« Les choses sont aussi plus honnêtement posées quand on ne promet pas du même élan la levée de telle interdiction inconsciente entravant la pratique sexuelle, et la solution du monde de problèmes que soulève le rapport d’un homme et d’une femme dans le moindre conjunguo. » [1]
Du monde de problèmes au non-rapport sexuel
Katty Langelez-Stevens
L’extrait ici isolé pour l’occasion de ce petit duo est tiré d’une intervention faite par Lacan à l’ORTF en 1966. Elle a été rediffusée sur France Culture pour le centième anniversaire de la naissance de Jacques Lacan. A cette occasion, Jacques-Alain Miller fit une introduction très éclairante à son écoute. Vous pouvez trouver l’émission en podcast sur France Culture, sur les Chemins de la connaissance.
Jacques Lacan répond à une question qui lui a été posée par Georges Charbonnier, homme de lettres et producteur délégué de l’ORTF. Cette question porte sur son rapport de Rome, autrement dit son texte intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ». La question n’est pas explicite mais Lacan développe en quoi il a été amené à une position d’enseignement et comment la psychanalyse telle qu’il la conçoit est radicalement différente de celle des héritiers de Freud qui se sont laissés rattraper par les superstitions les plus éculées.
Jacques-Alain Miller, dans son introduction à l’écoute du petit discours de Lacan, souligne comment celui-ci se positionne en révolutionnaire dans le champ de la psychanalyse. Sa révolution consiste à placer le réel dans la lumière, dégagé des semblants qu’il appelle des raccommodages et qui servent à masquer ce réel insupportable. Tout le monde sait qu’entre l’homme et la femme il n’y a pas de rapport, comme il l’énoncera six ans plus tard dans « L’étourdit » [2] mais tout le monde veut l’oublier et se bercer des illusions de l’harmonie.
Ici en 1966, Jacques Lacan utilise une formule moins provocante, moins énigmatique. Il parle du « monde de problèmes que soulève le rapport d’un homme et d’une femme dans le moindre conjungo ». [3] C’est bien en tant que le langage est impuissant à rendre raison du sexe qu’il sexualise le désir. La psychanalyse consiste à en révéler la structure, que Lacan met du côté du réel. La psychanalyse n’est en tout cas pas une entreprise de normalisation. Jacques-Alain Miller rappelle que c’est pour Lacan une entreprise de révélations et de réalisation de la singularité de chacun.
Dans cet extrait, Lacan délie la libération sexuelle obtenue par la levée du refoulé et l’harmonie du couple. N’allez pas croire, dit-il en quelque sorte, que lorsque l’analyse aura levé une interdiction inconsciente qui entravait jusque-là la pratique sexuelle, cela résoudra du même coup le monde des problèmes conjugaux qui se pose dans tous les couples. De même que le désir et l’amour sont disjoints, la pratique sexuelle libérée de ses freins inconscients ne contribue en aucun cas à l’équilibre et la longévité des couples.
Marguerite Duras, qui aimait écrire l’amour et les relations complexes entre les hommes et les femmes, déclare, dans une interview publiée chez Gallimard sous le titre Le livre dit, que ce que Lacan a formulé du non-rapport sexuel personne ne l’a attendu pour le savoir [4]. Il faut cependant ajouter avec Jacques-Alain Miller qu’il a fallu Lacan « pour le formuler en clair et pour tenter au moins d’en rendre compte de façon rationnelle » [5]. Marguerite Duras, elle, énonce le non-rapport à sa manière à la fois très juste mais conceptuellement bancale. « L’homosexuel, dit-elle, homme ou femme, c’est une solution. Tandis que dans l’hétérosexualité, il n’y a pas de solution. L’homme et la femme sont absolument irréconciliables et c’est cette tentative impossible qui fait la grandeur de la tentative, sa splendeur et son immensité. Et c’est de cela que je serai constamment – et pour toujours, et que j’ai toujours été – inconsolable. » [6] Concernant le non-rapport, elle l’exprime à sa manière tout à fait personnelle et très belle, mais elle croit que l’homosexualité est une solution au non-rapport. Elle pense que les hommes et les femmes correspondent à leur sexe biologique et non à leur position subjective, comme l’élabore Lacan dans le Séminaire XX.
Aujourd’hui encore, et toujours plus fort, tous les titres des magazines, ou les messages publicitaires, vendent le rêve du bonheur et de l’harmonie qui seraient donc la norme humaine. Et bien que le réel ne cesse d’infirmer ces lunes, chacun voudrait croire qu’il peut parvenir à ce paradis terrestre. Le raccourci est de penser qu’il s’achète. Le rêve du bonheur et de l’harmonie conjugale fait marcher la grande machine commerciale des thérapies en tout genre : les fleurs de Bach, le sexe tantrique, le ying et le yang, la pleine conscience, l’hypnose, et malheureusement quelques soi-disant psychanalystes aussi.
