Tel est donc le titre qui m’est venu lorsque vous m’avez sollicitée pour participer à vos travaux sur le thème « Paroles et trauma ». La psychanalyse est justement ce dispositif où l’on vient tenter de dire l’indicible. C’est ce lieu où l’on va pouvoir approcher au plus près ce que l’on ne pouvait pas dire ; non pas parce qu’on ne savait pas le dire, ou qu’on n’osait pas le dire, mais essentiellement parce que ce à quoi l’on a toujours affaire dans l’analyse c’est à du réel hors sens, hors discours. Ce réel indicible dont on voudrait être débarrassé parce qu’il fait souffrir, ce réel du symptôme, il s’agit d’abord de le cerner par la parole. Indicible, hors sens, inassimilable, n’est-ce pas justement ce qui caractérise le traumatisme ?
Petit rappel freudien
Comme vous le savez certainement, l’intérêt de Freud pour le traumatisme a accompagné son invention de la psychanalyse et n’a jamais fléchi. On en trouve déjà trace dans ses tout premiers écrits sur l’hystérie et, bien sûr, dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique où il a fait valoir le phénomène d’après-coup, nachträglich, constitutif du traumatisme. Ce repérage, intrinsèque au processus de répétition, est un moment essentiel de la découverte de l’inconscient. L’Au-delà du principe de plaisir, qui aboutit à la pulsion de mort et à un remaniement de la théorie freudienne, en est un autre. Lacan a d’ailleurs qualifié ce texte de point de rebroussement de la découverte freudienne. Freud, en y reprenant la question du traumatisme, fait alors une même constatation en ce qui concerne les névroses de guerre et les névroses en temps de paix : dans les deux cas la surprise au moment du choc traumatique a empêché la survenue de l’angoisse, « dernière ligne de défense du pare-excitation ». À la place de l’angoisse, c’est l’effroi qui ne signale ni ne prépare à rien. Ensuite, la fixation au traumatisme s’installe durablement : ainsi, malgré le temps qui passe et tous les efforts que fait le sujet pour l’oublier, le traumatisme ne cesse de diffuser son venin, en particulier dans les cauchemars. S’ils reviennent inlassablement, c’est bien que ces rêves traumatiques ne répondent pas à un désir, contrairement à ce que Freud proclamait dans sa Traumdeutung pour tous les rêves. Ils visent autre chose, à savoir « la maîtrise rétroactive de l’excitation sous développement d’angoisse », cette angoisse dont l’omission a été la cause de la névrose traumatique. Freud prend soin, avec cette correction, de préciser que tous les rêves désagréables ne sont pas à interpréter ainsi. Les rêves de punition notamment révèlent un sentiment de culpabilité réactionnel à une pulsion rejetée. En somme, le rêve comme accomplissement d’un désir est la règle et les rêves traumatiques sont l’exception à cette règle.
Ici le principe de plaisir est mis en échec, l’excès d’excitation liée au traumatisme ne se laissant jamais complètement résorber. Ce qui frappe également Freud, c’est que la répétition n’a pas d’effet sur le trauma, elle ne le traite pas. Sans cesse renouvelée, la répétition signale un réel insoluble.
On peut dire que la fixation au traumatisme est une conséquence de l’effroi et, on le devine, de l’indicible qui fait mon titre aujourd’hui. Car au départ, le traumatisme ça n’existe pas, comme j’ai pu l’écrire dans Le désir foudroyé [1]. La simple observation montre que d’abord, il n’y a pas de mot pour le dire. Le traumatisme n’existera qu’à le nommer ; ne serait-ce qu’en appelant « traumatisme » le choc qui s’est produit, une distance s’instaure avec un réel inaccessible. Ainsi, pour paraphraser Lacan, « Un trauma est toujours suspect. » [2] C’est d’ailleurs ce qu’avait repéré Freud avec le souvenir-écran. On brode en se souvenant, on fabrique du nouveau en parlant, bref, on élabore. En examinant la clinique du traumatisme, on s’aperçoit bien que le sujet n’a pas d’autres moyens d’aborder la Chose qu’en y associant du sens et donc en l’interprétant. Il ne peut y avoir d’accès au réel brut qui a fait effraction. Autant dire que le traumatisme, c’est un trou ; Le néologisme de Lacan, troumatisme, est vraiment bienvenu.
