« Comme je l’ai déjà mentionné, le conjoint n’est pas toujours la personne à qui vous unissent les liens du mariage, ni non plus la personne avec qui vous partagez le lit, le concubin. »
Jacques-Alain Miller, « La théorie du partenaire ».
Jacqueline Dhéret :
Lorsque nous serons époux
Nous verrons que nous n’avons pas les mêmes goûts.
Cette vieille chanson, pleine de sagesse puisqu’elle soutient la dimension symptomatique du conjugo, n’est plus d’actualité [1]. À l’époque du mariage pour tous, on ne se marie plus pour longtemps, ce qu’affirmait la chansonnette, mais plusieurs fois. Loin d’indiquer le déclin de cette institution, sa généralisation à tous les couples en a étendu l’attraction.
Cette petite musique, attrapée sur France Culture le 24 juillet, m’a saisie : je l’avais entendue dans le village de mon enfance. Les femmes la chantaient, juste avant l’église ; façon subtile de mettre en garde la fiancée, de positionner le savoir du côté de celles, mères, grand-mères, tantes qui ont de l’expérience. C’est que la déception est au cœur de la demande d’amour et de la clinique de la féminité.
Le climat a changé. On ne se marie plus pour longtemps mais la fête doit être considérable : au moins cent invités.
Une chose est sûre : que les partenaires soient du même sexe ou opposés, ils n’ont pas les mêmes goûts. Le savent-ils aujourd’hui mieux qu’hier ? Pas sûr : le désir de faire couple habille ce que la famille symptôme ne traite plus. Les grand-mères sont toujours là mais elles ne chantent plus : C’est pour longtemps qu’on se marie.
Par-delà l’évolution des mœurs, il est de structure que l’amour se prenne aux apparences. Heureusement, il y a les tracasseries pour donner goût à l’affaire, qu’il y ait mariage ou pas !
Frank Rollier : Pour ma part, j’ai aussi été saisi, non par une chanson, mais par une lecture qui m’a donné la mesure de ce que pouvait être le partenaire réel d’un parlêtre. Plongé dans la Correspondance [2] de Flaubert, j’y lisais ceci : « Quant à l’amour, je n’ai jamais trouvé dans ce suprême bonheur que troubles, orages et désespoir ! La Femme me semble une chose impossible… Je m’en suis toujours écarté le plus que j’ai pu. C’est un abîme qui attire et qui me fait peur ! … La Muse, si revêche qu’elle soit, donne moins de chagrin que la Femme ! Je ne peux pas accorder l’une avec l’autre. Il faut opter. Mon choix est fait depuis longtemps ! Reste l’histoire des sens. Ils ont toujours été mes serviteurs … Ce n’est pas leur fougue qui m’embarrasse ! [Flaubert a alors 35 ans]… L’être féminin n’a jamais été emboîté dans mon existence ».
J.D. : Est-ce qu’il ne vivait pas seul avec sa mère ?
F.R. : Mais oui ! Toute sa vie dans la même maison, sous son regard, jusqu’à la mort de celle‑ci, dont il écrit que c’est comme si on lui « avait arraché une partie des entrailles » et qu’il est « brisé ».
Pour Sartre, qui lui a consacré une somme, sous le titre de « L’idiot de la famille » –, l’affaire est pliée : cadet d’une série de cinq garçons, à laquelle succèdera une fille, Gustave ne fut pas « l’enfant attendu », mais un « intrus », « une bête étrangère », l’« abandon » maternel étant masqué par une « surprotection », le « zèle pieux et glacial » [3] de cette mère, l’ayant laissé, écrit Sartre, « comme un poisson sur le sable, vivant sans raison de vivre » [4]. L’hypothèse de Sartre est celle d’un supposé laisser-tomber maternel. Flaubert, lui, parle d’un « embêtement radical » qu’il a au fond de lui, de sa « mélancolie native », d’une « plaie profonde toujours cachée ». Il la traitera par le choix d’une vie d’anachorète, accroché au regard maternel, et surtout par le choix de l’écriture car, précise-t-il, « un livre est pour moi une manière spéciale de vivre ». Flaubert témoigne que son partenaire réel, celui avec lequel il est marié et dont il a fait sans doute son sinthome, c’est l’écriture.