La psychanalyse, telle que nous la concevons grâce à Lacan, défait les idéaux dont le discours du maître voudrait l’affubler : l’idéal de la maturité, l’idéal de l’harmonie, l’idéal de la bonne mesure, l’idéal de la sagesse. L’homme est détraqué par le traumatisme de la rencontre du langage dans lequel il naît. Il est de ce fait voué à l’excès et au manque. Son corps est affecté par le langage, morcelé, découpé, cisaillé par les signifiants, mais sa forme le fascine. L’homme est – je cite Jacques-Alain Miller – « un être dont la jouissance n’est jamais en harmonie avec son corps, ni avec le corps de l’autre, ni avec le désir »[7].
Il semble bien qu’il nous faille renoncer – et vite – à l’équilibre parfait. Et alors ? pourrait suggérer la psychanalyse à l’éclairage de Lacan. Est-ce si grave ? Dans le prolongement du dénouement des idéaux, cette psychanalyse-là peut aussi ôter du drame et saupoudrer d’humilité et de légèreté l’affaire amoureuse. « Le bonheur est toujours une embuscade » écrit Erri De Luca [8]. Le couple aussi. Entre marcher seul et avancer à deux, il est possible de se faufiler et de se laisser prendre par la surprise et par la rencontre. Car après tout, une fois que nous savons que c’est impossible, avons-nous vraiment mieux à faire que d’essayer, encore et encore ?
Un petit monde
Bernard Lecoeur
Des problèmes qu’ils rencontrent, les partenaires du couple se font tout un monde. Pas seulement une montagne, avec ses entraves et ses insatisfactions, mais un monde qui, en réalité, devient leur univers. Le couple aménage ses problèmes comme un biotope. Il en fait sa niche pour se sentir chez lui, heimlich, comme à la maison. Éventuellement cela peut être un monde de problèmes bâti avec amour, un univers où vient s’abriter leur conjungo.
Parmi tous ces problèmes il en est un particulièrement coriace. Commun à tous et pourtant si intime, qu’il donne, à chaque attelage, une couleur qui lui est propre. Je veux parler de la jalousie, et de ses délices.
Le sentiment de jalousie n’est pas obsolète, inactuel. Le libéralisme est loin de l’avoir démantelé. Au contraire, il reste un signe non équivoque de la persistance d’un certain amour face à une jouissance plutôt versatile. Certes, la figure un peu désuète du cocu a perdu de sa superbe mais la position du troisième, dupé, trompé, mis à l’écart, – tout à la fois élément du couple en même temps que d’un trio qu’il ignore – cette place du cocu reste une boussole fiable, nonobstant les bifurcations savantes du polyamour. Si, dans la jalousie, les impasses d’un dualisme ne sont jamais absentes, la place du cocu a le mérite d’indiquer combien celle-ci ne se limite pas au miroir. Elle se partage en toute simplicité. Si c’est un objet consommé à deux, son économie est un peu plus complexe.
Alors que Lacan se promenait un jour dans un zoo de la banlieue londonienne il s’arrête et contemple un lion entouré de trois magnifiques lionnes [9]. Tous les quatre témoignent de la meilleure entente. Comment cela se fait-il ? Comment font-ils pour ne pas être gagnés par les signes de la rivalité et du conflit ? La réponse est simple : le lion ne sait pas compter jusqu’à trois. Précisons, c’est parce que le lion ne sait pas compter jusqu’à trois que les lionnes n’éprouvent entre elles aucun sentiment de jalousie conclut Lacan, laissant en suspend une possible dissymétrie à l’endroit de la jalousie selon le sexe. Or, l’homme ne sait pas beaucoup mieux compter que le lion. S’il accède effectivement au trois, celui-ci ne lui est pas chevillé au corps. Le trois reste une élaboration précaire. Articulé comme signifiant il demeure à la merci d’une erreur de calcul. La jalousie se joue entre deux et trois, elle exige que le sujet sache tout à la fois compter mais aussi faire des bêtises. La jalousie provient d’un cafouillage, d’un croisement inopportun entre deux et trois, lorsqu’un autre vient s’incruster dans la relation duelle au semblable.
Passion indomptée, rétive à l’arraisonnement par les discours, attisée par la propension des idéologies à vouloir la maitriser, la jalousie connait une extension diffuse sous la forme que Lacan désignait du terme de jalouissance, la jouissance jalouse [10]. Elle déborde le couple et se généralise. D’autant plus vive qu’une uniformisation des places domine aujourd’hui le symbolique.
