De Freud nous savons qu’une institution est toujours un rassemblement fondé sur un Idéal-du-Moi commun qui produit un effet de masse par l’identification des individus entre eux et par le « Un » qui fait exception, le leader. L’unité imaginaire fonde le Tout du « tous pareils ».[1]
De Lacan et de l’interprétation qu’en donne Jacques-Alain Miller dans sa « Théorie de Turin » nous savons qu’une École de psychanalyse doit être — je cite Miller « une collectivité qui sait ce que c’est que l’Idéal et ce que c’est que la solitude subjective ». C’est « addition de solitudes subjectives ». Cela ne s’obtient pas sans une pratique de l’interprétation du groupe, et c’est cette pratique même qui y prend la place de l’idéal. À chacun sa singularité mais sans en faire une norme universalisante à imposer à tous.[2]
La logique féminine du pas-tout, à l’œuvre dans nos Écoles, peut aussi être mise au fondement de l’institution de soins orientée par la psychanalyse. C’est le sens de ce que nous nommons le « cas par cas ». De la même manière que chaque cure est une « variante de la cure-type » nous devons en institution de soins faire en sorte qu’il y ait « une institution par sujet »[3]. Nous déplaçons ainsi l’idéal sur la variante, à l’opposé d’un institué invariant.
C’est une interprétation de l’institution. Ce n’est qu’à condition de défaire le lien du sujet à l’Idéal commun du groupe que s’ouvrent pour lui les possibilités d’invention, de construction symptomatique. Cette interprétation est nécessaire pour que puisse s’entendre ce qui surgit de manière contingente et permettre ainsi l’invention subjective, qui toujours dérange l’institution.
Donc pour nos Écoles et les institutions que nous voulons orientées par la psychanalyse, c’est en maintenant dans l’institution elle-même la distance entre l’idéal et la singularité de chacun, que nous soutenons le désir de l’analyste.
Pour rejoindre la subjectivité de notre époque les psychanalystes de nos Écoles s’immiscent dans l’invention d’une politique hors des idéologies constituées. Le réseau Zadig ne rassemble que des personnes qui ne font partie d’aucun parti politique. Il ne s’agit pas pour autant de construire un nouveau parti mais plutôt d’interpréter ce qui s’institue en politique.
Distinguons avec la Théorie de Turin, d’une part un discours émis depuis l’idéal et qui oppose nous / les autres et d’autre part un discours inverse qui interprète le groupe. Le premier accentue l’aliénation de chacun à l’idéal collectif. Dans le champ politique, l’accent mis sur les identifications vire au surmoi identitaire et accentue les rejets — de l’étranger en particulier, mais aussi de tout ce qui est étranger en chaque sujet parce que singulier.
En Belgique le gouvernement a déposé un projet de loi sur les visites domiciliaires, qui donne la possibilité aux forces de l’ordre de pénétrer à toute heure dans un domicile privé afin d’y saisir un étranger en situation irrégulière. On voit à cet exemple que l’étranger rejoint l’intime et que le discours contre les migrants atteint l’intimité du corps de chacun.
Alors que le second discours, celui qui interprète, démassifie en renvoyant chacun à sa solitude. Notre idéal est le maintien de la distance entre l’idéal et la singularité de chacun. L’institution politique a certes ses propres régulations, le juge humanise la loi, l’état de droit s’impose à tous comme respect des individus, mais ces fonctions peuvent elles-mêmes opérer à l’envers de ce pourquoi elles sont créées, quand le juge est soumis à un idéal politique ou quand l’État de droit se réduit au droit de l’État. Cela s’observe même dans nos démocraties.
Notre arme dans ce combat est le discours. C’est en soutenant la conversation, au sens où nous l’entendons en psychanalyse, que nous pouvons introduire le pas-tout dans l’institution. C’est ce qui s’est fait dans les Forum.
Notre responsabilité vis à vis de notre époque est d’en faire apparaître les symptômes et d’engager la conversation qui permet d’interpréter le collage auquel l’institution pousse de structure. L’interprétation qui décolle de l’idéal permet les inventions singulières à l’envers de l’idéal institutionnel.
On peut à ce propos évoquer de nombreux exemples de ce qui se passe actuellement en Europe avec la montée des populismes. Mais il y a aussi un symptôme dans les oppositions entre régions et États où s’opposent deux idéaux rassembleurs, sans qu’on puisse penser que la norme rigide des lois puisse traiter le symptôme.
C’est sur ce point-là que les psychanalystes ont quelque chose à dire. Ce qui s’invente ne peut se produire que d’une contingence où l’idéal collectif peut se séparer de chacun.
À la fin de cette intervention à Barcelone une question m’a été posée que j’ai comprise ainsi : s’agit-il de faire silence sur certaines questions ou non. J’ai pensé que dans le contexte du moment cela concernait la question catalane et j’ai répondu ceci.
Il n’y a pas lieu de soutenir nécessairement le silence. Il faut risquer la conversation. Il y a une difficulté avec certaines oppositions région / État. Remarquons qu’au Québec les indépendantistes ont gagné les élections, mais ont perdu le référendum pour l’indépendance. Même chose en Écosse. En Belgique, les indépendantistes flamands sont au pouvoir mais ils ne se risquent pas à proposer un référendum : tous les sondages indiquent qu’ils le perdraient. En Catalogne ça s’est passé autrement. Eh bien les psychanalystes peuvent en engager une conversation, dans le sens que j’ai développé, c’est-à-dire en laissant les idéaux massifiants de côté et en s’attachant à interpréter le symptôme. Encore faut-il que dans ces conversations chacun se décolle de l’idéal commun, car cela est exigible de la position du psychanalyste.
[1] Intervention au XIe congrès de l’AMP à Barcelone, 5 avril 2018.
[2] Comme cela se produit souvent dans notre époque — cf. Ansermet, F., « À chacun sa norme », intervention au XIe congrès de l’AMP, 5 avril 2018, inédit.
[3] Formule que j’ai proposée en 2004. Stevens A., « Du dérangement comme principe analytique », La petite Girafe, n°19, Déranger l’institution, Paris, La petite Girafe, 2004, pp. 17-22.