À la fin de la 5e Journée d’étude de l’Institut psychanalytique de l’Enfant – UPJL qui s’est tenue le 16 mars au Palais des Congrès d’Issy-les-Moulineaux, Marie-Hélène Brousse et Daniel Roy ont annoncé et présenté le thème de la prochaine Journée 2021, qui orientera les travaux de l’Institut de l’Enfant et des réseaux du Champ freudien dans le champ de l’enfance. Vous lirez ci-dessous l’introduction de Daniel Roy, Secrétaire général de l’IE, accompagné d’un bref extrait de son intervention. Les deux textes sont à paraître prochainement dans la newsletter Le Zappeur et sur le site www.institut-enfant.fr
Comme tous les deux ans, le Comité d’initiative de l’Institut de l’Enfant a soumis à Jacques-Alain Miller des propositions de thème pour la prochaine Journée, en 2021. Cette année, il s’est agi d’une seule proposition, qui a fait l’unanimité dans notre groupe élargi aux collègues de la commission d’organisation et qui, une fois énoncée, est apparue à tous si indiscutable qu’elle a fait taire toute autre proposition. Le voici : « La différence sexuelle ». J.-A. Miller nous a donné son approbation pour le choix de ce thème et en a confié la présentation à Marie-Hélène Brousse et à moi-même. Le texte d’orientation que nous attendions va donc nous manquer pour les deux années qui viennent. J’y vois pour ma part l’invite faite à chacun d’entre nous, et aux groupes et réseaux du Champ freudien, de produire un savoir qui fasse le poids face aux bouleversements rapides de la clinique contemporaine, spécialement sensibles dans le champ de l’enfance, qui témoignent de la dérive dans le continent de nos convictions (les semblants qui nous maintiennent) et de nos habitudes (les jouissances qui nous conviennent), dérive qui produit des lignes de faille et des zones de fracture. La différence sexuelle est l’une de ces zones privilégiées.
Entrant dans le monde qui le précède, chacun de nous, chaque enfant, est le premier à être confronté à cette faille et il en portera désormais la marque d’origine, inscrite dans la langue sous les noms différents de « garçon » et de « fille », « homme » et « femme ».
Dans cette zone sex and gender devenue incertaine se croisent et s’affrontent des courants contraires : que ce soit l’action des marchands qui développent des lignes de vêtements, des gadgets, des films, qui soulignent, voire caricaturent des positions sexuées qui se veulent « éternelles », ou que ce soient les revendications des courants féministes qui dénoncent les précédents comme promoteurs de « stéréotypies de genre » et qui souhaitent en libérer dès l’enfance les identités de genre.
Ce mouvement est tout spécialement souligné, dans les médias et dans la clinique, par le discours qui est écrit par les enfants dits « transgenres » qui ne se reconnaissent pas dans le sexe qui leur est assigné et affirment très tôt la conviction « d’être nés dans le mauvais corps » ou « dans un faux corps ». Nous aurons à nous enseigner du fait que ces enfants font entendre comme première demande un changement de prénom pour un autre prénom qu’ils ont eux-mêmes choisi. Nous nous interrogerons sur cette sollicitation adressée à la famille, au corps social puis juridique, de leur procurer une identité sexuelle qui soit stable et neuve, introduisant ainsi un régime dérogatoire à la loi commune qui réfère l’assignation du sexe, de même que le nom et la filiation, a l’effet d’un dire, d’une déclaration de la part de qui se porte responsable de l’arrivée d’un nouvel être parlant dans notre monde.
Ce fait cliniquement avéré qu’un sujet peut ne pas vouloir passer par cette voie commune nous invite à reconsidérer celle-ci et à interroger les identifications sexuelles qui, d’un côté, paraissent se déduire « naturellement » de la différence entre les sexes, et de l’autre, semblent venir la soutenir, la conforter, et l’inscrire dans le marbre du symbolique.
La psychanalyse et les psychanalystes sont régulièrement interpellés sur cette question soit comme gardiens du temple œdipien, soit comme propagateurs du libéralisme moral le plus débridé.