Et puis, des vignettes de ma clinique me sont venues à l’esprit, dévoilant la variété des formes que peut prendre le conjoint ; j’y apercevais que pour un sujet le « véritable » conjoint, ce peut être parfois :
- son propre corps, ses manifestations bruyantes et les angoisses qu’elles suscitent,
- ou son image, dont il peut guetter de façon obsédante qu’elle lui renvoie une forme à laquelle il puisse s’accrocher,
- ou encore ses pensées, qui peuvent aller jusqu’à l’envahir et le persécuter.
- C’est parfois une drogue ou un jeu vidéo dont le sujet fait son partenaire virtuel a‑sexué. Ainsi, une analysante débutante qui avait choisi de traiter l’impossible du rapport sexuel avec son compagnon en y substituant le rapport régulier avec la cocaïne. Elle se demandait en séance s’il ne vaudrait pas mieux « être seule pour faire une analyse » ? C’est la question d’être seule face à sa jouissance qui se profilait, une jouissance dont elle ne voulait encore rien savoir…
J.D. : Ma génération a connu une rumeur selon laquelle il ne fallait pas pousser trop loin son analyse si on ne voulait pas divorcer. Une façon d’en rester au couple parental, d’éviter la question si intime du plus-de-jouir. Derrière les signifiants, le Un de la marque vient chatouiller la jouissance. Lorsqu’elle s’extrait, les noces avec les objets pulsionnels extraits du rapport à la mère se manifestent. L’une des femmes qui chantait la petite chanson aux portes de l’église préparait les agapes dans son restaurant. Elle disait régulièrement, « L’amour passe par l’estomac » et son mari, très maigre, se gardait bien de la contredire. L’organe estomac comme partenaire, pour elle, et le commerce pour faire communauté.
F.R. : Un délire peut aussi être le véritable conjoint du sujet, qui peut « l’aimer comme lui‑même » pour reprendre l’expression de Freud [5]. Et puis, l’invention qu’un sujet peut faire pour tenir debout sur le trou du symbolique – une œuvre d’art, une machine, un bricolage – peut devenir son partenaire exclusif et nécessaire, un conjoint auquel il s’identifie, avec lequel il forme un couple imaginaire et dont la présence lui est vitale, mais qui est à ressusciter chaque jour.
Un animal peut aussi être un partenaire qui prend la valeur de double imaginaire, comme pour cette adolescente reçue au CPCT qui racontait qu’elle avait eu un « coup de foudre » dans une animalerie avec une petite chienne ; dès lors, elle avait « fait tout » avec elle ; à elle seule, elle pouvait « tout dire ». La chienne était devenue sa « confidente », sa « sœur », sa « consolation » de violences vécues dans l’enfance. Survient la mort accidentelle du chien, un réel qui réveille le traumatisme infantile et précipite un déclenchement : la perte de l’objet d’amour la plonge dans une identification à l’image du chien mort, devenue son double spéculaire ; dès lors, elle met en échec tout lien amoureux avec un garçon, le couple mortifère ayant pris la place du lien d’amour.
J.D. : Lacan, pour nous faire entendre cette bizarrerie, a parlé tout autrement de son rapport à sa chienne.
F.R. : Oui, il a même comparé sa relation à sa chienne Justine à celle qu’il pouvait avoir avec « une femme du monde », lui reconnaissant un « besoin de parler […] dans des moments d’intensité émotionnelle et de rapport à l’autre » [6]. Pour autant, Justine n’avait pas ce rapport au langage qui permet un accès à la dimension de l’Autre ; c’est pourquoi, précisait Lacan, sa chienne ne le « prend jamais pour un autre, contrairement à ce qui se passe dans l’expérience analytique ». Elle ne pouvait donc prétendre au statut de conjoint…
Dans le fond, ce que ces vignettes cliniques (que l’on pourrait multiplier) nous enseignent, c’est que le « véritable » conjoint c’est en fait le symptôme du sujet, lequel « ne cesse pas de s’écrire ».
