Passe et mariage
Daniel Pasqualin & Fabian Fajnwaks
« C’est qu’à la vérité avec il n’y a pas de rapports d’amour possibles, ni de mariage, ni d’union libre. Il n’y en a qu’un de sûr, si vous voulez qu’elle vous ait bien, la castration, la vôtre, bien entendu, et d’elle, pas de pitié. » [1]
Daniel Pasqualin : Lors de mon premier témoignage de passe, j’ai pu articuler un rêve qui m’a permis d’en ça voir un bout sur ma jouissance pulsionnelle grâce à l’interprétation de l’analyste : « Mords en son sein » autre orthographe de « Mort en son sein ». J’ai eu l’occasion de poursuivre mon élaboration avec ce rêve pour le Congrès de la NLS en 2017 [2]. Ce rêve continue de m’intéresser, car j’essaye d’en extraire encore un savoir sur le conjugo qui est le thème de nos journées 48. Avec quoi un homme est-il marié au juste ? Pas avec la vérité en tout cas, nous dit Lacan dans « Radiophonie », quand bien même il est analyste. Il n’y a pas de rapport d’amour possible ou de mariage avec la vérité. Il n’y a qu’un rapport sûr, notre propre castration.
Ce rêve donnait à voir l’analyste dans son cabinet, assise, et qui portait un gilet délicatement posé sur ses épaules, non fermé. Comme les femmes le portent souvent. Dans le rêve, elle avait perdu un enfant. Et je prenais la place de son ancien mari. On recomposait la photo de famille en quelque sorte. Ce gilet était posé sur l’épaule et en cache/mire, pour entraver la vue sur son décolleté. Je disais alors qu’après ce rêve, je m’étais réveillé avec le sentiment de l’amour. Un véritable amour. Et que ce gilet sur l’épaule c’était l’amour lui-même !
J’ai déplié ailleurs déjà que j’avais rencontré ma femme selon les mêmes modalités de choix d’objet. Mariés à l’Église catholique et romaine, nous vivons ensemble depuis 32 ans. Et nous nous disputons à peu près tous les jours. À ce jour encore, il n’est toujours pas question que je me dispute avec une autre ! Je persiste et je resigne. Qu’en est-il à ce jour, de notre mariage, après la passe ? Et même dans l’outrepasse ? Que devient l’amour quand on en sait un bout grâce à l’analyse, sur l’objet de la pulsion qu’on love chez l’autre ? Il n’a pas suffi d’un gilet, qui a été une construction passagère, et qui a permis de mettre en tension, de faire disputatio entre la jouissance qui se ré-itère et l’amour de la vérité. Quand j’ai été nommé AE, il y a deux ans, je ne pouvais pas encore vraiment lire cette dispute permanente dans notre ménage à l’Italienne. En bref, ça gueule, ça vocifère. C’est une manière de vivre et de jouir d’un amour dévorant. Je sais quelle pulsion est à l’œuvre, mais ce n’est pas suffisant, la pulsion, pour faire tenir un couple. Il y faut un autre nouage avec ma partenaire.
« Après ça, pour vous remettre, il ne me reste plus qu’à vous parler d’amour. » [3]
Un ménage à l’italienne, c’est quand cela vocifère à l’occasion, et même quand cela casse des objets ! Le coup d’éclat ! Le grelot, dont parle Lacan dans « Radiophonie », est une version assez soft. Lacan nous dit : « Personne ne rêve que le psychanalyste est marié avec la vérité. C’est même pour cela que son épouse fait grelot, certes à ne pas trop remuer, mais qu’il faut là comme un barrage. » [4] Il y faut là comme un barrage, pour un homme, donc un sinthome.
« Les femmes savent très bien que l’homme est un drôle d’oiseau » [5]. Que si son homme est parfois sourd, à ce qui se demande sans fin chez elle comme demande d’amour et aussi de présence, alors elle peut vociférer à l’endroit où il n’y a plus personne. C’est donc exactement la femme qu’il me fallait, qui était nécessitée par mon symptôme. Pour un homme, sa femme est ce qu’il a de plus réel. Ne s’agit-il pas dès lors pour un homme d’apprendre à se débrouiller avec sa femme comme il doit le faire avec son symptôme ? Pas avec toute femme, qui est parfois le délire de l’homme, mais bien avec celle avec laquelle tous les jours, il se prend les pieds dans le tapis.
Ce rêve du gilet, bien sûr, était bien un voile sur la réalité sexuelle de l’inconscient, celui de la pulsion. Dans ce rêve, l’analyste avait perdu un enfant. Elle était connotée de moins. Était-ce un rêve de compatibilité dans le couple, voire même de « comblatibilité » comme le dit Lacan dans « Radiophonie » [6] ? Certainement. Il semble qu’ici, l’analyste « femme », se soit avancée, comme le dit Lacan en 1975, avec le sentiment direct de ce qu’est le bébé dans l’homme [7]. Là où le sujet repère la castration dans l’autre, il love son objet. Je ne pouvais faire revenir l’enfant perdu, à la place je mettais la morsure de la mamme. Un nouveau mythe, ici un rêve, sert à organiser un faux conjugo, une fausse communion avec l’autre, encore. Une comblatibilité, que l’analyste attaque sans pitié, par la coupure, le sujet apprend de l’interprétation de l’analyste qu’il peut en savoir un bout, soit ce qui s’arrache et qui est soumis aux conditions de sa propre castration. (Seul rapport sûr pour Lacan) La mamme devra être trouée, vidée. Finalement, le sujet se réduit à ce sein tari.
Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Que devient l’amour après la passe ?
Si au début, j’âmais la mamme en elle, comment maintenant l’âmer d’un nouvel amour ? L’analyse menée à son terme, a en quelque sorte féminisé le sujet, en introduisant le pas-tout dans la cure. Mais alors, est-ce qu’un homme, en position de semblant d’objet a, peut dès lors se faire moins sourd à sa femme qui grelotte et au désir de l’Autre ? Il semblerait que oui.
Encore un passage. Disputamor ! Disput // amore.
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Fabian Fajnwaks : Vu depuis la passe et l’outre-passe, le mariage implique d’interroger quel nouage entre le désir, l’amour et la jouissance l’analyse a produit et comment le parlêtre y consent. Le mariage s’est posé pour moi sous ce signe, celui du consentement, consentement à épouser la femme qu’occupait la place d’objet dans mon fantasme, avec néanmoins quelque chose que je vivais comme un déficit de l’amour. Avoir été très aimé, même pour satisfaire le narcissisme de l’Autre parental, ne m’a pas aidé à investir le partenaire autrement que sous le signe du désir. Le propos de Lacan ici, dans « L’acte analytique » [8], expliquant que lorsqu’un homme croit désirer en fait il aime sa partenaire, inversement à une femme qui croit aimer lorsqu’elle désire, trouvait ici sa plus vive application.
Il y a eu un rêve au début de la cure, que chiffrait ma croyance au rapport sexuel : je suis à « Saint Denis de la Réunion », endroit exotique pour moi, ce que l’analyste scande, aidé par mon accent certainement : « Sans déni de la ré-union » en coupant tout de suite la séance. Je rêvais donc d’une réunion sans déni, d’une ré-union absolue avec l’objet, ce qui serait une version du « rapport sexuel » qui existerait. C’était là une de mes vérités cachées, que je chérissais en attendant « le grand soir », comme l’analyste le dira plus tard. Il est certain que cet air de rapport sexuel m’empêchait d’entendre les grelots que ma femme faisait sonner, à ne pas trop remuer, car comme dit Lacan dans la citation qu’on nous a donné à commenter : « Personne ne rêve que le psychanalyste soit marié avec la vérité : C’est même pour ça que son épouse fait grelot , certes à ne pas trop remuer, mais qu’il faut là comme un barrage ». Un barrage à quoi ? « À la supposition justement, qui serait le comble : que le psychanalyste soit fiancé à la vérité ».
Ayant finalement condescendu à épouser la femme du désir, à mes côtes depuis dix ans, le mariage ne m’a pas empêché de continuer à flirter avec la vérité, avec cette vérité qu’il y aurait une autre qui me distrairait de ce qu’elle était pour moi : ce que j’avais de plus réel. Ce que j’ai fini par admettre, en condescendant à faire attention à elle, à y croire, plus qu’à la croire. Car la croire peut installer une femme à la place de détenir une vérité à déchiffrer encore pour un homme. Cela s’est scellé par un rêve, fait dans le contexte de la fin de l’analyse, où une femme qui incarnait le prototype de celle qui avait été la femme idéalisée, me chuchotait à l’oreille de manière complice, au moment où on se croisait dans la rue : « Tu sais, de toutes façons, il n’y a pas de rapport sexuel ». Je savais donc maintenant, et au cas où je feindrais de l’ignorer, elle me le disait en lacanien ! J’ai donc acté, par ce rêve, une écriture de l’impossible rapport sexuel que le premier rêve chiffrait.
Je dirais aujourd’hui que l’analyse m’a permis d’accomplir comme une sublimation du désir, car si ma partenaire se situait clairement du côté de l’objet de la pulsion il m’a fallu un tour supplémentaire pour faire d’elle un objet d’amour en acceptant qu’en la désirant en fait je l’aimais, là où l’amour cherchait à récupérer l’objet perdu, l’objet qui nourrissait ma nostalgie, et par là me faire m’affranchir de la castration que le rapport sexuel viendrait chasser. M’occuper de celle avec qui j’entretiens une conversation soutenue depuis maintenant 30 ans, conversation qui n’est pas dépourvue de conflits produits par les restes sinthomatiques de chacun, a été la manière de renoncer à l’illusion de retrouvailles avec l’objet idéalisé. Il m’a fallu pour cela renoncer à une position d’ éromenos, pour reconnaître la place qu’elle avait dans mon désir et le lui faire savoir.
Elle fait grelot pour me réveiller de temps en temps des absences qui peuvent encore m’aspirer et ceci ne prend plus la dimension de la demande comme auparavant, sinon de m’arracher à ce qui demeure de mon symptôme et de mes amours à la vérité.
On mesure à partir d’ici la dissymétrie qui sépare un homme et une femme de la vérité et du réel, car la citation que nous avions à commenter concerne l’homme : on constate combien un tel barrage est innécessaire entre une femme et la vérité. Ce qui explique son rapport particulier au réel.
[1] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 442.
[2] Pasqualin D., « Amour et mammographie… travelling », Mental, n°36, novembre 2017, p. 119-120.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 76.
[4] Lacan J., « Radiophonie », op. cit.
[5] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, Paris, Navarin, avril 2017, p. 24.
[6] Lacan J., « Radiophonie », op. cit.
[7] Lacan J., « Conférence de Genève sur le symptôme », op. cit.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, « L’acte analytique », leçon du 24 mars 1968, inédit.