L’autorisation de Lacan
Lacan, dès 1956, c’est-à-dire peu après avoir été interdit de didactique par l’Association internationale de Psychanalyse, a contesté et dénoncé le principe de l’analyse didactique et des modalités de sélections instituées pour être admis à l’Institut de formation *. Être admis à entreprendre une cure didactique reposait sur une première sélection fondamentale avant toute analyse. Cette sélection reposait sur des critères de personnalité et de formation universitaire. Être admis en didactique permettait de postuler éventuellement à une formation dispensée par l’Institut. Les sociétés analytiques et leur hiérarchie cooptaient en commission leurs membres à partir de trois perspectives, celle de l’analyse personnelle, celle d’une pratique analytique supervisée, enfin celle d’une formation théorique. Une commission ad hoc s’informait alors auprès du didacticien de l’analyse du postulant, des superviseurs de la qualité des cures menées, enfin des directeurs de Séminaire sur la formation théorique. La qualification d’analyste était enfin accordée par la Société à partir de rapports établis par chacun de ceux qui étaient intervenus dans ce parcours. Il s’agissait d’une cooptation prudente obéissant à une réglementation stricte, reposant sur des critères analytiques peu identifiés. Lacan dès cette époque ne reconnaît à personne, aussi didacticien soit-il, le pouvoir de s’arroger le droit de décider de l’aptitude à la pratique. Les critères en usage lui paraissent relever d’un non-savoir celui « d’un psychologisme analytique », « ressuscitant une théorie du moi autonome » aboutissant à la conception d’une fin d’analyse pensée à partir d’une identification au moi de l’analyste – bien plus que d’un savoir analytique.
S’autoriser de soi-même et des autres
Avec la « Proposition du 9 octobre1967 » [1], Lacan rompait de façon radicale avec les modalités usuelles d’accréditation d’une société de psychanalyse. Il proposait « un nouveau fonctionnement » institutionnel qui permettrait à son École de garantir un analyste comme relevant de la formation qu’elle dispense. La procédure de la passe est le pivot de ce nouveau fonctionnement. Cette procédure convoque « l’analysé de l’analyste » pour le qualifier. Lacan se démarque de toutes les définitions a priori de l’être analyste et se tient au plus près de la définition de la psychanalyse conçue comme une pratique, dont l’interprétation sous transfert est l’instrument et l’analysé est le produit. Il s’agit d’un savoir particulier « sur le fonctionnement libidinal du sujet », pour reprendre le terme freudien. Cette perspective déplace la problématique des critères de l’être analyste au profit d’un postulat : il y a de l’analyste si et seulement si, il y a de l’analysé. L’analysé est ce à partir de quoi, dès lors, le sujet s’autorise pour exercer la psychanalyse. C’est aussi ce qui opère dans les cures qu’il va conduire. En ce sens, Lacan ne reconnaît à personne le pouvoir de nommer analyste un sujet. Dès les textes originels de son École, Lacan a indiqué le principe qui décide de sa position. Pour lui, « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même ». Ceci est à entendre surtout comme ceci : l’analyste s’autorise de fonctionner comme tel. Il ne peut s’y autoriser qu’à la mesure de l’analysé obtenu dans sa cure. C’est un acte qui vérifie une autonomie, celle d’un sujet qui a franchi la barrière du narcissisme et ses coordonnées imaginaires, la barrière des déterminations symboliques et qui a aperçu l’impact du langage sur le corps et ses effets de jouissance.