Tout cela nous permet de saisir que le choc ne suffit pas pour produire un traumatisme, l’implication subjective y est nécessaire et c’est pourquoi il n’y a jamais que du singulier dans l’affaire. C’est bien ce que la psychanalyse nous enseigne et que Freud nous indique lorsqu’il s’interroge sur la répétition à l’œuvre dans le trauma. La répétition est créationniste, elle emprunte les signifiants-maîtres de chacun, elle tourne autour du trou. La psychanalyse nous apprend aussi que nous avons tous affaire au trou du traumatisme, tous, mais un par un, chacun dans sa solitude propre, irrémédiable, car ce trou, c’est aussi celui du non-rapport. Chacun est en effet irrémédiablement seul face à la jouissance qui le déborde, au trop de jouissance qui a surgi dans la rencontre traumatique.
Ce trop de jouissance innommable, c’est ce qui conduit l’analysant chez l’analyste. On entre la plupart du temps dans le dispositif pour parler de ces mauvaises rencontres, accidents, événements de parole qui ont laissé leur empreinte indélébile, entraînant cette implacable répétition qui entrave le désir.
Blocage, panne, fixation, répétition insensée, chacun aura sa façon de désigner la souffrance en jeu, ses symptômes. Ces plaintes en forme de demandes à l’analyste, si minimes soient-elles, sont déjà des interprétations, des artifices qui servent à accrocher le traumatisme à la chaîne signifiante, qui tentent de l’enserrer dans ce qui sera bientôt une hystoire. L’association libre ne manque pas de faire surgir du sens là où il n’y en a pas, et ce sens soulage, panse la plaie sans néanmoins jamais parvenir à recouvrir le trou.
L’expérience analytique montrera que du trauma l’on fait fantasme. À cet égard, on peut dire que le fantasme est une réponse à cette chose hors sens qu’est le traumatisme, il sert d’écran au réel du trauma. Symbolique et Imaginaire s’associent pour prendre en compte, mais seulement partiellement, ce réel inassimilable, impossible à nommer et à représenter. Car le langage est inapte à dire véritablement le réel, il ne peut que l’approcher. Il y a une béance structurelle dans le savoir à laquelle chacun est confronté mais, encore une fois, d’une façon singulière. Chacun est marqué par les signifiants qui le désignent puis par ceux qui vont le frapper, chacun est divisé par le langage et séparé à jamais de l’objet primordial. Il s’agit là de ce traumatisme constitutif auquel le fantasme tente de parer et que les accidents de la vie, mauvaises rencontres, catastrophes, viennent découvrir brutalement. La brèche ainsi ouverte dans le bouclier du fantasme le rend alors inefficace à protéger le sujet d’une jouissance atroce. Vous voyez qu’en même temps qu’un écran, le fantasme est aussi bien cette fenêtre sur le réel telle que Lacan en a parlé dans sa proposition sur la passe.
Quant aux symptômes, ils apparaissent eux-mêmes comme des séquelles du trauma, conséquences de la rencontre avec le réel traumatique. Ainsi, quand une personne nous parle d’un événement traumatique, elle nous parle toujours de ce qu’elle en a fait. Il n’y a pas d’événement traumatique pur. J’insiste, le réel ne peut être dit autrement qu’en l’habillant de symbolique, les mots, et d’imaginaire, par exemple la description d’une scène avec ses images indélébiles qui reviennent inlassablement.
