Le signifiant folie était d’un usage courant dans ma famille. Utilisé uniquement par les femmes, ce terme n’annonçait rien de bon. « C’est de la folie douce !» disait ma mère. Cette expression soulignait la déraison, l’anormalité, l’insupportable. Pour moi folie douce évoquait un penchant à l’originalité. Entre l’agitation ou le désespoir inquiétant de la folie maternelle et la voix silencieuse de mon père, cette expression maternelle me permit de dédramatiser les comportements extravagants de ma mère prête à tout et de m’amuser des fantaisies des femmes de mon entourage. À présent « Folie douce » nomme la version poétique de mon identité sinthomale nouée à la féminité.
Logique féminine
L’analyse a levé le refus du corps et défait l’aspiration à la virilité qui entravait ma féminité. Trois rêves ont montré qu’une part de la jouissance féminine a été traitée par « la machinerie œdipienne » 1 et le semblant phallique. Mais, alors qu’une intervention de l’analyste faisait céder le ravage du rapport à la mère, un événement de corps advint, indice du passage au-delà du phallus et de la part insymbolisable de la jouissance féminine. Cet éprouvé me procurait la nuit un sentiment de mort imminente. Je ressentais sans angoisse les battements de mon cœur, comme le sentiment que la vie se retirait, des signes cliniques interprétés après-coup proches de la maladie infantile qui a marqué mes débuts dans la vie. Cet éprouvé, sorte de réminiscence du corps, relève du corps qui se jouit, c’est un produit et un reste de l’analyse. Je l’ai nommé TOXICOSE, prélevant ce signifiant dans l’histoire familiale. Il articule position féminine et jouissance féminine, il est de l’ordre de l’inconscient réel.
Un rêve dans lequel apparaît les entours de ma féminité a accompagné il y a peu cet événement. « Je suis dans une voiture dans laquelle se trouve mon mari (cela pourrait être mon père) et ma fille (moi enfant), nous roulons, je suis à l’arrière et m’aperçois que mon vernis à ongle s’est détaché, il est tombé, laissant à découvert mes doigts nus – de couleur cireuse, comme désertés par la vie, l’extrémité du doigt manque. Cela semble me surprendre et m’épater, je ne pensais pas une telle chose possible. Je fais constater cela à mon mari ». La chute du semblant – le vernis à ongle – m’incomplète à partir d’une soustraction sur l’imaginaire qui lève le voile sur l’énigme de la féminité. Derrière le vernis (le voile) apparait le trou laissé par l’absence de la phalange distale. Ce rêve dévoile le trou – s(A) barré – que l’image féminine du vernis à ongle était venue recouvrir. L’inconscient interprète encore, rappelant que la mascarade féminine participe de la vérité menteuse qui ne fait que recouvrir le non rapport.
La lettre d’amour
Une femme est symptôme d’un autre corps 2, écrit Lacan, à condition que l’analyse lui permette d’y consentir. Car si j’avais choisi mon partenaire avant l’analyse selon la logique œdipienne, que nos symptômes de déplacement se complétaient, qu’auprès de cet homme ma vie amoureuse conjuguait désir et demande d’amour et que j’avais immédiatement pris son patronyme – doucet –, tout était donc en ordre, en dépit de tout cela, le refus de la féminité était une entrave à ma vie de couple. Prise dans le ravage maternel et l’amour pour le père, ma féminité se rangeait sous le régime de la maternité. Avec l’analyse, l’impasse hystérique se fracturait peu à peu, je glissais vers le être femme, la folie douce qui me fait un peu désorientée, déconcentrée, impatiente mais aussi enjouée. La passe a poursuivi le processus de féminisation. « L’évènement de corps, c’est un événement femme » 3. Cet événement inclut l’amour. Par l’amour, la jouissance féminine se civilise. Avec l’analyse, je pus me faire partenaire de cet homme, accepter d’être l’objet de son désir, consentir à être femme à ma façon, articulant mascarade féminine, prudence passionnée, prise en compte du réel et absence de garantie quant à mon être. Avec la passe, dans l’amour de ce partenaire se loge mon être femme devenu la folie douce(t). C’est le mystère de la jouissance féminine, indicible, pris dans le discours de cet homme. Cela tient à une lettre (t), la lettre d’amour qui fonde le lien entre nos deux inconscients.
Être différent féminise 4
En débarrassant le sujet du discours de l’Autre qui l’aliénait, l’analyse produit des effets de vie. Je m’étais construit un Autre méchant à l’image de la crainte de l’Autre présente chez mon père comme chez ma mère. Cet Autre dont les figures pouvaient varier, se situait tout autant dans la famille, le voisinage, ou l’étranger. Mes symptômes sur le modèle de l’Autre familial m’en protégeaient – ne pas me faire voir, ne pas parler en dehors de la famille, rester entre nous. Eux/nous. Cette partition me semblait étrange lorsque j’étais enfant. Je mesurais que la notion d’étranger dépend de la définition des frontières souvent arbitraires. Adolescente je comprenais que le sujet a besoin de l’Autre pour se repérer lui-même mais que la différence a pour conséquence l’exclusion. Je m’insurgeais contre le discours familial stigmatisant et dénonçait sans succès le discours du maître prompt à voir dans l’étranger une population à risques de désordre social. Analyser son inconscient c’est savoir sa part d’étrangeté, dialoguer avec le réel qui nous enferme pour ne plus le subir ni en avoir peur. Dans notre civilisation, le réel est aujourd’hui incarné en une figure qui est l’étranger 5. Dans son spectacle intitulé Tordre, Rachid Ouramdane met en scène deux femmes emportées dans la spirale infernale du mouvement que seule la rencontre d’un autre – corps – peut interrompre. Mus par un réel, les corps parlant se déplacent d’un endroit à un autre. D’aucuns diront que les frontières sont indispensables à la gestion des états. Dont acte ! Mais cela n’empêche pas qu’elles soient hospitalières, une frontière peut être accueillante. L’étranger – soit le réel du sujet – est consubstantiel à la psychanalyse 6, l’analyse apprend à savoir y faire avec. C’est la politique du symptôme issu du principe d’ouverture que l’on rencontre côté féminin. L’outrepasse m’a permis d’avancer sur ce point.
L’analyse conduit vers la différence absolue, celle de l’identité sinthomale, non ségrégative. Elle se fonde sur le réel dégagé dans l’analyse. Ce réel donne à la folie son grain, sa marque singulière et sa limite. En ce qui me concerne, l’analyse en a fait un grain de folie douce.
1 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 2/3/2011, inédit.
2 Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.
3 Roch M.-H., « Femme(s) en analyse », Scripta, bulletin de l’ACF-CAPA, 2013, pp. 33-49.
4 Brousse M,-H., L’étrange qui erre, Forum Européo di Roma, 24/02/2018. http://www.forumeuropeoroma.com/pdf/marie_helene_brousse_francese.pdf
5 Di Ciacca A., au Forum européen de psychanalyse, 24/02/2018.
6 Skriabine P., « L’étranger », La lettre mensuelle, n°151, juillet 1996, p. 28.