S’autoriser au désir décidé, Au-delà de soi : l’acéphale et l’automaton
En 1973, dans sa « Note italienne », Lacan présente la procédure de la passe comme ce qui permet de veiller qu’à s’autoriser de soi-même « il n’y ait que de l’analyste » [2]. Cette phrase complète le principe inscrit dans « l’Acte de fondation » [3]. Celui-ci avait donné lieu à beaucoup de malentendus. Ce principe voulait disjoindre radicalement l’autorisation analytique du fonctionnement institutionnel. Certains l’ont entendu, dans une sorte d’utopie anarchiste, ni Dieu, ni maître. Lacan ne l’entendait pas ainsi. Le fait de mettre en évidence que l’analyste ne s’autorise que de son analyse comporte nécessairement un processus de vérification. C’est ce que certains ont tenté d’écarter. Il faut bien vérifier que le sujet s’autorise de son analyse, et non pas de sa canaillerie, de ses relations sociales, de ses intrigues institutionnelles ou plus simplement du fait d’être un bon garçon, une bonne fille, un candidat irréprochable. Il s’agit de veiller à ce qu’il y ait bien eu quelque chose d’analysé. L’analysé doit se transmettre et peut être évalué par d’autres. C’est un « s’autoriser de soi‑même » et de quelques autres. La psychanalyse depuis Lacan fait l’hypothèse que le vrai cas clinique est celui qu’écrit le sujet lui-même, à partir de son expérience. La psychanalyse en elle-même est conçue comme didactique. Elle permet au sujet d’obtenir un savoir sur ce qui le détermine, dans le temps même où elle le transforme de façon définitive. C’est dire aussi que la qualification de didacticien ne confère aucun droit a priori, aucune exclusivité quant aux effets didactiques de la psychanalyse. Est didacticien, l’analyste qui mène une cure dans laquelle il arrive que l’analysant tire un effet didactique de son élaboration inconsciente. La procédure de la passe est le dispositif qui permet à l’analysant de rendre compte de l’opération de réduction qu’a été sa cure, réduction qui se fait au profit non pas d’un « je suis » mais d’un « je jouis ». L’analysant « exemplaire », l’AE atteint cette certitude. Atteindre cette certitude et vouloir la faire partager est ce que vérifie l’analyste en s’autorisant de lui-même. C’est un choix forcé qui témoigne du passage du travail de transfert à un transfert de travail au sein d’une École. C’est un vouloir acéphale, un point de rebroussement qui peut ainsi faire servir le choix de jouissance, réduit, isolé à une nouvelle fonction du désir. La perspective de celui qui s’adresse à l’analyste et qui énonce une soi-disant volonté de devenir analyste est d’une toute autre nature. Il est possible qu’il soit produit comme tel au terme d’une analyse, mais le vouloir n’est plus le même. Y a-t-il même un individu qui puisse vouloir « ça » ? Lacan dit qu’on y est conduit, qu’on ne peut pas vouloir ça. Vouloir ça conduit à bien d’autres choses pour une École et d’accepter de s’engager sur des terrains inconnus nécessaires à l’existence des Écoles de psychanalyse. Caroline Leduc vous racontera son expérience à l’ECF. Elle recoupe tout à fait la mienne.
Le contrôle autorise une interrogation sur l’acte
La formation du psychanalyste concerne autant l’analysant que l’association professionnelle dont il relève. L’analysant est concerné au plus intime par la direction de la cure dont il attend des effets dans sa vie même. L’institution est concernée par la formation des analystes qu’elle garantit. Toutes les sociétés analytiques s’accordent depuis Freud sur la nécessité de l’analyse personnelle de celui qui pratique la psychanalyse. L’analyse personnelle, condition nécessaire n’est cependant pas suffisante. Il y a un au-delà de l’analyse qui pose l’épineuse question de la formation en dehors de l’analyse elle-même. L’articulation du ternaire, analyse, formation théorique, formation pratique, mise en place par le premier institut de Berlin, a trouvé des interprétations variées au sein des Écoles de psychanalyse. Si pour Lacan la passe est le fonctionnement institutionnel le plus pragmatique et le plus rationnel pour garantir la formation du psychanalyste d’une École, il n’a pas eu la naïveté de penser que l’on pouvait pour autant faire l’économie du savoir des logosciences [4] pour reprendre l’expression de J.-A. Miller. Il l’a démontré et inscrit comme exigence dans la formation du psychanalyste. Pour autant, ce savoir n’est pas celui qui produit l’analyste. L’analyste est celui qui a rencontré la marque de la jouissance au lieu même où il supposait le savoir. La formulation « il y a de l’analyste » quand il y a de l’analysé a pour corrélat que l’analyste se réduit à sa fonction dans une pratique. « Il y a de l’analyste » inscrit un quod, un quelque chose d’in défini. L’analyste est ainsi défini en dehors des critères du jugement d’attribution. C’est une existence, un quelque chose en fonction. La fonction est une façon de saisir le quod. Lacan dans la « Note italienne » ajoute que cette fonction rend probable son « ex-sistence » [5] (celle de l’analyste). Le contrôle est le dispositif au-delà de la passe qui permet dans une École de vérifier le quod, le probable de son ex-sistence d’analyste. L’analyste fonctionne ou « ça » fonctionne à une certaine place, à une place qui n’a pas besoin d’être davantage précisée que la place d’une variable dans une fonction. Être en fonction distingue le rôle et la place de l’analyste dans le processus. C’est ce que le contrôle permet d’isoler.
* Texte issu de la journée « Question d’École : Permanence de la formation », organisée à Paris par l’ECF le 02 Février 2019.
[1] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 243-259.
[2] Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 307.
[3] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229-241.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 7 mars 2001, inédit.
[5] Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, op. cit., p. 308.