Au fond, l’analysant ne cessera de tourner autour du traumatisme, c’est-à-dire d’un trou dont il ne pourra prendre la mesure qu’à la fin du parcours, après qu’il aura serré au plus près le réel insoluble et qu’il aura rencontré l’os du sinthome. Ce qu’il s’agit d’atteindre à la fin de l’analyse, c’est « la pure percussion du corps par le signifiant » [3] ou, en d’autres termes, le choc traumatique du signifiant sur le corps.
Avant d’aborder l’indicible du trauma par la clinique, je voudrais souligner quelques points du commentaire que fait Lacan de l’Au-delà du principe de plaisir dans le Séminaire XI et qui nous intéressent particulièrement aujourd’hui. « Pourquoi, d’abord, la répétition est-elle apparue au niveau de ce qu’on appelle la névrose traumatique » [4] demande-t-il ?
Pour répondre à cette question, Lacan s’empare des termes aristotéliciens d’automaton et de tuché. En faisant de l’automaton l’équivalent du réseau des signifiants, il signale « l’insistance des signes à quoi nous nous voyons commandés par le principe de plaisir » [5]. Ceci est dans la droite ligne de ce qu’il développait dans son séminaire sur « La lettre volée ». La tuché, à l’inverse, c’est la « rencontre du réel » [6]. Cette prise en compte de la tuché, c’est-à-dire du réel au-delà de l’automaton, est une nouveauté en ce qui concerne la conception de la répétition par Lacan. Ici, la répétition n’est plus entièrement dépendante de la chaine signifiante. À partir du rapport qu’établit Aristote entre automaton et tuché, Lacan peut faire valoir deux versants de la répétition : d’un côté, avec l’automaton, la répétition se situe sur la chaîne symbolique ; de l’autre côté c’est la tuché, donc la rencontre, c’est-à-dire ce qui arrive comme au hasard. Ce clivage nous donne un nouvel éclairage car désormais la face répétition symbolique s’efface derrière la face tuché devenue essentielle.
« La fonction de la tuché, du réel comme rencontre – la rencontre en tant qu’elle peut être manquée, qu’essentiellement elle est la rencontre manquée – s’est d’abord présentée dans l’histoire de la psychanalyse sous une forme qui, à elle seule, suffit déjà à éveiller notre attention – celle du traumatisme » [7] rappelle Lacan. Toute symbolique qu’elle soit, la répétition s’origine d’un traumatisme inaugural. On devine là un en-deçà du retour des signes.
C’est donc l’inattendu, l’inassimilable, l’impossible à symboliser qui provoque la répétition. C’est le réel du trauma. On retrouve ici ce qui est à l’origine de la découverte freudienne.
Eh bien, au regard de la tuché, le rendez-vous est toujours manqué. Est-ce la répétition elle-même qui indique ce ratage ? Certainement, car quand ça se répète, nous l’avons vu, toutes sortes de variations signifiantes apparaissent qui indiquent que ce n’est pas exactement le retour du même.
Lacan, à plusieurs reprises, parle de la tuché comme « rencontre du réel » ou encore comme « du réel comme rencontre » [8] ; or, d’autre part il fait de la répétition une « rencontre manquée avec le réel ». Cette apparente contradiction soulève une petite difficulté qui, une fois résolue m’a parue enseignante. La rencontre qui se fait « comme au hasard », c’est ce que nous avons vu avec Freud, et spécialement avec ce traumatisme auquel le sujet n’est pas préparé. Comme je vous le disais l’effroi est la conséquence de l’absence d’angoisse et donc de la non-préparation à l’événement traumatique. La tuché, c’est la rencontre fortuite, accidentelle, et qui peut vous foudroyer. Le réel passe alors la barrière du fantasme qui n’est plus apte à protéger le sujet. Dans cette perspective, il semble donc qu’avec le traumatisme, la rencontre du réel se produirait, elle serait réussie et non pas manquée. Pourtant, Lacan, lorsqu’il parle de rencontre manquée avec le réel, cite justement le traumatisme. Reprenons attentivement cette phrase aussi complexe que subtile : « La fonction de la tuché, du réel comme rencontre – la rencontre en tant qu’elle peut être manquée, qu’essentiellement elle est la rencontre manquée – s’est d’abord présentée dans l’histoire de la psychanalyse sous une forme qui, à elle seule, suffit déjà à éveiller notre attention – celle du traumatisme. » [9] Dans cette phrase on trouve la rencontre en tant qu’elle peut être manquée ; on en déduit qu’elle peut ne pas l’être. C’est un indice. Puis on a essentiellement elle est la rencontre manquée. « Essentiellement », deuxième indice, signale que pas tout de la rencontre serait manquée.