Si, côté homme, la jalousie se situe sur le versant de l’avoir, l’enjeu y est parfaitement nommable. Cet enjeu trouve sa limite dans l’idée de l’acte meurtrier où s’origine la contestation d’une altérité foncière.
Côté femme, c’est un peu différent. La jalousie constitue l’arrière-fond de la relation amoureuse. A ce titre elle est une défense, plus ou moins tapageuse, mais toujours potentiellement présente.
Pour elle, la perte d’amour entraine la perte d’une assurance phallique. Cette quête d’être cherche à se résoudre de multiples manières, à répartir sur deux versants. D’une part l’idéalisation de l’autre femme, supposée capable de complémenter le partenaire. D’autre part le ravissement par la féminité, celle prêtée à cette même autre femme.
Plutôt que cette hémorragie de soi-même vers quoi tend la folie du ravissement d’une Lol V. Stein, Colette, moins égarée et plus terre à terre, conseillait aux femmes de ne jamais oublier d’être jalouses [11]. C’est en effet une garantie, certes fragile, contre l’anéantissement. De plus la jalousie a le mérite d’être une préoccupation prenante. On n’a pas le temps de s’ennuyer : doutes et certitudes, suspicions et surveillances, mises en scène savamment calculées, espionnages et inquisitions discrètes, férocités rituelles, – toujours Colette : « n’ai-je pas trop tôt dit adieu à tous ces toniques quotidiens » – s’interroge-t-elle au soir de sa vie.
Toutes ces dispositions convergent, côté femme, vers une quête d’être. Faire le choix de la jalousie est sans doute préférable à l’adoption d’une position masculine de lutte à mort avec la rivale. En effet, celle-ci, de n’appartenir à aucune classe des femmes – tout simplement parce qu’il n’y en a pas – la bataille est souvent perdue d’avance.
Revenons côté homme. Celui-ci est-il encore indéfectiblement marié avec son petit-pipi ? Lorsqu’il évoque « ma femme » est-il toujours aussi assuré d’un sens phallique ?
Une figure particulière se présente aujourd’hui, elle interroge autrement la jalousie. Celle d’un homme, peu sensible aux infidélités du partenaire de son couple, mais qui a besoin de la jalousie de celui-ci pour participer de ce que l’on nomme une féminisation. Nous ne sommes plus là dans le cadre du reproche du petit Hans adressé à son père : tu dois être en colère, tu dois être jaloux ! – provocation faite à l’intention d’un dieu jaloux. La jalousie provoquée du partenaire ne vise pas tant le désir que l’activation d’une jouissance Autre, non phallique. Plutôt que la jouissance du propriétaire, celle de la dépossession. Ce qui, à vrai dire, n’est pas très nouveau. Jouir d’être spolié ne date pas d’hier mais de Saint-Augustin et la spoliation ne renvoie pas nécessairement à une castration.
Le mariage a largement consommé le mythe d’Amphitryon, ce précurseur du cocu magnifique. Le sens qui rend jaloux (un jaloui-sens ?) ne nourrit plus vraiment le couple, de même, la jalouissance de posséder le partenaire n’est plus d’une grande modernité et résiste mal aux pressions des droits de la personne. Que reste-t-il ? Aujourd’hui la question paraît devoir être posée autrement et se formuler ainsi : comment se marier sous le régime d’une jouissance Autre – à distinguer des épousailles funèbres d’un Daniel Paul Schreber – et d’avoir une pratique nouvelle de la jalousie ?
Roland Barthes, dans ses Fragments d’un discours amoureux, amorçait ainsi une réponse : « Comme jaloux je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l’être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l’autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun. » [12]
[1] Lacan, J., « Petit discours à l’ORTF », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 225.
[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 455.
[3] Lacan J., « Petit discours à l’ORTF », Autres écrits, op. cit., p. 225.
[4] Duras M., Le livre dit, Paris, Gallimard, 2014, p. 53.
[5] Miller J.-A., « Lacan cesse d’être discret », Lacan Quotidien, n°731, revue électronique en ligne.
[6] Duras M., Le livre dit, op. cit, p. 54.
[7] Miller J.-A., « Lacan cesse d’être discret », op. cit.
[8] De Luca E., Le jour avant le bonheur, Paris, Gallimard/Folio, 2012.
[9] Lacan, J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 237.
[10] Lacan, J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 91.
[11] Colette, Le pur et l’impur, Paris, Le livre de poche, 1991.
[12] Barthes, R., Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 173.