Le film de François Truffaut, « L’argent de poche » a été très vite tourné, pendant l’été 1975. C’est un film sur l’enfance, léger, aérien, gai et en même temps profondément mélancolique, avec ce petit quelque chose d’un peu précieux qui est la marque de Truffaut.
Je vais relever une scène qui m’a frappée…
Le père, commissaire de police, a proposé d’emmener la famille au restaurant, ce dimanche midi. La petite fille a décidé qu’elle sortirait parée d’un petit sac à main – une peluche défraîchie, en forme d’éléphant, trompe comprise – qu’elle est allée chercher dans sa chambre. Affrontement : le père refuse d’emmener sa fille affublée de ce sac à main. Il lui propose, en accord avec la mère, un « vrai sac de dame. On pourra même croire que tu es ma femme ! »dit-il. Elle s’entête, refuse la substitution et la sanction tombe : ils iront au restaurant sans elle puisqu’elle ne veut pas céder.
A chaque instant, Truffaut se tient à hauteur de l’enfant, sans chercher à faire de la psychologie et en même temps, le tour de force, c’est la justesse clinique portée par cette scène… Elle désire, et l’objet dans lequel son désir s’incarne, c’est ce petit sac à main. Dégoûtant et déplacé pour le père, il est précieux et nécessaire pour la petite fille. On peut gloser à l’infini sur les enjeux croisés pour chaque personnage, sur la forme de l’objet sac à main…
Mais ce qui reste gravé à tout jamais, c’est le caractère absolument décidé, le désir insubmersible de cette petite fille qui se manifeste dans la scène suivante : elle n’est pas du genre à pleurer d’être abandonnée à son triste sort. Impertinente jusqu’au bout, incarnant le scandale, elle se saisit de l’objet du père – le porte-voix, par lequel il œuvre à maintenir l’ordre – et fait résonner sa voix dans le cour de l’immeuble : « J’ai faim, j’ai faim ! » Tout le monde est aux fenêtres. Elle se fait entendre, puisqu’elle obtient l’abondance grâce à des copains qui lui font parvenir, par un ingénieux système de cordes coulissantes, un panier très généreusement garni.
Et il y a cette petite touche supplémentaire absolument précieuse qui clôt la scène, cette phrase répétée deux fois, chuchotée pour elle seule, signe de son triomphe : « Tout le monde m’a regardée, tout le monde m’a regardée ! »
Truffaut était un cinéaste, un artiste qui portait un regard vivant et généreux sur ses personnages. Impossible de déceler la moindre once de cynisme ou de condescendance dans ce regard… C’est aussi ce qui le rend tellement précieux. Une générosité, sans le côté « cucu fraisette » de la charité mal ordonnée… Un regard clinique au sens noble du terme, celui que nous partageons et qui donne toute sa valeur à l’engagement dans ce dont nos collègues vont témoigner dans les prochaines Journées de l’Ecole…
Concluons par une citation de Truffaut, tirée du livre de ses correspondances, établi par Gilles Jacob et Claude de Givray.
La lettre est adressée à Helen Scott, amie très proche de Truffaut. Il fait un séjour aux Etats-Unis et prend des cours d’anglais avec un professeur prestigieux, ancien résistant, qui a enseigné le français à Grace Kelly et l’anglais à Jean-Louis Trintignant.
Voilà ce qu’écrit celui qui avait arrêté l’école à 14 ans, à propos de son professeur : « Il ne me fait jamais aucun reproche, il se comporte un peu comme un psychanalyste et il a une patience angélique, mais je sens bien qu’il est étonné par la force de mon blocage ; la vérité est qu’il y a en moi un refus d’apprendre aussi puissant que mon désir de savoir. »…
Voilà un « blocage » qui a ouvert bien des portes…