Nous sommes un peu éclairés par la mention que Lacan fait, d’ailleurs à la suite de Freud, du traumatisme comme inassimilable. Malgré la tendance à l’homéostase subjectivante, le trauma insiste, il ne se résorbe pas. On a vu que la répétition ne le traite pas.
Une autre occurrence de cette difficulté, qui commence à nous apparaître plutôt comme une subtilité, se trouve dans le commentaire que fait Lacan du rêve de l’enfant mort que l’on trouve à la fin de la Traumdeutung. Sans le développer ici, je rappelle que le père, assoupi pendant la veillée mortuaire de son fils, entend celui-ci lui dire dans son rêve « Ne vois-tu pas que je brûle ? » Cette phrase le réveille. Lacan met alors l’accent sur « la béance même qui constitue le réveil. » La rencontre toujours manquée « est passée entre le rêve et le réveil, entre celui qui dort toujours et dont nous ne saurons pas le rêve, et celui qui n’a rêvé que pour ne pas se réveiller » [10] dit-il. « C’est dans le rêve seulement que peut se faire cette rencontre vraiment unique. » Je vous laisse apprécier la nuance. Lacan vient de toucher là quelque chose de la fonction du rêve dans son rapport au réel qu’il ne démentira plus. Il ira jusqu’à dire dans son dernier séminaire, « Le moment de conclure », que « l’idée d’un réveil est à proprement parler impensable » [11].
Je vous disais il y a un instant que le réel du trauma n’est pas accessible et qu’au fond, dès lors que le sujet tente d’évoquer le choc traumatique, la mauvaise rencontre, dès lors qu’il met des mots sur ce qui lui est arrivé, il s’en éloigne, il voile le trou du trauma, ce qui a véritablement fait effraction, bref, il brode, il interprète. Dans la psychanalyse, nous avons affaire à « un réel qui se dérobe ». C’est bien à ça que chaque analysant se confronte ; il lui faut avancer en tâtonnant pour dire quand même l’inassimilable. La tuché, la mauvaise rencontre traumatique, vient toucher, résonner, frapper le traumatisme originaire, sans pour autant que celui-ci puisse être cependant véritablement appréhendé.
Cette rencontre ratée avec le réel, c’est ce qui m’a frappée dans le livre de Philippe Lançon Le lambeau [12], que beaucoup d’entre vous ont dû lire, vu le succès de cet ouvrage. C’est même ce ratage à dire qui m’a semblé paradoxalement réussi. P. Lançon tente de dire et d’écrire ce qui ne peut se dire. On aperçoit cela dès les premières pages. Sa méthode, c’est de commencer par se rappeler ce qu’il a fait la veille de l’attentat de Charlie Hebdo, dont il est l’une des victimes rescapées. On aperçoit ainsi immédiatement que son premier travail, c’est de mettre des contours au trou du traumatisme. Il s’accroche à de menus détails parce qu’il veut être sûr des faits qu’il a vécus : pour cela il questionne ceux qu’il a rencontrés la veille du 7 janvier 2015, ceux à qui il a parlé et qui vont lui rapporter par le menu ce qu’il a fait, ce qu’il a dit. Il consulte aussi les derniers mots qu’il a écrits dans son carnet, puis ceux qu’il a écrits juste après l’attentat, à l’hôpital. Entre les deux, se dessine un trou, même si lui ne le dit pas tout à fait comme ça. Il fait de même avec le temps et les lieux : par exemple là où il a laissé son vélo et à quelle heure, ou le dernier texto qu’il a reçu, tout cela lui paraît essentiel.
