Les attentes envers le mariage n’ont jamais été aussi élevées, déclarait dans la presse une thérapeute de couple, qui s’étonnait pourtant de la fréquence de l’infidélité conjugale. Quotidiennement on vient lui dire : « J’aime mon partenaire, nous sommes les meilleurs amis, et nous sommes très heureux ensemble, mais j’ai une autre relation » [1]. L’explication hasardée dans l’article pointe la recherche éperdue d’autre chose, comme tentative d’échapper à l’assignation à un rôle, fût-il choisi. Ainsi, ces conjoints – les meilleurs amis – se tournent néanmoins vers un amant.
Bien qu’il y discerne un idéal de maître, et l’hors-champ de la dimension du désir, Lacan a souvent recommandé l’étude de l’Éthique à Nicomaque [2] d’Aristote. Il évoque ainsi la philia (ou amitié), abordée par Aristote dans les Livres VIII et IX de son Éthique, comme constituant l’essence du lien conjugal [3].
Il s’agit d’un traité sur l’amitié, faisant partie de sa réflexion sur l’éthique. Dans cette pragmatique de l’amitié, Aristote articule une casuistique précise des diverses variantes et situations concernant l’amitié. La philia, relation étroite entre deux êtres humains, est appréhendée comme étant le lien social par excellence, que l’on retrouve jusqu’au lien politique, celui de la Cité. La réflexion d’Aristote prend manifestement pour paradigme l’amitié entre deux hommes, mais il voit également la philia à l’œuvre entre parent et enfant, jeune et vieux, amant et aimé, mari et femme, etc. Il définit trois espèces d’amitié, distinctes et en même temps hiérarchisées. Elles se distinguent quant à l’objet, c’est-à-dire quant à ce qui est aimable pour chacune. La multiplicité des objets se ramène à trois catégories aimables : l’utile, l’agréable et le bien.
Ceux dont l’amitié est fondée sur l’utilité ne s’aiment pas pour eux-mêmes mais pour l’avantage qu’ils retirent l’un de l’autre. Il en va de même pour ceux dont l’amitié repose sur le plaisir : ils ne s’aiment pas pour ce qu’ils sont, mais pour l’agrément, le plaisir qu’ils éprouvent à cette amitié. Dans ces deux cas, c’est parce que votre ami vous est utile ou agréable qu’il fait l’objet de votre amitié. Aristote pointe alors la fragilité de ce lien : lorsque fane ce qui rendait l’ami utile ou agréable, se fane aussi l’amitié. Dès qu’ils ne sont plus agréables ou utiles l’un à l’autre, ils cessent d’être amis. Les gens moroses et chagrins ne sont guère enclins à l’amitié ; il n’y a d’ailleurs rien de plaisant à les fréquenter.
Telle est pour Aristote l’amitié entre jeunes gens : « elle semble avoir pour fondement le plaisir car ils vivent sous l’empire de la passion (pathos), et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît personnellement et le plaisir du moment. Ils forment rapidement des amitiés et les abandonnent avec la même facilité, car leur amitié change avec l’objet qui leur donne du plaisir, lequel est sujet à de brusques variations. Ils ont aussi un penchant à l’amour (éros), car une grande part de l’émotion amoureuse relève de la passion et a pour source le plaisir. Ils aiment et cessent d’aimer plusieurs fois dans la journée » [4].
Voici par contre l’amitié parfaite : elle s’établit entre deux individus poursuivant chacun la vertu, le bien. L’ami est un bien pour celui dont il est l’ami. Aimer son ami, c’est aimer ce qui est bon pour soi, de sorte que chacun en aimant l’autre, s’aime lui-même. La philia, mouvement altruiste et désintéressé, trouve ainsi son fondement dans l’amour égoïste de l’homme de bien pour lui-même. L’amitié vise l’être de l’ami, ce qu’il est en lui-même. Elle est dépourvue de passion (pathos), simple émotion fugitive qui se rattache à l’appétit sensible. Elle est rare, et demande du temps pour s’installer. Elle réunit en outre les traits des deux précédentes, joignant au bien l’utilité et le plaisir.
