Disruptions dans la filiation, le genre et la procréation
Ronds de ficelle(1)
Dans son enseignement, Jacques Lacan a donné place au vide. « On omet trop que l’architecte, quelque effort qu’il fasse pour en sortir, il est fait pour ça, pour faire des murs. Et les murs, ma foi – depuis ce dont je parlais tout à l’heure, le christianisme penche peut-être un peu trop vers l’hégélianisme –, c’est fait pour entourer un vide. »(2) Cela caractérise aussi bien l’art sous toutes ses modalités, sans doute faut-il distinguer, comme Jacques-Alain Miller l’a développé(3), sublimation, création et invention et faire la différence entre vide et manque. C’est sur (au moins) un manque que ce texte est construit. En effet, je n’ai pu être présente à la première séance de novembre, j’en ai l’enregistrement mais dans cette période qui nous bouscule, nous affecte profondément, je n’ai pu encore l’écouter.
C’est donc sur ce fond d’absences que je vais brièvement évoquer les deux soirées suivantes des 8 et 15 décembre. Au cours de chacune d’elles, Nouria Gründler a présenté un cas de sujet transgenre, l’un construit à partir du seul discours de la mère, Madame M, lors d’un unique entretien, l’autre fut présenté à partir de plusieurs entretiens avec le sujet lui-même. Les deux cas sont issus de son expérience clinique à la consultation LIEN POPI(4) qui s’adosse au Séminaire Les enfants de la science, un groupe de contrôle avec Hélène Deltombe et un cartel sur le Séminaire III avec Marie-Claude Sureau comme Plus-Un.
Le 8 décembre, Éric Laurent éclaira le premier cas – il s’agissait d’un cas de transition transgenre F to M(5) – par un apport théorique qui nous fit presque « voler à la hauteur de Dieu et des Anges », en passant par Saint-Augustin. En effet, le sujet nommé Adrien, marqué fortement dans sa filiation par des signifiants religieux, a déjà opéré une invention qui le conduit à pratiquer le karaté, s’initier au bouddhisme. Dans l’élaboration de récit de la séance se distingue la figure du samouraï. Différentes modalités d’invention pour parer à la forclusion du Nom-du-Père sont donc à l’œuvre.
Le 15 décembre, François Ansermet s’est appuyé sur une déjà longue expérience clinique en Suisse auprès de sujets ayant eu un parcours vers un changement de genre – et ce à quoi il conduit, traitements hormonaux, interventions chirurgicales, changement de prénom, depuis peu facilité de changement officiel d’état civil – pour présenter une série de points qu’il a pu établir à partir de sa rencontre avec ces sujets. Il a évoqué le cas d’un analysant qui a interrompu tout traitement hormonal et a sublimé ou inventé à partir de ce qui l’avait conduit à sa démarche, en réalisant un travail photographique dont il est le centre et pour lequel il a obtenu et connaît toujours un succès notoire.
Après l’énumération, la série, retour à la singularité du cas, transition vers celui de Jeanne présenté par N. Gründler. Un début de discussion – il en a été de même le 8 décembre avec le cas d’Adrien – s’est amorcé, aboutissant à un débat passionnant entre les intervenants. Il s’agissait de manière évidente dans le cas de Jeanne, engagée dans un processus de transition de genre M to F, d’un sujet présentant une pente à la mélancolie inquiétante, dont certaines déterminations étaient déjà très claires dans la présentation de N. Gründler et se sont encore affinées au cours de la discussion. Il s’agissait là d’un sujet en processus de transition de genre M to F, Jeanne. Cependant, il me semble qu’une dimension essentielle n’a pas encore été abordée, qui pousse le sujet vers la tentation suicidaire. L’hypothèse avancée par N. Gründler, s’appuyant sur un passage du Séminaire III quant à l’opposition entre un « noyau d’inertie dialectique »(6) en opposition au « noyau observable » cher au discours de la psychiatrie depuis ses débuts et jusqu’au Séminaire III, me semble doublement juste. Ce qu’elle évoque concernant la mère du sujet – qu’elle reçoit avec beaucoup de délicatesse et de justesse dans ses interventions sous le mode de questions – m’a fait penser à une haine radicale de la féminité chez cette mère, à commencer par elle-même. Le Séminaire se poursuivra le 17 janvier, ces hypothèses seront discutées à nouveau, l’élaboration des quatre enseignants se poursuivra. Gageons que des nouages, dénouages et renouages ne manqueront pas de se produire, comme cela a déjà été le cas, en particulier avec les ponctuations précieuses apportés par Dominique Laurent : des patients psychotiques, elle en a rencontrés, beaucoup, à l’hôpital Sainte-Anne et dans son cabinet d’analyste, la question du pousse-à-la femme lui est sans doute très présente à l’esprit.
Et pour conclure, je dirai que si l’enseignement de Lacan sur les psychoses nous est indispensable pour aborder la thématique qui nous occupe, ceux qu’il a donnés dans son magistral Séminaire Le Désir et son interprétation, ainsi que dans L’Angoisse(7) peuvent nous orienter dans l’abord de cette clinique et sa dimension d’Unheimlichkeit(8).
1 Note de l’auteur : je remercie Philippe Bouret pour sa recherche quant à une référence de Lacan et qui m’a mise sur la voie vers ce titre. N. Gründler,, P. Bouret et moi-même sommes en lien depuis notre participation aux travaux du Groupe franco-algérien du Champ Freudien (1997-2004), sous la responsabilité de Yasmine Grasser, un séminaire mensuel théorico-cliinique était commun à la Section clinique de Paris IdF.
2 Lacan J., « Je parle aux murs » [6 janvier 1972], Je parle aux murs, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, dirigée par Jacques-Alain et Judith Miller, texte établi par J.-A. Miller, Paris, 2011.
3 Miller J.-A., « Sept remarques sur la création », Lettre Mensuelle, n° 68, Paris, avril 1988, p. 9 & sq.
4 Lien POPI : Lieu d’accueil Périnatal d’Orientation Psychanalytique en Institution, Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (Pr David Cohen), GH Pitié-Salpêtrière, 75013 PARIS & CECOS Paris Cochin, Service du Pr Jean-Philippe Wolf, Maternité de Port-Royal, 75014 Paris.
5 F to M : female to male. M to F: male to female.
6 Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, [1954-1955], Paris, Seuil, 1981, p. 32 & 43.
7 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation [1958-59], Paris, Éditions La Martinière/Le Champ Freudien, 2013. Le Séminaire, livre X, L’Angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004. Les textes des Séminaires de Lacan sont établis par J.-A. Miller.
8 Freud S., « L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) » [Imago, vol. 5, 1919], Paris, Gallimard/nrf, coll. idées, n° 353, trad. Marie Bonaparte & Mme E. Marty, Paris, 1933, p. 163-210.