On le voit chercher du vrai alors que bien sûr c’est le réel insaisissable qui le taraude, qui l’étreint. Il souffre d’une courte amnésie due au choc traumatique et à ses blessures, mais est-ce là le véritable trou ? Il semble en faire d’abord l’hypothèse en tentant de rapiécer ce trou de mémoire, ce trou noir, avec les récits des uns et des autres qu’il a vus juste avant l’événement et qu’il interroge : « Tu étais chaudement habillé, avec un bonnet, un pull et une veste chaude » lui dit-on. À tout cela, il accroche des souvenirs plus anciens, il tisse, il brode, par association. Il demande également à ses proches de lui rapporter les paroles qu’il a lui-même dites : « Oublier le moins possible devient essentiel quand on devient brutalement étranger à ce qu’on a vécu, quand on se sent fuir de partout. » Philippe Lançon justifie ainsi son recours aux moindres détails, ceux dont il se souvient et aussi ceux dont il ne se souvient pas et qu’il veut se réapproprier. Attentifs aux signifiants, nous sommes frappés par ses expressions « étranger à ce qu’on a vécu », « fuir de partout » qui nous indiquent non seulement la présence (mais présence est déjà trop dire) du trou indicible, mais aussi que c’est lui-même qui est le trou. Il est cette passoire qui risque de fuir de partout. Il raconte alors tout un tas de petites choses anodines ou intimes, il décrit son appartement, digresse sur l’endroit où il a acheté le tapis du salon et ce que ça lui rappelle et continue ainsi d’associer sur des gens, des événements proches ou lointains… Ce faisant, il se rapproche du moment où il est arrivé à la réunion de rédaction de Charlie Hebdo, il se rappelle la phrase qu’il a dite en entrant, le dessin de Luz qu’il a regardé par-dessus son épaule, il précise où il s’est assis, entre Bernard Maris et Honoré. C’est encore tout un tas de souvenirs divers sans autre lien avec la Chose que sa propre chaîne associative sinueuse. Les signifiants courent, appellent le sens qui glisse d’une pensée à l’autre et qui en même temps n’en finit pas de se dérober. Si cette association d’idées hétérogènes peut d’abord apparaître au lecteur comme divagations, il s’agit de se demander en quoi elle sert à l’auteur. Il n’est pas difficile de deviner que l’enjeu de tout ce récit est de recoudre la chaîne signifiante interrompue. Car l’événement traumatique, c’est ça : un événement qui ne parvient pas à s’insérer dans la chaîne signifiante brisée. En parler, l’écrire, associer, tout cela relève de la tentative d’insérer la chose hors sens à son histoire.
Sa description de l’attentat procède du même effort, encore plus acharné, à recouvrir le trou, car là, P. Lançon est au plus près de l’indicible horreur dont il pressent qu’il lui faut pourtant la dire. À partir de ses digressions diverses, on voit l’auteur avancer vers des choses plus précises pour approcher le réel ; mais on peut dire aussi de ces tentatives qu’elles lui servent encore à voiler le trou : « La salle de rédaction a d’abord été ce plan fixe d’un fil opaque et mystérieux, pas encore tragique, ni vraiment commencé ni vraiment fini, un film dans lequel je jouais sans l’avoir voulu, sans savoir quoi jouer ni comment, sans savoir si j’étais premier rôle doublure ou figurant. La scène brutalement improvisée flottait dans les décombres de nos propres vies, mais ce n’était pas la main d’un projectionniste qui avait tout arrêté : c’étaient des hommes en armes, c’étaient leurs balles ; c’était ce que nous n’avions pas imaginé, nous les professionnels de l’imagination agressive, parce que ça n’était tout simplement pas imaginable, pas vraiment. La mort inattendue ; l’éléphant méthodique dans le magasin de porcelaine ; l’ouragan bref et froid ; le néant. » Comment dire mieux l’effroi, la surprise du choc, l’inimaginable auquel nul n’est préparé ? Mais en même temps, l’utilisation des métaphores cinématographiques signalent le recours à l’imaginaire. « Ce n’est pas seulement l’imagination qui est dépassée par l’événement ; ce sont les sensations elles-mêmes » dit d’ailleurs P. Lançon.