L’amitié n’est pas une simple disposition (un habitus) passive, il faut qu’elle s’exerce en acte : l’éthique requiert une action. Et la distance empêche son exercice, entraînant l’oubli, tout comme le silence vient la rompre. Le modèle aristotélicien décrit un état d’harmonie : l’amitié comme réciprocité de deux vertus dirigées vers le bien. Aristote recherche un discours droit vers le Souverain Bien, et non comme Freud en vue du « repérage de l’homme par rapport au réel »[5].
Le semblable est l’ami du semblable et les deux amis vertueux retirent chacun de leur commerce les mêmes avantages. Rien ne définit mieux la philia que la vie en commun : (« vivre avec »). Plus la mise en commun est complète – les biens comme les sentiments et les idées – plus l’amitié est parfaite. Agamben évoquant ce passage parle d’un « partage purement existentiel, sans objet : l’amitié comme consentement au pur fait d’exister. Les amis ne partagent pas quelque chose, ils sont toujours déjà partagés par l’expérience de l’amitié »[6].
On ne trouvera pas chez Aristote de théorie sur le conjugo ou sur l’amour entre l’homme et la femme. Lorsqu’il parle du désir amoureux, il faut l’entendre au sens du Banquet de Platon. « Dans les relations amoureuses (animées par l’éros), l’amant (érastès) se plaint parfois que son amour ne soit pas payé de retour, bien qu’il n’y ait en lui rien d’aimable ; l’aimé (éromenos) se plaint que l’autre ne remplisse aucune de ses promesses. De tels dissentiment se produisent lorsque l’amant aime l’aimé pour le plaisir, tandis que l’aimé aime l’amant pour l’utilité, et que les avantages attendus ne se rencontrent ni dans l’un, ni dans l’autre »[7].
Pareille rupture d’équilibre se retrouve également dans l’amitié (philia) si elle s’appuie sur ces mêmes motifs, de plaisir et d’utilité. Les différends surgissent lorsque les amis n’obtiennent pas les avantages escomptés. Ce n’est pas la personne de l’ami qui était visée, mais les avantages qu’on en attendait. Au contraire, sera durable la philia de l’homme vertueux en tant qu’elle vise la personne même de l’ami. Si une philia parfaite ne peut se diriger que vers un seul, l’amour au sens de l’éros ne s’adresse également qu’à un seul. Il n’est pas loin d’une sorte d’exagération, une hyperbole de l’amitié.
La philia entre l’homme et la femme lui paraît conforme à la nature (nature aristotélicienne, qui évacue la dimension du vivant, du sexe) puisque les humains, plus encore qu’à faire société, paraissent naturellement enclins à former un couple (« s’unir à deux »). Ils se portent aide mutuelle dans l’œuvre commune, laquelle consiste à cohabiter et à avoir des enfants. Ils conjuguent par-là l’utile et l’agréable. Toutefois, la philia conjugale « peut aussi être fondée sur la vertu quand les époux sont gens de bien : car chacun a sa vertu propre et tous deux mettront leur joie en la vertu de l’autre »[8]. Et Lacan de conclure : « L’hors-sexe de cette éthique est manifeste »[9] et d’évoquer Le Horla.
Il poursuit dans Télévision : « Car en fin de compte l’amitié, la philia plutôt d’Aristote (que je ne mésestime pas de le quitter), c’est bien par où bascule ce théâtre de l’amour dans la conjugaison du verbe aimer avec tout ce qui s’ensuit de dévouement à l’économie, à la loi de la maison »[10].
La référence à l’amitié selon Aristote, remarquait Serge Cottet, paraît bien « avoir les faveurs de la doxa contemporaine prônant une conception égalitaire et associative du couple »[11]. Le non-rapport sexuel ne s’en trouve pas pour autant évité, qui précipite les protagonistes dans une sexualité extérieure.
[1] Perel E., « Porqué las parejas felices también son infieles », elpais.com/cultura/2018/08/24.
[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J.Tricot, Paris, Vrin, 2007. ; id.,trad. J. Voilquin, bilingue grec-français, Paris, Garnier, 1940.
[3] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 574.
[4] Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, op. cit., p. 418.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1983, p. 21.
[6] Agamben G., L’amitié, Paris, Rivages, 2007, p. 40.
[7] Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, op. cit., p. 464.
[8] Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, op. cit., p. 452-453.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XX. Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 78.
[10] Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1973, p. 61.
[11] Cottet S., « La philia d’Aristote dans l’air du temps », La cause du désir, Paris, Navarin, janvier 2016, n° 92, p. 26-27.