Liliane arrive au CPCT-Parents en grande détresse [1]. Divorcée depuis quatre ans, elle vit avec ses deux filles, Rose, seize ans et Léa, treize ans, ainsi que son nouveau compagnon. Liliane est adressée par une association analytique accueillant Rose suite à une prise importante de médicaments par celle-ci. Selon Liliane, Rose souffre de son impossibilité à pouvoir parler à son père : « ce qui arrive à ma fille me fait replonger dans ce que j’ai vécu pendant dix-huit ans avec le père de mes filles ». Liliane est très angoissée et dit ne plus savoir comment faire avec ses enfants : « enfin si, je sais, mais pas comment les aider sans moi-même revenir en arrière, me faire du mal. J’ai besoin de me protéger de ça… C’est dur de penser comme ça. Je dois assumer. Je dois être là pour elles ». Lors de nos premières rencontres, Liliane sait, trop bien, ce qu’elle doit faire : « être là », « tout gérer ». Mais cette injonction surmoïque la met en danger. Elle m’interroge : « n’est-ce pas cela que doit faire une mère ? » Face à mon silence, elle conclut : « c’est vraiment dur d’être parent ».
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La proposition du CPCT-Parents fait suite à un incident rapporté par Liliane, très affectée, aux accueillants de l’association d’accueil enfants adolescents et familles. Rabrouée par sa fille le matin de son anniversaire, elle en est bouleversée, et formule alors : « mon père non plus ne m’a pas souhaité mon anniversaire ». Le télescopage entre ce qu’elle vit avec sa fille et ce qu’elle vit dans la relation à son propre père est le point de départ de son orientation au CPCT-Parents. Dès les premiers entretiens, en effet, nous repérons dans le discours de Liliane une confusion entre ce que Rose vit selon elle dans sa relation à son père, ce que Liliane a vécu dans la relation avec son mari, et ce qu’elle a vécu avec son propre père. De même, pour Liliane, Rose serait égoïste comme son ex-mari, et Léa violente comme son père. Liliane craint que ses filles ne deviennent des adultes « moches, violents, maltraitants ».
Liliane dit avoir été maltraitée par son père et maltraitée par les hommes. Elle décrit son ex‑mari comme égoïste, manipulateur, la laissant « tout gérer ». Avec lui, Liliane avait passé le même type d’accord, quant à son infidélité, que sa mère avec son père : cela devait se passer à l’extérieur de la maison, de façon protégée, et sans qu’elle le sache. La transgression de cette limite fut la cause de leur séparation, comme de celle de ses parents. Liliane a beaucoup souffert de la distance prise par son père. De sa mère, elle répète : « elle a toujours été là pour moi. C’est mon pilier. Je dois être là pour mes enfants ».
Un Surmoi féroce
Liliane met un point d’honneur à faire passer ses filles avant tout le reste. Liliane s’est « serrée la ceinture » pour elles. Liliane veut les protéger de tout. Elle ressent une grande injustice à devoir « tout gérer », notamment les difficultés de ses filles face à ce qu’elle décrit comme l’égoïsme de leur père. L’autre versant en est que Liliane ne supporte pas ce qu’elle perçoit comme le moindre manque de « respect » de la part de ses filles. Et quand Liliane se met en colère, elle les met « au peloton d’exécution ». Elle ne peut s’en empêcher : « ça monte verbalement, dit-elle, je parle comme une mitrailleuse ». Elle repère que, si elle peut s’excuser par la suite, sur le moment elle ne peut s’arrêter. Rien n’arrête ce déchaînement de violence.
Un travail de différenciation
Au fil des entretiens, j’interroge la manière dont elle interprète ce que ses filles ont pu dire, formuler comme demande, ou pas. Ainsi, dépliant ce qu’il s’est passé pour elle le jour de son anniversaire, Liliane en vient à dire que Rose pensait plutôt venir la chercher au travail le soir pour lui fêter son anniversaire. Je ponctue : « vous aviez chacune votre idée ». Je vise également, par petites touches, à faire dé-consister l’identification de ses filles à son ex-mari ou son père.
Cerner la peur, la colère, et se les approprier
Toute prise dans sa peur et sa colère au début de nos rencontres, Liliane va peu à peu entendre ce qui lui appartient. Point de bascule : À la dixième séance, elle arrive en disant « Je ne sais que faire de ma colère. Elle me fait peur cette colère ». Nous déplions ensemble ce qu’il en est de cette peur incontrôlée qui l’envahit, cette « trouille » ressentie depuis toute petite. Peur doublée d’une colère contre un autre qui ne la respecte pas. Je tente de l’aider à cerner ce qu’il en est de sa propre inquiétude et des pensées qui la taraudent. Liliane entend peu à peu cette colère qui la tourmente comme ne concernant pas forcément ses enfants. Elle apprivoise sa colère, reconnue finalement comme dirigée contre elle-même : a-t-elle fait tout ce qu’il fallait ? Qu’a-t-elle fait pour que cela se passe ainsi ?
