Au séminaire de Jean-Claude Encalado sur les mystiques [1], j’ai eu l’occasion de présenter cette mystique exceptionnelle qu’est Jeanne Guyon (1648-1717) dont l’influence s’étendra à la cour de Louis XIV. Suite à cette présentation, j’ai été invitée à participer à un cartel de lecture du Séminaire livre XX comme plus-un. Je voudrais ici revenir sur ce qui a été une question insistante dans le cartel à savoir la spécificité de la jouissance des mystiques. Dans l’écriture des formules de la sexuation, cette spécificité est à situer dans le rapport à S(Ⱥ).
Dans son texte « Du rêve de La femme à l’invention d’une femme », Anne Lysy commente S(Ⱥ) comme un « lieu hors signifiant [2] ». « La femme a rapport à l’Autre absolu, à ce qui n’a pas de limite [3] », dit-elle. Là se niche l’illimité propre à la jouissance féminine. Il y a dans l’accès à cette rencontre une part de contingence, « ça ne leur arrive pas à toutes [4] », rappelle-t-elle.
Une mystique comme Madame Guyon donne à cette contingence un destin particulier. Elle en fait une ascèse et produit un raisonnement théologique qui perturbe l’ordre social. Tout son effort et les persécutions qu’elle endure portent sur ce point de rencontre avec S(Ⱥ) dont elle veut témoigner à travers tout.
Ce dont elle témoigne aussi, c’est qu’il y a une sorte de gradation dans cette rencontre, il y a un cheminement et une sorte d’exigence éthique qui l’entraîne dans une aspiration à tirer les conséquences de cette expérience jusqu’à aboutir à un état particulier, une position subjective nouvelle qu’elle nomme la « vie parfaite ». Tous les mystiques témoignent à la fois de moments d’éclairs et d’un cheminement nécessaire, lent, progressif, fait d’épreuves et de traversées du désert.
La rencontre avec S(Ⱥ) à la fois se donne et se conquiert.
Je n’en relèverai ici qu’un trait. Madame Guyon offusque ses contemporains, les gens d’Église et en particulier l’évêque Bossuet, quand elle prône un rapport à Dieu qui s’émancipe de toute prière de demande. Pour Bossuet, la demande est le seul rapport légitime à Dieu. Mais J. Guyon ne se situe pas du côté du manque à combler, mais de la plénitude d’une rencontre qui tend à une parfaite identification, absorption de l’Un dans l’Autre. Elle veut se situer dans un au-delà de toutes les demandes présentes dans les prières (demande de salut, demande d’amour, demande de pardon) pour soutenir un rapport immédiat à l’espace divin. Bien sûr c’est là que réside une subversion absolue, car si l’on n’a plus rien à demander à Dieu, il perd sa raison d’être [5]. La porte s’ouvre à une forme d’athéisme au coeur même du rapport à Dieu.
Un Dieu-néant, un Dieu qui échappe à toute détermination signifiante tel que l’appréhende J. Guyon, sape les piliers de l’Église. Mais elle illustre remarquablement ce que peut recouvrir S(Ⱥ) qui n’est pas seulement le signifiant du manque dans l’Autre [6], ni signifiant qui manque dans l’Autre [7] mais signifiant du manque radical de l’Autre, de son absence même et de l’illimité qu’ouvre cette absence.
[1] Séminaire réalisé en 2015 au local de l’ACF de Bruxelles, intitulé : Des femmes mystiques et de l’amour divin.
[2] Lysy A., Du rêve de La femme à l’invention d’une femme, publié sur le blog Midite. https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/06/13/du-reve-de-la-femme-a-linvention-dune-femme/
[3] Ibid.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 69.
[5] Millot C., La vie parfaite, Paris, Gallimard, 2006, p. 98.
[6] Laurent D., Phallus ou symptôme ?, publié sur le blog Midite. https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/05/22/phallus-ou-symptome/
[7] De Villers M., Le plus-un et le féminin, intervention à la soirée des cartels de l’ACF-Belgique.