Il a entendu des bruits, des cris, des coups de feu, le bruit sec des balles, peu de choses finalement pour dire ce qui ne peut se dire. Une fois allongé sur le sol, il se croit indemne : « L’idée de blessure n’avait pas encore fait son chemin jusqu’à moi… Tout était à la fois brumeux, précis et détaché. » Ces trois mots sont à la fois au plus près de l’indicible et montrent en même temps que tout n’est que reconstruction, tout est déjà éloigné du fait brut. « Je me croyais étranger à toute blessure. J’étais blessé pourtant, assez immobile et la tête baignant probablement déjà dans assez de sang pour que le tueur, en s’approchant, n’ait pas jugé nécessaire de m’achever. » P. Lançon se rappelle l’avoir senti au-dessus de lui tandis qu’il fait le mort.
« Etais-je à cet instant, un survivant ? Un revenant ? Où étaient la mort, la vie ? Que restait-il de moi ? Je ne pensais pas ces questions de l’extérieur, comme des sujets de dissertation. Je les vivais… elles me saturaient et je ne savais qu’en faire. Je ne le sais toujours pas. » Il nous fait toucher là au sentiment d’inquiétante étrangeté qu’il a rencontré ; car, à cet instant qu’il essaie de saisir, il est réellement étranger à lui-même. Il dit d’ailleurs qu’il cherche à circonscrire la nature de l’événement, mais qu’il n’y arrive pas. Il sait pourtant que cet événement a modifié sa vie. Il y a donc bien un avant et un après. À cet égard, c’est en cela que nous pouvons dire qu’il s’agit bien d’un événement et non pas d’un fait. Un événement, ça a un avant et un après, ça a des conséquences subjectives. Un fait c’est simplement là et tout le monde peut s’y référer tandis que ça fait événement pour un tout seul, ça fait événement différemment pour chacun. P. Lançon parle de son traumatisme et personne d’autre que lui ne peut le dire à sa place. Freud a montré que l’événement est traumatique quand il est inassimilable et c’est pour ça qu’il produit la répétition. Quand P. Lançon dit « Je ne savais qu’en faire, je ne le sais toujours pas », c’est sa façon à lui de traduire le troumatisme.
Concernant le rapport à la mort dont Freud nous a bien dit qu’elle était irreprésentable dans l’inconscient, l’auteur nous livre encore quelques paroles précieuses : « Mais que s’est-il passé ? Est-il possible qu’il ne me soit rien arrivé ? Je suis vivant ? Je suis là ? Ou bien non ? » … « Pour le reste, les mots que le demi-mort prononçait étaient à peu près semblables, je crois, à ceux qu’on dit pendant un rêve : à la fois clair pour le dormeur et incompréhensibles pour celui qui, réveillé à ses côtés, les écoute. Je ne pouvais déjà plus tout à fait comprendre celui que j’avais été, mais je ne le savais pas. Je l’écoutais parler et je pensais : mais qu’est-ce qu’il a dit ? » P. Lançon n’est donc plus le même, il y a eu changement, il le perçoit tout en étant étranger au phénomène.
