Philipe Hellebois : C’est une interview de rentrée, mais tu ne donnes pas l’impression d’être parti. À lire les dépêches, les prochaines Journées semblent t’avoir occupé tout l’été. C’est dire qu’elles se présentent bien ?
La préparation de J49 a un petit côté « siffler en travaillant ». Le thème « Femmes en psychanalyse » a surgit lors d’un échange au Conseil de l’Ecole et a été peaufiné par la suite avec Jacques-Alain Miller. Un grand nombre de collègues nous a promis que c’est un thème compliqué, etc. Je dois dire qu’avec Caroline et Omaïra, co-directrices des Journées, nous vivons ce thème plutôt comme un cadeau. Si je cherche des adjectifs pour qualifier les journées telles qu’elles se présentent dans mon esprit, je dirais : délicates, vibrantes, chantantes, attendrissantes, surprenantes, dérangeantes, pénétrantes, studieuses, actuelles, festives… Mais comme dit un proverbe biblique, « que celui qui boucle son ceinturon ne se glorifie pas comme celui qui le défait » (Rois, I, 20, 11).
Laurent Dumoulin : Comment le thème des Journées Femmes en psychanalyse vous a –t-il travaillé ?
C’est dans le rapport au savoir que le thème m’a « travaillé » comme vous dites. Lacan n’a cessé d’indiquer la soustraction de la femme et de la féminité au savoir. C’est en cela que La femme n’existe pas, à savoir qu’il n’y a aucun concept qui dit la singularité d’une femme. La jouissance supplémentaire qu’il a nommé féminine s’éprouve mais ne se sait pas. En abordant le thème des J49 cela est revenu sur notre tapis comme une réponse du réel. À chaque fois que vous dites quelque chose au sujet des femmes, votre message vous revient sous une forme inversée d’un « ce n’est pas tout à fait ça », « on peut pas dire ça » ou encore, « c’est du jargon lacanien ». Ce qu’il y a à savoir se trouve entre les signifiants. Je rêverais pouvoir lire, écrire, écouter et parler en éprouvant les enjeux pliés entre les lignes de ce qui se dit et s’écrit.
Philippe Hellebois : C’est tout de même la rentrée. Comment la vois-tu ? Entre nouveaux projets, vieux problèmes …
Question d’Ecole 2018 s’est terminé sur le constat que « le monde va mal ». Je pense qu’il ne va pas mieux lors de cette rentrée. Mais comme disait Lacan, l’École est un refuge par rapport à ce monde qui va mal. Il s’agit donc de faire ce qu’il y a à faire pour qu’elle continue à exister, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas la mettre au goût du jour de façon permanente.
La fin du mandat du Directoire et du Conseil actuels se présente en effet à l’horizon. Cette rentrée est donc marquée par un bilan que nous faisons en vue de la passation à la prochaine équipe en janvier prochain. Mais nous ne sommes pas du tout dans une ambiance de fin de mandat. Le travail à accomplir dans les quatre mois à venir est gigantesque. Outre les Journées, il y a la préparation de l’AG de l’ECF qui aura lieu à la veille des Journées et qui n’est pas pour nous un simple moment administratif, mais un moment de débat effectif de l’École. C’est aussi le moment d’effectuer une série de tâches administratives comme la récolte des cotisations, le traitement des admissions, etc. L’ACF et ses délégations régionales accomplissent quelque reformes importantes. Par ailleurs, il faut commencer à penser la suite, même si celle-ci sera prise en main en 2020 par les instances du mandat suivant : Question d’École 2020, la journée de la FIPA, la journée du CERA…
Laurent Dumoulin : Vous avez été Président dans l’après-coup du « Champ Freudien année zéro » qui a lancé le mouvement Zadig, comment en lisez-vous à ce jour les échos ?
Tel que je vois les choses aujourd’hui, il y deux modalités d’action du mouvement Zadig sur le terrain de la défense de la démocratie. Une première, qui s’inscrit dans la durée, et consiste à entretenir des échanges réguliers avec des figures influentes dans la civilisation : politiciens, artistes, écrivains, journalises, académiciens…C’est ainsi que je comprend ce que Jacques-Alain Miller a instauré sous l’intitulé « République des lettres ». Ces dialogues avec des représentants de la culture se fait dans des cadres restreints. Il ne s’agit pas d’activité « grand publique ». Dans l’ECF, autant que je sache, c’est notamment à Bruxelles qu’une telle activité a lieu sous le titre « La compagnie d’Érasme ».
La deuxième modalité d’action de Zadig sont ses Forums qui visent à mobiliser le grand public de l’opinion éclairée afin de défendre l’une ou l’autre cause qui se présente dans la contingence, en fonction du réel du moment. Pour que cela puisse avoir lieu, les instances de l’École doivent rester sur le qui-vive et lire le monde. Les discours qui menacent la démocratie sont un rouleau compresseur qui ne cesse d’avancer, mais pour y introduire le grain de sable qui les ralenti, il faut choisir le bon angle et trouver le bon moment. Il ne s’agit de réagir sans cesse à tout ce qui se passe dans le monde. Si à certain moments l’acte s’impose, à d’autres il est urgent de ne pas intervenir dans l’immédiat.