Notre voie, à l’Institut de l’Enfant et dans le Champ freudien, est de confronter notre pratique, notre clinique, aux pistes ouvertes par Freud et par Lacan. Sont-elles toujours d’actualité ? Apportent-t-elles des réponses qui valent face aux empêchements, aux embarras et aux émois rencontrés par les enfants, par leurs parents et leurs éducateurs ?
Je vous propose quatre perspectives prises sur « la différence sexuelle », prélevées dans les œuvres de Freud et de Lacan, et ceci grâce à la lecture de J.-A. Miller, en particulier son texte « Les six paradigmes de la jouissance »[1].
La perspective 1 est celle prise par Freud dans la préface à ses Trois essais sur la théorie sexuelle[2], en 1910. Il y exprime son vœu que « ce livre passe de mode rapidement à mesure que les nouveautés qu’il apporta jadis auront été universellement admises ». Mais dans les deux préfaces suivantes, en 1915 et 1920, il constate que ce vœu n’a pas été exaucé, et que la réception de sa théorie sexuelle s’est distribuée entre accusations de pansexualisme et résistance affirmée à cette partie de sa découverte. Le facteur sexuel, tel qu’il l’introduit dans le discours universel, est de fait une nouveauté qui ne peut pas être « universellement admise ». Nouveau et singulier, tel est le caractère même du sexuel quand qu’il se présente dans la cure analytique. La position que le sujet, dès l’enfance, prend par rapport à cet élément de nouveauté et cet élément de singularité, introduit pour le sujet le germe de sa différence absolue. Ceci est fondamental dans une cure, et c’est également fondamental dans la civilisation, car cela signifie qu’il existe une différence qui ne prend pas son origine dans une ségrégation, ce qui n’est pas le cas pour toutes les autres différences que le social produit.
Cela introduit une difficulté particulière : il n’y a de code pour déchiffrer cette nouveauté, qui arrive au sujet et dont il ne sait pas pourquoi ça lui arrive, ni ce que cela veut dire. Et pourtant il en a la charge. Et c’est vis-à-vis de cette faille que vont se construire les théories sexuelles infantiles et que vont s’édifier les diverses identifications de l’enfance.
Ainsi, avec Freud, le sexuel fait la différence et cette position radicale donne son style à l’action du psychanalyste : préserver cette singularité, border cette nouveauté quand elle fait trop violence.
La perspective 2 s’ouvre en 1923 avec le texte de Freud « L’organisation génitale infantile » [3] et se poursuit en 1925 avec « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » [4]…
La perspective 3 est élaborée par Lacan dans les années 1956-57-58-59, avec les séminaires IV, La relation d’objet [5], V, Les formations de l’inconscient [6], et VI, Le désir et son interprétation [7], et dans son grand texte de 1958 « La signification du phallus » [8]…
La perspective 4 prend forme dans l’enseignement de Lacan des années 1970 – les séminaires XVIII [9] et XIX [10] – où il reformule les coordonnées de l’inscription de chaque être parlant dans ce qu’il nomme alors « le discours sexuel ». Toutes les perspectives précédentes sont présentes et pourtant rien n’est pareil. Qu’est-ce qui a changé ?…
Dans son intervention « L’enfant et le savoir » à la fin de la première Journée de l’Institut de l’Enfant, J.-A. Miller nous a donné le vecteur qui guide notre action : « Il appartient à l’Institut de l’Enfant de restituer la place du savoir de l’enfant, de ce que les enfants savent » [11]. Pour les deux ans à venir, nous allons donc nous enseigner de ce que les enfants, filles et garçons, savent de la différence sexuelle, de ce qu’ils veulent ou ne veulent pas en savoir, de ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas savoir.
[1] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, Paris, Navarin/Seuil, octobre 1999, p. 7-29.
[2] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
[3] Freud S., « L’organisation génitale infantile », La vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 113-116.
[4] Freud S., « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », La vie sexuelle, op. cit., p. 123-132.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet (1956-1957), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient (1957-1958), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2013.
[8] Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 685-695.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant (1971), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire (1971-1972), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011.
[11] Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, Paris, Navarin éditeur, 2011, p. 1.