Desserrer l’injonction surmoïque féroce
Liliane est une femme qui s’est souvent retrouvée à « devoir gérer à la place des autres ». Elle repère que c’est une position qu’elle a prise depuis longtemps. Elle a aussi pris l’habitude de se débrouiller toute seule, sans l’aide de personne. Ce point fera également partie du travail que nous ferons ensemble. Elle vit maintenant avec un homme, tout à fait différent de ceux rencontrés auparavant : respectueux, présent, avec qui elle peut parler. Liliane admet que cela lui est difficile de le laisser l’aider. Je l’encourage à cela : se laisser aider, ne plus être seule à « tout gérer ». Nous parlons aussi de ce qu’elle aime faire. Vers la fin du traitement, Liliane est heureuse de sentir qu’elle s’autorise à penser à elle : « je m’autorise à exister. Je culpabilise moins ».
Ouvrir un nouveau chapitre
D’une impression « qu’on ne [la] laisse pas tourner la page », Liliane en vient à cette formulation : « ou je ne les laisse pas me laisser tourner la page ». Je soutiens alors l’ouverture d’un nouveau chapitre dans la vie de Liliane, appuyant son constat d’une ouverture plus grande aux ballades en famille, au rire, d’une détente qui s’est installée depuis la séparation et l’arrivée de son nouveau compagnon. Liliane évoque un tri de papiers du divorce, jusqu’ici laissés en pile sur un bureau dans la pièce à vivre : « maintenant, remarque‑t-elle, c’est là, mais c’est rangé dans un placard ». J’appuie son effort pour que tout cela « prenne moins de place ».
Un nouvel équilibre, une nouvelle circulation de la parole
Les deux dernières séances sont consacrées à la mise en mots de changements que Liliane perçoit. Elle évoque une conversation qu’elle a pu avoir avec Léa. Elle remarque qu’elle était moins fâchée et que sa fille a pu écouter et parler. J’appuie : « vous avez trouvé une manière de faire un peu différemment ». Liliane évoque un échange plus facile à la maison. Elle conclut : « un équilibre se recrée. Je ne dirais pas une nouvelle famille mais… ».
Une lettre à écrire, et quelque chose qui freine
Lors de notre dernière rencontre, Liliane évoque comment Rose a pu demander à parler à son père pour lui dire ce qui est difficile pour elle. Liliane savait que Rose voulait écrire une lettre à son père et tardait à le faire. Elle dit combien elle a résisté à intervenir, et son soulagement quand Rose a finalement demandé à son père un moment pour parler : « je n’ai pas eu à prendre tout sur mes épaules ». Dans un certain glissement qui revient, Liliane évoque une lettre qu’elle-même avait mis du temps à écrire à son père, ainsi qu’un mail, qu’elle n’a toujours pas envoyé à son ex-mari pour « régulariser » la question de la garde des filles à Noël. Cela fait suite à un conflit. Je reste silencieuse. Elle insiste : « je sens que j’en ai besoin ». Ça insiste. Liliane y pense beaucoup, et comme pour la lettre à son père, tant qu’elle ne l’aura pas écrite, elle ne sera pas tranquille. Je lui demande alors si elle a essayé de l’écrire, juste pour elle, sur papier. Liliane n’y avait pas pensé. Après un temps de réflexion, elle dit : « c’est vrai que si je ne l’ai pas encore envoyé, c’est que quelque chose me freine ». Je l’arrête là-dessus.
Le CPCT- Parents, un lieu pour les parents
À la fin du traitement, Liliane me dit : « au début, je suis venue pour me protéger de mes filles. Mais, il y a de moi aussi ». Elle évoque ainsi très bien le petit pas de côté qu’elle a pu faire au fil des séances pour attraper ce qui vient « d’[elle] aussi » et faire dégonfler l’angoisse. Liliane s’est saisie de ce lieu pour elle, en tant que parent, « pour trouver un nouvel équilibre ». Je lui transmets l’adresse d’une collègue, au cas où elle ressentirait le besoin de reprendre ce travail, ou si elle ressent un jour, à nouveau, le besoin d’avoir « un lieu pour [elle] ».
[1] Texte issu d’une présentation lors de la soirée CPCT-Parents du 28 mars 2019 à la Maison de la Psychanalyse de Rouen. Christelle Pollefoort est Psychologue, membre de l’ACF-Normandie et de l’équipe B du CPCT-Parents.