« Je ne suis pas un poète, mais un poème. »[1]
Il est des jouissances qui se passent de mots, alors que le sujet jouit en parlant (Lacan devant son auditoire à son Séminaire) : jouis-sens et hors sens. Nous sommes confrontés à cela à « parADOxes »[2]. La jouissance concerne aussi l’objet ; l’objet du fantasme dans les consultations, l’objet de l’impasse dans les analyses de pratiques, l’objet fabriqué dans les ateliers (Chemin de Vie et d’écriture)[3]. Si la jouissance insiste, c’est que la parole ne suffit pas à réduire la pulsion, le langage ne dit pas tout ; il existe un trou, un vide dans le savoir où se loge le sujet en construction. Tout comme la vérité a structure de fiction, « vérité menteuse »[4] dira Lacan, et se fera varité ; variétés des symptômes que nous accueillons.
Pourtant le premier Lacan écrira que la jouissance est interdite à quiconque parle, que le mot est le meurtre de la Chose. Wittgenstein disait « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »[5] Faute éthique dont il était épris. Lui a échappé qu’il y avait le bien-dire du patient, le rendre compte en intelligence du praticien et le savoir-faire des “atelières”. Deux temps trois mouvements !
L’ambivalence n’est qu’apparente entre le dire et le corps : le signifiant se prétend premier (s’inscrire dans l’Autre comme trésor des signifiants, du langage) et la séparation concerne l’objet (l’Autre comme corps). Il y a donc un passage à Autre chose, par exemple de l’énoncé à l’énonciation, du sujet à l’objet et vice-versa. L’énoncé surgit du moi ordinaire, le dit de la vie quotidienne. Un CV n’est pas Chemin de vie. Un cartel clinique n’est pas qu’analyse de pratiques, une consultation n’est pas que thérapeutique (retour à un état antérieur). L’énonciation concerne le sujet de l’inconscient, celui qui échappe, qui parasite le moi. Derrida en a dit de belles choses dans sa querelle avec J. R. Searle.[6] L’exemple paradigmatique est celui d’un patient de Freud : « J’ai rêvé d’une femme, ce n’est pas ma mère. » « Donc, c’est votre mère », dit Freud. Ce cas donnera à Freud le concept de la dénégation[7]. Cette dénégation, comme l’intentionnalité, ne sont pas sans lien avec la Fabrique[8] ; cette dernière démonte, détricote, déconstruit tout en laissant place au savoir insu. L’interprétation freudienne est juste, mais elle rate la jouissance en jeu. La dénégation peut être le socle d’une fabrication, au même titre que le « senti-ment » et l’intention performative. Lacan reprendra le cas de Freud, comme celui de Kris sur les « cervelles fraîches » : je pompe et copie, suis-je imposteur ? Comment être original, produire de l’inédit ? Questions récurrentes dans notre pratique. Quand dire, c’est faire – titre du livre de J. L. Austin[9], père du performatif – nous interroge quant aux pouvoirs de la parole.
Lacan visera plutôt la pulsion, le réel : ce qui insiste et persiste, là où ça vivote ! Nous, nous faisons avec ce réel indicible, nous fabriquons dans nos actions diverses un objet pas sans sujet. Un objet de jouissance pulse au cœur du sujet et qui lui est à la fois extime, Autre à soi-même, – « Je est un Autre »[10], écrivait Rimbaud – le sujet n’est pas sui generis. Il n’est pas, comme sujet, sans Autre. Donc, un problème demeure quant à l’Autre que nous pouvons incarner, devant/face à l’Un de la jouissance autistique du sujet. Là, il peut y avoir un hiatus. Comment s’en débrouiller ? Voilà la question qui nous occupe.
S’agirait-il de fabriquer un Bildungsroman analytique ? À parADOxes, s’inscrit parfois une création subjective éphémère – nomination transitoire de jouissance – dans le traitement, se produit un écrit qui s’apparente à l’Art Brut, au montage cinématographique dans les ateliers, se profilent des pistes de travail dans les analyses de pratiques. L’orientation lacanienne demeure notre boussole. Ce qui cloche est respecté et est mis au travail, au cas par cas.
Relisons Goethe, Joyce, Woolf, Rousseau et bien d’autres auteurs qui ont bousculé la règle commune, qui ont fabriqué leur langue. Comment se sont-ils débrouillés avec l’Autre quand ils incarnaient l’Un chacun(e) à leur façon ? « C’est aussi que ce lambeau de discours, faute d’avoir pu le proférer par la gorge, chacun de nous est condamné, pour en tracer la ligne fatale, à s’en faire l’alphabet vivant. »[11] Vivant est le désir de l’analyste, de l’atelière ; il s’agit de vivifier le sujet aux prises avec la pulsion de mort, de l’Un-tout-seul ! De l’Un à l’Autre, se fabrique un truc qui échappe à la norme, d’une incomparable singularité. De la mortification du corps par la langue se produit un objet de jouissance. Alors, d’une présence incarnée qui accompagne le sujet, s’ébauche un lien dans un lieu qui s’appelle parADOxes ! C’est notre pari !
[1] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du séminaire XI » in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 572
[2] parADOxes, Un lieu et d’un lien pour les adolescents de 11 à 25 ans, association parisienne membre de la FIPA.
[3] Des ateliers d’écriture individuels, Ateliers Chemin de Vie, sont proposés à certains adolescents.
[4] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du séminaire XI » in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 573.
[5] Wittgenstein L., Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1961, p. 107.
[6] Derrida J., Limited Inc, Galilée, 1990.
[7] Freud S., Résultats, idées, problèmes 2, PUF, 1985.
[8] Intitulé de la journée d’étude proposée par parADOxes à la Maison de la Poésie le 7 décembre 2017 http://paradoxes-paris.org/fabriquer-la-journee/
[9] Austin J.L., Quand dire, c’est faire, Seuil, 1970.
[10] « Lettres de la vie littéraire d’A. Rimbaud », Gallimard, 1990, p. 39.
[11] Lacan J., Ecrits, Seuil, 1966, p. 446.