Ces mots sont certainement les plus proches du réel que l’auteur a pu cerner. Ensuite, il décrit ce qu’il a vu autour de lui, ses amis morts, avec quelques détails crus, pour dire encore le choc traumatique. Puis il va se raccrocher aux souvenirs de ses proches, en particulier de son frère qui a tenu un journal des événements. Il s’accroche aux faits, à l’histoire qu’on raconte de lui et de ses camarades, à son histoire déjà prise dans la grande Histoire. La suite du livre est consacrée à la reconstruction chirurgicale de son visage et aux deux mois et demi d’enfer hospitalier. L’approche du réel du corps avec la souffrance de la chair est, là encore, accrochée aux associations libres. Si cette approche ne parvient jamais véritablement à dire le réel du trauma, elle trouve sa logique dans le titre de l’ouvrage, Le lambeau : le lambeau est un segment de chair conservé lors de l’amputation d’un membre et qui, par une technique chirurgicale sophistiquée, par greffes successives, servira à recouvrir une plaie, voire un morceau de corps, donc un trou. Et au fond, tout le récit que livre P. Lançon est ainsi fait : en même temps que sa chirurgienne reconstitue sa mâchoire, lambeau par lambeau, des lambeaux de souvenirs épars viennent recouvrir le trou du trauma pour faire une histoire, son histoire prise dans la grande Histoire. Chacun de nous est attaché « à un lambeau de discours plus vivant que sa vie même − dit Lacan – […]. C’est aussi que ce lambeau de discours, faute d’avoir pu le proférer par la gorge, chacun de nous est condamné, pour en tracer la ligne fatale, à s’en faire l’alphabet vivant » [13].
Abîmé dans sa chair et dans son être par l’attentat, l’écriture permet à l’auteur de se reconstruire et de tisser un voile sur la Chose immonde. Son récit montre encore que, au-delà même de la souffrance physique due aux blessures, le choc traumatique lui-même a percuté le corps, le corps du parlêtre.
La chose vraiment réussie de ce travail – me semble-t-il – c’est que l’on aperçoit par interstices, l’échec à dire. Alors, se dessine les contours d’un trou, et autour des bouts de réel.
Je me suis aussi posé la question du succès de ce livre. Il me semble que la raison en est que le travail de P. Lançon, s’il parle du trauma d’un tout seul, résonne avec le trauma de chacun. Nous avons été percutés d’abord par l’attentat de Charlie Hebdo qui, rappelez-vous, a mis des milliers de gens dans la rue en janvier 2015, puis par la répétition terrible des attentats suivants, à Paris en novembre de la même année, au cœur le plus vivant de notre ville, puis l’été suivant à Nice. Cette suite d’attentats nous a tous meurtris, nous a sonnés véritablement. La violence du choc nous a touchés un par un et aussi ensemble, comme on a pu s’en apercevoir en de multiples occasions, ne serait-ce que dans la communauté des analystes. Les journées annuelles de notre École, prévues le lendemain de l’attentat de Paris, n’ont pas eu lieu. À la place, il y a eu un trou dont chacun a dû faire quelque chose. On peut vraiment dire qu’il y a eu un avant et un après ces attentats terroristes, un changement palpable. Mais bien sûr, ce qu’a pu produire cette onde de choc traumatique, c’est le dévoilement pour chacun du trou de la symbolisation. Ce qui se répète c’est ça : l’impossible à symboliser, l’impossible à faire rentrer le réel dans la chaîne signifiante.
[1] Chiriaco S., Le désir foudroyé. Sortir du traumatisme par la psychanalyse, Paris, Navarin éditeur, 2012.
[2] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n°6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 22.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 mai 2011, inédit.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 50.
[5] Ibid., p. 54.
[6] Ibid., p. 51.
[7] Ibid., p. 54.
[8] Ibid., p. 54.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 57-58.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 15 novembre 1977, inédit.
[12] Lançon P., Le lambeau, Paris, Gallimard, 2018.
[13] Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 446.