Le livre récemment paru d’Augustin Ménard [1] prend appui sur un texte méconnu d’Hippocrate [2] et cette phrase de Lacan, qui a questionné l’auteur : « l’origine de la notion de symptôme n’est pas à rechercher dans Hippocrate, mais dans Marx » [3]. Son ouvrage, en deux parties, permet de remonter aux sources du concept de symptôme, en en déroulant les phases successives d’exploration et la façon dont il opère dans la praxis.
Amour et symptôme
Confronté au réel de l’énigme du sexe et de la vie, l’animal parlant qu’est l’homme y apporte, nous rappelle A. Ménard, deux modalités de réponse : l’amour, réponse précaire, et le symptôme qui, lui, s’impose par sa répétition.
Amour et symptôme comme ce qui se met en travers, ont en commun le « ratage », signe par excellence que la pulsion tourne toujours autour de l’objet sans jamais l’atteindre. Ils ont aussi en commun d’en passer par le langage, à la fois obstacle et agent de guérison, support de l’échange dans l’amour, il ne peut tout dire et ouvre à l’équivoque. Il est aussi à l’origine du symptôme par son impact, trauma de la langue sur le corps.
Si « l’amour en son essence est toujours narcissique » [4], il est aussi au-delà du narcissisme, car c’est l’objet caché au cœur de l’objet d’amour, son agalma, l’objet a, qui en fait l’éclat. L’accent mis par Lacan dans Le Séminaire IV sur le manque que l’objet porte en lui noue clairement amour et symptôme : il n’est de symptôme que lié à l’objet a et ce qui est agalmatique dans le partenaire amoureux, c’est l’objet qui manque. Sous le masque de la réciprocité dans l’amour, c’est la substitution de l’amant à l’aimé qui délivre cette signification qu’est l’amour ; le symptôme, quant à lui, est un signifiant qui se substitue à un autre signifiant qui ne peut se dévoiler : amour et symptôme sont donc l’un et l’autre métaphore, par le biais du mécanisme de substitution.
Avec le dernier enseignement de Lacan et la clinique borroméenne, l’accent n’est plus mis sur le sens, mais sur le « à quoi ça sert ? ». Au-delà de sa signification vide, l’amour est « un dire d’où procède un événement » : il est le nom d’où procède un événement de corps, nouvelle acception du symptôme. Amour et symptôme, comme quatrième rond qui maintient les trois registres, R, S, I, ont valeur de suppléance. Le moment de la rencontre amoureuse, contingente, peut sans doute un instant donner l’illusion que le rapport sexuel « cesse de ne pas s’écrire » …et sans doute serions-nous tentés qu’il rejoigne durablement le registre du nécessaire (qui « ne cesse pas de s’écrire ») mais comme le rappelle A. Ménard, il n’y parvient pas : il demeure le leurre nécessaire pour nouer les trois dimensions du parlêtre, et incite à toujours inventer, à sortir de la jouissance narcissique du Un. « Il permet ainsi à la jouissance de condescendre au désir. » [5]
Symptôme et invention
D’Hippocrate à Lacan, en passant par Freud et Marx, trouvailles et inventions ont jalonné les élaborations sur le symptôme, nous rappelle A. Ménard.
Dans le texte « La folie de Perdiccas II, roi de Macédoine, fils d’Alexandre le Riche » Hippocrate décèle les symptômes de la maladie de Perdiccas, et les rattache à un amour insu pour Phila, amie d’enfance, concubine de son père. Il indique à Perdiccas que ce dont il souffre, c’est de cet amour par lui-même ignoré. Comme le souligne A. Ménard, Hippocrate « a rencontré l’Œdipe avant Freud ». Pourquoi son intervention accède-t-elle au statut d’interprétation pour Perdiccas ? Pourquoi cela a-t-il marché ? Parce qu’Hippocrate était docile au discours du patient, il rencontre le symptôme, il accepte qu’il y ait un trou dans le savoir et son dire permet un dénouage de l’Œdipe de Perdiccas. Hippocrate croit cependant à la résorption totale possible du symptôme, sans reste, l’élucidation de la cause psychique permettant la levée des symptômes somatiques ; il ne peut donc véritablement intégrer la nature même du symptôme, qui est ce qui cloche par essence.
Pour Lacan, c’est à Marx que revient l’invention du symptôme, car il « fait l’hypothèse que quelque chose ne va pas dans les relations intersubjectives, et fait l’hypothèse que cela a un sens ; cela relève bien du symptôme » [6]. Pour Marx, le travailleur et le capitaliste ne sont que les jouets d’un système qui leur est extérieur et les gouverne à leur insu. Il démontre que le rapport entre les choses (le marché) se substitue au rapport entre les hommes et que la marchandise ou l’argent (deux versions de l’objet fétiche de la société capitaliste) viennent voiler tout en la désignant, la plus-value qu’est la monnaie – « fétiche par excellence », dit Lacan, dans Le Séminaire XVI.
Avec Freud, la découverte de l’inconscient et du sens sexuel des symptômes hystériques subvertit la conception médicale du symptôme.
Quant à Lacan, le livre d’A. Ménard reprend les différentes périodes de son enseignement et valorise la théorisation du réel, à la fois comme écriture logique de l’impossible, et comme l’un des ronds du nœud, le réel est rétif au sens. Ce passage du symptôme déchiffrable par le sens à l’événement de corps, hors sens, va de pair avec le sinthome, invention de Lacan. Il est repérable dans les témoignages de passe : à la fois versant symptôme, et création- solution singulière pour parer au réel.
D’un enthousiasme communicatif, l’ouvrage d’A. Ménard, nous propose de considérer Hippocrate comme « interprète du symptôme » : une boussole pour l’analyste ?
[1] Ménard A., Le symptôme – Entre Amour et Invention, Nîmes, Champ social Editions, 2016.
[2] Hippocrate, « La folie de Perdiccas II, roi de Macédoine, fils d’Alexandre le Riche ».
[3] Ménard A., Le symptôme …, op.cit., p. 7. La phrase de Lacan se trouve dans « Le séminaire R.S.I. », Ornicar ?, n°4, 1975, p. 106.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 12.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1963, p. 209.
[6] Ménard A., Le symptôme …, op.cit., p. 80.