Mais il nous faut interroger cette dimension de vérité qui, on l’entend, est trompeuse : sous le conjoint apparent, le partenaire officiel, sous l’image ou l’enveloppe signifiante mise en scène pour ou par l’Autre, ce qui va faire le joint, le couple des partenaires, est d’un autre ordre. Il relève de la jouissance. Ainsi que J.-A. Miller l’énonce, « Le partenaire fondamental du sujet n’est dans aucun cas l’Autre. Ce n’est pas l’Autre personne,… C’est quelque chose de lui‑même ».
C’est ce qui apparaît bien, par exemple, dans les couples infernaux où chacun se plaint que l’autre est insupportable. Ainsi cet analysant qui est divisé par l’amour de sa femme. Elle se présente comme une sainte qui ne lui pardonne pas une ancienne et unique escapade. Pas un jour sans qu’elle n’y revienne – une vie d’enfer, dit-il. Aussi, devrait-il à nouveau la tromper, voire la quitter ? Mais non, son choix de sujet est de se « sacrifier sur l’autel de la vertu », d’être sage comme une image…mais quand même (a)mateur de pornographie. En analyse, il découvre qu’il jouit d’être « l’esclave » de sa femme et que derrière son idéal vertueux, s’esquisse le fantasme de jouir de rester l’enfant soumis d’une maîtresse femme, où la figure de sa mère peu aimante le dispute à celle de son épouse terrorisante, les deux femmes le soumettant « à des paroles qui tuent ».
Cette clinique vérifie la proposition de J-A Miller : « Le partenaire sexuel n’est jamais prescrit, programmé. Le partenaire essentiel est le plus-de-jouir même ».
J.D. : Qu’est-ce qui décide du mode de jouissance pour faire avec l’autre ? Quels accidents, quels signifiants, quelles images portent l’exil du rapport sexuel, lequel ouvre à la rencontre ? Non pas au sens d’un deux qui ferait Un mais de ce qui ne peut que durer, insister : le symptôme auquel le sujet tient et qui le tient, y compris lorsqu’il s’assouplit.
Lorsque le rapport à l’objet a se dévoile dans l’analyse, l’amour de transfert aide à supporter l’horreur de sa propre jouissance. Elle peut alors être affrontée. Ce n’est pas une partie de plaisir, la passe nous l’enseigne, mais il s’agit de ne pas en rester là. Lorsque s’écrit dans l’analyse, la valeur phallique que le sujet s’était donnée dans son rapport à l’Autre, la présence maternelle se fait moins insistante.
Nous avons pour nous repérer une remarque de J.-A. Miller [7] : « Dans l’espèce, le sexe comme tel n’indique pas le partenaire » et la conséquence de cette assertion, vérifiée dans chaque cure : … « quand s’établit ce qui semble être un rapport, c’est toujours un rapport symptomatique ».
S’il n’y a pas de formule qui m’indique le ou la partenaire, je peux vouloir en apprendre un peu plus sur les conditions de mon désir et celles de ma jouissance ; une distinction freudienne dont nous mesurons aujourd’hui encore la pertinence. Ça passe par un certain divorce d’avec son Autre, pour autant que l’analyse le construit. Curieusement, ce tournant donne place à la contingence, aux petites fulgurances décisives qui peuvent donner envie de se frotter à l’opacité de sa propre jouissance. Elle occupe moins. Il s’agit alors que s’entame l’autoérotisme de la pulsion, qu’elle s’inscrive dans un nouveau rapport à son propre corps et à celui de l’autre. Faisons l’hypothèse que se (ré)aménage alors, non sans inquiétudes, tourments, chamailleries, le rapport au partenaire de vie.
F.R. : Tu parles de l’analyse et du transfert, que Freud qualifiait d’ « amour véritable », c’est bien connu. Le transfert permet de construire un nouveau couple avec un psychanalyste ; J.‑A. Miller parle de « couple d’artifice », un couple destiné à être volatile, où dans la succession de paroles et de coupures peut se cristalliser le couple indissoluble du sujet avec ce qui reste de sa jouissance inéliminable. Là se situe le réel du couple.
