À Angers, pour la Soirée Cinéma et psychanalyse vers Pipol 9, Alexandra Boisseau et Mickaël Peoc’h animaient le débat autour du film Bienvenue à Gattaca. Très tôt dans sa vie, le désir du héros, en tant que parlêtre, surpasse ses défauts génétiques lui prévoyant des maladies. « Ce n’est pas ce manque-là qui l’intéresse » nous a lancé Mickaël Peoc’h. Cette remarque lapidaire s’est accrochée à ma question sur la position féminine de ce personnage, position qui se précise dans la rencontre amoureuse et dans son rapport au savoir.
La rencontre amoureuse a lieu dans la base aérospatiale de Gattaca. L’homme et la femme ont été sélectionnés, comme tous leurs collègues, pour leur patrimoine génétique quasi parfait. Irène, admirablement interprétée par Uma Thurman, y est recrutée malgré un défaut génétique qui lui prédit des défaillances cardiaques. Elle ne pourra jamais partir en mission dans l’espace et elle pense que Jérôme, lui, a le patrimoine génétique requis. Elle le regarde aller voir la dizaine de départs de fusée par jour. Elle aussi, elle en rêve. Curieuse, elle va jusqu’à chercher un cheveu de cet homme pour éditer et vérifier son patrimoine génétique. Elle en est dépitée : cet homme, en plus de son ADN parfait, manifeste du désir et du rêve : « Vous êtes le seul à aller voir tous les départs, faites attention de ne pas montrer à quel point vous y tenez. »
Se confiant à lui sur son défaut génétique, elle lui propose un de ses cheveux pour qu’il le vérifie. Jérôme prend le cheveu et en la regardant bien fixement, le lâche en disant : « Désolé, le vent l’a emporté ». Non ce n’est pas ce manque-là qui intéresse ce héros. En opposition au savoir génétique prédictif, Jérôme a déjà éprouvé dans sa vie la force du désir et du rêve qui l’a très tôt poussé vers le savoir scientifique concernant l’espace et les planètes. Il le maîtrise désormais à la perfection. Dans cette base aérospatiale, l’identité de ces élites scientifiques est sans cesse confirmée par des tests allant de la goutte de sang au bout du doigt au test de salive ou d’urine.
On découvre d’emblée dans le film que Jérôme a réussi à réaliser son rêve en empruntant l’ADN d’un autre. Il a dû aussi en prendre le nom, le prénom et même l’apparence avec sa « livre de chair »[1] réelle à payer. Cela le contraint d’autant plus à tous les contrôles obsessionnels éprouvants. Vincent se cache derrière Jérôme qui lui, avec son ADN parfait, est en panne de désir et, dit-il, a même raté sa tentative de suicide. Au terme de leur duo quand Vincent alias Jérôme partira dans l’espace, il lui dira « J’ai eu la meilleure part de l’affaire, je t’ai prêté mon corps, tu m’as prêté ton rêve ». Et l’on comprend que, Vincent parti, sa pulsion de mort va de nouveau prendre le devant de la scène.
Vincent n’a pas été conçu selon la méthode dite « normale » à savoir une procréation génétiquement assistée où les parents choisissent le génotype qui élimine les risques de maladies organiques ou psychiques. Vincent est donc un « invalide », un « dé-gène-éré » ou « un enfant du destin ». Il est en effet un parlêtre marqué par un destin lié à des paroles et un désir : d’un côté le désir de ses parents ayant préféré laisser sa conception du côté de l’amour et « entre les mains de Dieu plutôt que dans celles du généticien local » et de l’autre côté, la parole de sa mère juste après sa naissance. Avec le père elle entend l’infirmière lister à partir de l’analyse de sang du bébé, tous les pourcentages de risques de maladies aboutissant à une mortalité probable à 30 ans et 2 mois ! Le père se ravise alors dans son projet de lui donner le même prénom que lui. Ce sera Vincent plutôt qu’Anton, prénom qu’il donnera au second fils génétiquement programmé ! Á l’opposé, la mère le prenant dans ses bras pour la première fois, lui dit doucement : « Je sais que tu feras quelque chose. »
Vincent dit combien son enfance a été marquée par une attention parentale pesante, comme s’il était toujours en danger de mort dès qu’il faisait la moindre chute. Et lui enfant se passionne très tôt pour l’espace et les planètes. « Peut-être était-ce l’amour des planètes, peut-être était-ce mon aversion grandissante pour celle-ci mais depuis toujours je rêvais d’aller dans l’espace ». Il investit très tôt le savoir scientifique de l’aérospatial mais ce désir est à priori impossible à réaliser puisque la sélection se fait sur les tests ADN. Ses parents le découragent de poursuivre. Son père lui lance : « Dans une base aérospatiale, tu ne pourras faire que le ménage ». Tout bascule pour Vincent quand il répète avec son frère, pour la énième fois, le jeu consistant à nager le plus loin possible et qu’il gagne. Ce jour-là il est le plus fort et même sauve son frère d’une défaillance. Ce jour-là se révèle pour lui que tout n’est pas écrit par la science et qu’il doit se battre à partir de ce possible. Il quitte les siens en enlevant son visage de la photo de famille et entre à Gattaca pour y faire du ménage. Si proche de son but il décide alors de ruser avec cet Autre de la science pour réaliser son désir.
Dans ce monde sans vie et très ritualisé des élites de Gattaca, Irène vient à sa rencontre comme étant celui qu’elle repère comme ayant le plus de désir. Elle, elle situe son manque du côté de son patrimoine génétique. Pour Jérôme alias Vincent, ce manque-là n’a plus d’importance et il se battra aussi auprès d’elle pour qu’elle consente à cet amour. Il se situe là du côté du désir et de l’acte partant d’un non-savoir qui ouvre à des possibles comme il le répète dans ce film. Cet homme situe le savoir scientifique à la bonne place : comme soutenu par un rêve, un fantasme. Il y a, selon Lacan, un réel du côté du non-savoir qui fait « cause du désir » et objet de fantasmes de puissance phallique. Le héros du film, à travers sa passion scientifique pour l’espace, s’est situé très tôt du côté d’un savoir toujours autre à découvrir. Nous pourrions dire qu’il a « un rapport droit » au signifiant-maître en tant qu’il reste du semblant nécessaire par rapport au réel. À Eugène alias Jérôme qui lui demande à quoi ressemble Titan qu’il s’apprête à découvrir, Vincent répond : « Titan est recouvert d’un nuage si épais que personne ne peut dire ce qu’il y a dessous », « Peut-être qu’il n’y a rien ? », « Il y a quelque chose. »
Et à Irène, peu avant de partir dans l’espace, il confiera qu’il a trouvé en elle, une raison de rester sur cette terre. Á l’instar du réalisateur Andrew Niccol qui, comme le rappelait Alexandra Boisseau, se plaît à faire des films sur ce qui parait échapper au savoir, c’est le mystère de la force du désir du héros qui est au cœur de ce film.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 254.