C’est cette vigilance qui nous a conduit à organiser en décembre 2018 le Forum de Bruxelles, sous le titre « Les discours qui tuent ». Ce Forum, initié par l’ECF avec la NLS, s’est inscrit dans l’action de l’EuroFédération quelques mois avant les élections européennes.
Cette même vigilance nous a conduit à organiser, le 25 mai dernier et dans une certaine urgence, une après-midi au local de l’ECF sous le titre « Irréductibilité de l’inconscient » avec deux invités : Johan Faerber et Thomas Schauder. Ceci afin de se prononcer contre la tentative des supprimer le concept de l’inconscient du programme d’études en classe de Terminale en France.
Laurent Dumoulin : Des multiples fronts auxquels vous êtes monté, lequel vous a tenu particulièrement à cœur ?
Après l’année zéro, année de la passe de l’École-sujet qui a inscrite de façon inédite le malaise dans la civilisation sur notre agenda, il fallait revenir à nos affaires courantes, et notamment à la question de la garantie et la formation du psychanalyste. Ceci, pour mieux se préparer à la prochaine fois où il nous faudra sortir de notre cabinet pour défendre la démocratie. C’est dans cet esprit que nous avons organisé Question d’École 2018, insistant sur la thèse « la formation politise ».
Plus particulièrement, il m’est apparu important de s’intéresser à l’histoire de l’École et de l’enseignement de Lacan. Que savons nous aujourd’hui, au-delà des anecdotes, de la scission de la SPP en 1953 et de la création de la SFP ? de l’excommunication de Lacan en 1963 et de la création de la EFP ? du moment de la création de l’ECF en 1981 ? En me penchant un peu sur ces questions, sans doute pas assez, j’ai saisi qu’on ne peut pas comprendre la place particulière que l’ECF occupe dans le paysage de la psychanalyse aujourd’hui, sans connaître ces traumas d’origine. Il ne s’agit pas d’événements anecdotiques. Il y a là un enjeu de fond, réel, qui concerne la psychanalyse.
Pourquoi l’AME n’est pas un analyste didacticien ? Pourquoi Lacan a-t-il insisté que la décision sur la question de savoir qui est psychanalyste de l’Ecole (AE) soit confiée en partie à ceux qui n’y sont pas encore, à savoir les passeurs ? Il s’est agit pour lui d’arracher la psychanalyse à un processus de formation bureaucratique, autoritaire et étouffant, régis par la figure de celui qui, ayant « tellement de la bouteille, ne sait absolument pas pourquoi il s’est engagé dans cette profession d’analyste »[1]. La dernière journée Question d’Ecole sous le titre « Permanence de la formation » ainsi que la soirée de la commission de la Garantie sous le titre « Le passeur, une question pour l’AME », ont traité de ces questions.
Dans le même fil, j’ai été très attentif à la transmission qui a lieu au sein du Conseil de l’ECF entre nos « anciens » collègues qui ont vécu des moments forts de notre École depuis sa création et ceux qu’on appelle les « jeunes », qui ne sont souvent pas si jeunes que ça, et qui se mobilisent pour veiller à ce que le désir que l’École véhicule ne s’éteigne pas.
Philippe Hellebois : C’est aussi une rentrée particulière puisque c’est la dernière de ton mandat de Président. C’est peut-être le moment de te poser la question célèbre des Lettres persanes : Comment peut-on être Président ?
Tu rigoles ! Je le sais, parce que je te connais… C’est en boutade que tu dis « être Président », car ceci équivaudrait à « être fou ». Mieux vaut que le président ne soit pas trop Président, c’est-à-dire qu’il évite de s’identifier à son titre. Mais il me semble que ta question porte sur l’objet plutôt que sur l’identification. Comment supporter la place du président ? En effet, le président est esclave de ses devoirs plutôt que maître de son École. Mais il se soustrait à la positon sacrificielle s’il est passionné et jaloux de son objet et qu’il veuille pour son École le meilleur de la formation de l’analyste, branchée sur « la subjectivité de son époque » [2].
Autrefois un collègue m’a suggéré la formule suivante pour décrire les tâches du président : ne rien faire, tout faire faire, ne rien laisser faire [3]. C’était bien sûr une boutade également, mais elle montre bien que si on n’y prête pas attention, l’École risque de devenir un Autre consistant, autoritaire, immuable et écrasant. Pour moi l’École n’est pas un Autre gentil ou méchant, exigeant ou reconnaissant. L’École est sujet disait Jacques-Alain Miller, c’est-à-dire qu’elle est la somme de ce que ses membres font et disent. Si je me mobilise pour participer à l’organisation de ses actions, c’est parce que l’Autre n’existe pas, et ceci j’ai pu l’apprendre en analyse. Alors, comme mes ancêtres, je réponds à ta question par une question : à quel Autre puis-je confier la présidence de l’École dès lors que l’Autre n’existe pas ?
[1] Lacan J. « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n° 95, Paris, Navarin, 2017, p.10.
[2] Lacan, J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321
[3] Formule attribuée au Maréchal Lyautey.