J.D. : Je voudrais vous parler d’un ouvrage, L’étreinte fugitive [8], qui a retenu mon attention. Son auteur, Daniel Mendelsohn, tente de s’expliquer à lui-même son choix de l’homosexualité et son désir de fonder une famille. Il veut par l’écriture, élucider une quête sans fin, trouver un point d’arrêt qui lui permettrait de nouer des relations plus stables. Il y parviendra en acceptant de devenir père d’un enfant qui n’est pas né de sa rencontre avec une femme. Pas de partenaire analyste pour cet auteur qui s’élance dans l’écriture avec honnêteté, et se parle à lui-même non sans honte et tremblements. Le style est précis : l’auteur démonte la question identitaire, tout en la maintenant. La petite touche désespérée tient pour l’auteur à son partenariat solitaire avec l’écriture : un point commun avec Flaubert dont tu nous as parlé Frank.
Pour Daniel Mendelsohn, la libido est absorbée par la marque de la mort, attachée aux figures féminines des disparu(e)s [9] de l’enfance. Elle fait exalter le phénomène de l’apparition. Le sujet aime l’image phallique qui surgit comme une illusion d’optique, à la périphérie de son champ de vision. Pour la maintenir à cette frontière, il suit le garçon qui marche et risque de disparaître. C’est ce point subtil qui l’aimante et lui fait chérir ce qu’il nomme « les troublantes opportunités » [10]. Elles ne répondent à la drague dite classique dans le milieu gay, qu’en apparence. Certaines rencontres le laissent ensuite, « extatique et miséreux » [11]. D’autres, indifférent. La beauté du corps de l’autre homme le pétrifie mais le désir de Daniel Mendelsohn s’attache à ce que le regard ne parvient pas à capturer. Une façon singulière de faire exister le rapport. La forme entrevue l’éblouit, pour autant qu’elle lui échappe. Ensuite, l’organe reprend ses droits et c’est la baise.
L’étreinte fugitive, témoigne de ce que Lacan a su lire chez Freud : la mort rôde comme une ombre inquiétante à proximité de ces zones de plaisir intense.
F.R. : Que dit Mendelsohn du mariage ?
J.D. : Il repère fort bien le besoin insistant qui est le sien : se trouver en présence de quelque chose qui a à voir avec la mort de la mère, d’une grand-tante[12]. Ce quelque chose l’obsède et lui fait parcourir les registres des mariés de ceux qui l’ont précédé. Mais c’est à elles, qu’il s’intéresse.
Je ne me marierai jamais, dit-il. Cependant il veut devenir père et lorsque Rose, qui n’ignore pas son homosexualité, lui propose de lui faire un enfant, il refuse. Un autre géniteur se chargera de l’affaire. Alors, il peut dire oui à l’enfant qui naît, un garçon et à cette mère-là, qui est aussi femme. Pas de mariage possible avec elle puisque les femmes, pour Daniel Mendelsohn sont épouses de la mort. Il a deux vies : l’une dans le quartier de Chelsea où passent les beaux garçons. L’autre en banlieue, avec Rose et leur fils. Une façon singulière de ne pas quitter la vie des hébreux, de chérir la figure de la mère qui plie les serviettes et prend soin des enfants. Daniel Mendelsohn est entré dans le non mariage, à la place de l’enfant. Un grand classique.
F.R. : Sur ce, place à la clinique …
[1] Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018.
[2] Flaubert G., Correspondance, Paris, Gallimard, 1998.
[3] Sartre J.-P., L’idiot de la famille, Paris, Gallimard, tome 1, p. 179.
[4] Ibid., p. 333.
[5] Freud S., La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1996, p. 101.
[6] https://www.causefreudienne.net/justine-ma-chienne/
[7] Miller J.-A., « Les effets de la sexuation dans le monde », Quarto, n° 77, Juillet 2002, p. 15.
[8] Mendelsohn D., L’Etreinte fugitive, Flammarion, 2018
[9] Mendelsohn D., Les disparus, Flammarion, 2007.
[10] Ibid., p. 27.
[11] Ibid., p. 36.
[12] Ibid., p. 255.