sa forme inventée par Lacan, il reste un dispositif d’une souplesse extraordinaire, profondément démocratique dans son accès et son fonctionnement – « une machine anti-didacticien [3] » selon le vœu de Lacan – et ouvert à la diversité des styles de travail, sans objectifs établis à l’avance. La possibilité qu’il offre d’une expérience à éprouver impliquant l’énonciation de chacun reste en outre indissociable du travail de l’inconscient où se noue, pour nous, engagement épistémique et politique.
Ce qui a pris la forme d’un intercartel ce soir-là à Bruxelles nous l’a démontré de façon particulièrement percutante : cinq collègues, dont quatre au départ de leur expérience de plus-un – celui qui a la charge de laisser ouvert le trou dans le savoir en provoquant une élaboration singulière – nous ont fait entendre les produits de leur travail sur cette question du féminin au sein de leur cartel. Ceux-ci sont aujourd’hui rassemblés heureusement dans ce numéro de L’Hebdo-Blog.
Patricia Bosquin-Caroz, invitée comme plus-un, a occupé cette place d’« agent provocateur [4] » avec la conviction et l’habilité propices au surgissement du gai çavoir.
Pour produire quelles nouvelles avancées dans l’élaboration de chacun ?
Monique de Villers, en comparant la logique du cartel à celle du pas-tout nous a permis d’entendre que la différence entre la position du plus-un et celle de l’hystérique tient à ce que celle-ci cherche à produire un tout savoir au maître sur ce qui la concerne elle. Ce qui objecte au tout, c’est le un par un, comme il n’y a pas La femme et un tout savoir. Le plus-un est là pour « contrer cette pente au tout », a-t-il été proposé, en arrachant l’objet a pour le mettre en position de cause et de semblant, en combinant les éléments du discours de l’hystérique et de l’analyste afin de produire ce discours remarquable du cartel – accroché subjectivement à un désir d’École.
Avec Marie-Françoise De Munck, a pu se préciser ce que produit de nouveau l’expérience d’une mystique comme celle de Jeanne Guyon, à la différence d’un délire psychotique comme celui du président Schreber : un nouvel ordre de discours sur ce qui relève d’une expérience éprouvée, qui suppose tout un long cheminement. Cela n’est pas sans avoir évoqué le trajet attendu d’une analyse jusqu’à la passe, où ce qui se transmet relève de l’ordre d’un éprouvé indicible, inéliminable et sinthomatisé, pouvant contribuer à renouveler la doctrine psychanalytique.
Jean-Marc Josson, en dialectisant dans les textes de Lacan et la clinique la question de ce qui fait symptôme tant du côté homme que du côté femme dans les avatars singuliers du conjugo, a permis de souligner l’impossible équivalence dans le sexuel malgré la réciprocité de l’amour. C’est d’être contrainte au « régime mâle » qui fait le ravage côté femme, mais pas seulement, a-t-il été amené à formuler : la dimension d’illimité de la jouissance féminine la ravage aussi indépendamment de l’homme.
Sur cette question si essentielle mais toujours difficile de la dissymétrie entre les sexes dans le social, Pascale Simonet nous a donné à repérer que l’usage du nouveau signifiant féminicide peut conduire à occuper une position de logique masculine, lorsque sont tenus des discours extrêmement radicaux pouvant attribuer ainsi à tous les hommes d’être des violeurs potentiels et à toutes les femmes un pouvoir de vérité absolue. C’est oublier qu’à l’exception d’un seul, tous les hommes sont soumis à la castration si l’on se rappelle les formules précieuses de la sexuation [5] ; et que le risque de le nier est d’appeler non plus à une lutte [6] , mais à une guerre des sexes alors rabattus à la seule différence anatomique, avec un retour en force d’une phallicisation à l’excès.
La contribution de Katty Langelez-Stevens a mis en évidence la nécessité, pour qu’une femme s’éprouve ou devienne Autre pour elle-même – sous-entendant la dimension pas-toute [7] –, d’en passer par le relais d’un autre corps, mais comme une borne qui peut être franchie ; et quand ce relais laisse tomber, une femme comme Médée « s’élève » lorsqu’elle dépasse les bornes phalliques par son acte radical portant atteinte à sa descendance. N’étant plus mère, elle n’est plus que femme – c’est la « vraie femme [8] » qui ne reste pas sous l’emprise du maître contrairement à d’autres comme Anna Karénine ou Madame Buttefly, nous a-t-il été permis de mieux saisir.
Ainsi s’est démontré une fois encore que c’est pour contrer cette pente si commune à produire un tout (savoir) que Lacan a inventé le cartel comme organe fondamental de travail au cœur de l’École. Il participe à faire apprécier la valeur du manque et de la différence, du côté du pas-tout (savoir), face aux revendications de rapport égalitaire, étant donné les singularités de jouissance ; et cela, même si le cartel est « marqu[é] au coin d’un égalitarisme certain [9] ».
[1] Lacan J., Le Séminaire « Dissolution », leçon du 11 mars 1980, Ornicar ?, n° 20-21, été 1980, p. 15.
[2] Ibid.
[3] Miller J. -A., « L’École à l’envers », paru initialement dans L’Envers de Paris no 1.
[4] Miller J. -A., « Cinq variations sur le thème de “l’élaboration provoquée” », La Lettre mensuelle, n° 61, juillet 1987, p. 5-11 ; également disponible sur le site : https://www.causefreudienne.net/cinq-variations-sur-le-theme-de-lelaboration-provoquee/
[5] Cf. Dhéret J., « ‘‘La sexualité féminine et la société’’ », Midite, no 13, 27 septembre 2019, disponible sur le site : https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/09/26/la-sexualite-feminine-et-la-societe-1/
[6] Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 122.
[7] Lysy A., « Du rêve de La femme à l’invention d’une femme », texte d’orientation pour les J49, 13 juin 2019, disponible sur le site : https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/06/13/du-reve-de-la-femme-a-linvention-dune-femme/
[8] Cf. Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, Paris, Seuil, n° 36, mai 1997, p. 10-11.
[9] Cf. Miller J.-A., « Le cartel dans le monde », La Lettre mensuelle, n° 134, décembre 1994, p. 35 ; également disponible sur le site : https://www.causefreudienne.net/cartels-dans-les-textes/